Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Économie

La fin de la croissance économique approche

Le réveil risque d’être brutal car le rêve de la croissance économique infinie s’évanouit. La chose est entendue maintenant aussi bien dans certains cercles hétérodoxes (pas tous hélas !) que dans ceux plus orthodoxes (pas beaucoup encore !). On fait le point ici sur deux séries de travaux qui rompent avec la doxa dominante qui tend à faire accroire à un capitalisme vert sous la dénomination d’une croissance verte.

Tiré d’À l’encontre.

1. Vers la postcroissance[1]

Un demi-siècle de capitalisme néolibéral a poussé à l’extrême les deux contradictions qui lui sont inhérentes : la dévalorisation de la condition du travail, pourtant seule source de la valeur, et la dégradation de la nature, les deux ensemble conditions de la richesse, selon les mots de William Petty et de Karl Marx[2]. Ces deux contradictions jumelées mènent à l’épuisement des gains de productivité du travail d’un côté et au réchauffement climatique et à l’épuisement de la biodiversité de l’autre. Les choses sont claires : poursuivre le rêve de l’accumulation infinie est une impasse. Au moins trois livres qui viennent d’être publiés remettent en question de nouvelle manière le dogme de la croissance économique éternelle.

Il faut donc prendre acte que le débat sur la post-croissance est posé. Sans tomber dans une chimère comme celle de la croissance verte ou dans une décroissance uniforme sans transition. Post-croissance a un sens s’il s’agit de sortir de la logique du capitalisme que la croissance sert : bannir le critère du taux de profit devient la priorité et non pas en finir avec l’indicateur PIB. C’est la croissance de ce dernier qui est une illusion, ce n’est pas le PIB lui-même qui donne la somme des revenus bruts annuels produits dans l’économie. Aussi, c’est le sous-titre du livre de l’économiste britannique du développement Tim Jackson, Post-croissance (Actes Sud, 2024) qui est important : Vivre après le capitalisme.

Une institution-clé doit être mise en œuvre pour amorcer ce passage : la planification écologique. Mais plusieurs conditions doivent être réunies. D’abord, l’instauration d’un débat démocratique pour décider des besoins à satisfaire prioritairement. Ensuite, dresser des comptabilités matières sur les ressources disponibles et à sauvegarder. Mais là se loge la principale difficulté : la comptabilité « en nature » ne se substitue pas à la comptabilité monétaire, comme le croient l’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan dans Comment bifurquer, Les principes de la planification écologique (La Découverte, 2024). Dans une économie post-capitaliste, où subsistera une division du travail importante, il faudra comptabiliser l’amortissement des équipements, les consommations intermédiaires de matières premières et d’énergie et les salaires. Les prix seront donc nécessaires, même si leur mode de fixation ne découlera pas exclusivement du marché parce qu’ils seront, au moins partiellement, administrés.

Et cela n’a rien à voir avec l’illusion de ce que les économistes libéraux appellent « capital naturel » auquel il faudrait donner un prix, comme si la nature avait une valeur économique intrinsèque. Cette idée trop fréquemment colportée par les mouvements écologistes, croyant bien faire, est le leitmotiv des institutions internationales comme l’ONU, la Banque mondiale, cette dernière cherchant à se disculper d’avoir diligenté les politiques productivistes. Cette notion de capital naturel est parfois reprise par des experts tout à fait conscients de la nécessité de la planification, tels les économistes Michel Aglietta et Étienne Espagne dans Pour une écologie politique, Au-delà du Capitalocène (Odile Jacob, 2024), mais en oubliant le caractère incommensurable des écosystèmes à quoi que ce soit de produit par l’Homme, c’est-à-dire qui est inestimable[3].

2. Le changement climatique fera baisser la production

Une étude du National Bureau of Economic Research (NBER), menée par Adrien Bilal et Diego R. Känzig, respectivement de l’Université de Harvard et de l’Université Northwestern, évalue l’impact macroéconomique mondial du changement climatique[4]. Prenant à rebours les évaluations traditionnelles aboutissant à chiffrer à hauteur de seulement à 1 à 3 % la réduction de la production mondiale à cause d’une hausse de 1 °C de la température mondiale, ils aboutissent à des impacts « six fois plus importants », c’est-à-dire 12 % de produit brut mondial en moins au bout de six ans.

Notes : La figure montre l’évolution de la température moyenne mondiale, calculée à partir des données d’anomalie de la température mondiale et de la climatologie correspondante de la NOAA, dans le graphique de gauche, et l’évolution du PIB réel mondial par habitant (en 2017 USD) calculée à partir des données PWT dans le graphique de droite.

Bilal et D.R. Känzig, p. 9

Notes : La figure montre les réponses impulsionnelles du PIB réel mondial par habitant à un choc de température mondial, estimées sur la base des dates de récession retenues par la Banque mondiale (note 2 p. 12)). La ligne continue est l’estimation ponctuelle et les zones ombrées foncées et claires sont les intervalles de confiance de 68 et 90 %, respectivement.

Bilal et D.R. Känzig, p. 13.

Comment ces auteurs parviennent-ils à une évaluation bien plus pessimiste que les études antérieures, notamment celle fameuse de Nordhaus[5] ? Parce qu’ils étudient l’impact d’une hausse de la température moyenne mondiale au lieu de celui des hausses de températures locales, c’est-à-dire dans un pays ou une région donnés. Ils expliquent :

« Nous étudions l’impact de ces chocs sur la probabilité d’événements météorologiques extrêmes, tels que des températures extrêmes, des vitesses de vent extrêmes et des précipitations extrêmes. […] Les chocs thermiques locaux entraînent une augmentation du nombre de jours de chaleur extrême. Cependant, les chocs thermiques mondiaux entraînent une augmentation nettement plus importante du nombre de jours de chaleur extrême. Le contraste est encore plus marqué pour les précipitations extrêmes et la vitesse extrême du vent : les chocs de température globale prévoient une forte augmentation de leur fréquence, ce qui n’est pas le cas des chocs de température locale. Ces résultats sont cohérents avec la littérature géoscientifique : la vitesse du vent et les précipitations sont des résultats du climat mondial – par le biais du réchauffement océanique et de l’humidité atmosphérique – plutôt que des résultats de la distribution locale des températures. Étant donné que les événements climatiques extrêmes sont connus pour causer des dommages économiques, l’effet différentiel des chocs de température mondiaux par rapport aux chocs de température locaux sur les événements climatiques extrêmes peut expliquer les effets économiques beaucoup plus importants des chocs de température mondiaux. »[6]

L’étude de Bilal et Känzig a le mérite d’anticiper ce qu’il se passerait si l’élévation de la température atteignait 2 °C, voire 3 °C en 2100. Dans ce dernier cas, à cause des effets cumulatifs, le produit brut mondial baisserait de 50 % par rapport à ce qu’il aurait été sans changement du climat.

Notes : La figure montre la dynamique de transition de notre modèle estimé dans le cadre de notre scénario où le monde se réchauffe de 3°C au-dessus des niveaux préindustriels d’ici 2100. Les lignes continues bleues représentent la dynamique de transition lorsque nous estimons le modèle sur la base des chocs de température mondiaux, ainsi que les intervalles de confiance à 68 % (bleu ombré). Les lignes bleues en pointillé représentent la dynamique de transition lorsque nous n’utilisons que les dommages causés à la production par les chocs de température mondiaux. Les lignes rouges en pointillé représentent la dynamique de transition lorsque nous utilisons uniquement les chocs de productivité estimés en fonction des chocs de température locaux, ainsi que les intervalles de confiance à 68 % (en rouge ombré). Intervalles de confiance basés sur 1000 tirages bootstrap de production, de capital et de température.

Bilal et D.R. Känzig, p. 40.

Mesuré en termes de bien-être, l’impact du changement climatique est considérable, même en ne prenant en compte que la consommation qui baisserait autant que la production :

« Cette baisse substantielle de la consommation se traduit par une importante perte de bien-être. Le graphique (e) montre que l’impact du changement climatique sur le bien-être équivaut à une perte de bien-être de 31 %, en pourcentage équivalent de consommation. Cette perte de bien- être dépasse l’impact sur la consommation, car les ménages ne tiennent pas compte des baisses futures de la consommation, mais les valorisent également. Comme la température continue d’augmenter, le bien-être continue de diminuer et atteint une perte de 52 %. Nos résultats indiquent que l’impact du changement climatique est considérable. En termes de bien-être, le coût du changement climatique est 640 fois supérieur au coût des cycles économiques, ou dix fois supérieur au coût du passage des relations commerciales actuelles à une autarcie complète. Ce qui est peut-être le plus frappant, c’est qu’en termes de production, de capital, de consommation et donc de bien-être, le changement climatique est comparable, en termes d’ampleur, à l’effet d’une guerre majeure sur le plan national. Cependant, le changement climatique est permanent. Ainsi, les pertes liées à la vie dans un monde avec changement climatique par rapport à un monde sans changement climatique sont comparables au fait de mener une guerre majeure au niveau national, et ce pour toujours. »[7]

Parmi les facteurs qui expliquent la perte de production et de bien-être, il y a l’augmentation considérable du coût social du carbone qui est de l’ordre de « 1056 dollars par tonne de dioxyde de carbone (tCO2) […] six fois supérieure à la limite supérieure des estimations existantes »[8]. Si la température augmentait de 5 °C en 2100, la perte de bien-être atteindrait plus de 60 %[9].

Certes, le modèle d’impact du changement climatique à travers le monde de Bilal et Känzig est bâti sur une fonction de production Cobb-Douglas avec une productivité totale des facteurs (c’est-à-dire ici le progrès technique) dépendant du temps, fonction dont on connaît les graves limites. Ce qui, peut-être, permet au chef économiste de TotalEnergies, Thomas-Olivier Léautier, de déclarer : « Cette étude permet de réconcilier la littérature économique néoclassique avec la vision des scientifiques »[10].

Le chef économiste de TotalEnergies aurait dû lire attentivement les auteurs :

« Enfin, notre article alimente le débat de longue date sur la question de savoir si les modèles d’évaluation intégrée sont bien adaptés pour représenter le coût du changement climatique (Nordhaus, 2013 ; Stern et al., 2022). Notre article démontre que ces modèles ont historiquement produit des coûts faibles du changement climatique non pas tant parce qu’ils reposaient sur des bases incomplètes, mais plutôt parce qu’ils étaient calibrés sur des dommages économiques qui ne représentaient pas l’impact total du changement climatique. »[11]

L’étude de Bilal et Känzig vient à point nommé au moment où l’Union européenne défait le modeste Pacte vert qu’elle venait d’adopter, au moment aussi où le gouvernement français se réjouit de la diminution des émissions de gaz à effet de serre en France de 5,8 % en 2023, en oubliant de comptabiliser les émissions importées, et au moment enfin où le gouvernement fait voter à l’Assemblée nationale une loi sur l’agriculture qui envoie à la poubelle toute considération environnementale à la grande satisfaction de la FNSEA. La croyance en la possibilité d’une fuite en avant perpétuelle relève de l’aveuglement sinon du cynisme de classe. (Article publié sur le blog de Jean-Marie Harribey « L’économie par terre ou sur terre ? » le 29 mai 2024, blog d’Alternatives économiques. Nous profitons d’indiquer ici l’ouvrage de Jean-Marie Harribey qui doit paraître en août, En quête de valeur(s), Editions du Croquant)

Notes

[1] Cette première partie a été en largement publiée dans Politis, n° 1808, 2 mai 2024.

[2] K. Marx, Le Capital, Livre I, 1867, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome I, 1965, p. 998-999.

[3] Recension de ces livres sur ce blog. Sur le caractère inestimable de la nature et des services écosystémiques, voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Les Liens qui libèrent, 2013, en libre accès ; et dans En quête de valeur(s), Paris, Éd. du Croquant, 2024.

[4] A. Bilal et D.R. Känzig, « The macroeconomic impact of climate change : Global vs local temperature », WP 32450.

[5] William D. Nordhaus, « An Optimal Transition Path for Controlling Greenhouse Gases », Science, vol. 258, 20 november 1992, p. 1316-1319.

[6] A. Bilal et D.R. Känzig., p. 44-45.

[7] Ibid, p. 40-41.

8] Ibid, p. 5.

[8] Ibid, p. 5.

[10] Propos rapportés par Anne Feitz, « Le réchauffement climatique freinera la croissance nettement plus que prévu », Les Échos, 28 mai 2024.

[11] A. Bilal et D.R. Känzig, p. 7.

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Jean-Marie Harribey

Jean-Marie Harribey, économiste, ancien co-président d’Attac France, co-président du Conseil scientifique d’Attac, auteur notamment de La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste (Les Liens qui libèrent, 2013) et de Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle (Le Bord de l’eau, 2014)

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