Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

La crise de la mondialisation néolibérale, la place du Brésil et les défis pour la gauche

J’ai traduit ce document à partir de sa version espagnole1 mais aussi, parfois, sa version originale portugaise. Il fut rédigé il y a un an, plus précisément quelques semaines après l’attaque d’Israël par le Hamas le 7 octobre 2023. Cependant, il demeure fort pertinent pour les forces progressistes à travers le monde. La guerre génocidaire qu’Israël mène à Gaza et en Cisjordanie depuis l’attaque du Hamas, et ce avec le plein appui de grandes puissances occidentales, principalement les États-Unis ; et, aussi et surtout, la récente victoire électorale écrasante de Donald Trump à la présidence le 5 novembre dernier, ne font qu’accentuer de façon substantielle cette pertinence.
Ovide Bastien

13/08/2024
Insurgência, Organisation brésilienne, section de la Quatrième Internationale
Traduction Ovide Bastien

Nous avons rédigé ce document en octobre 2023, dans le cadre du processus de préparation de la IVe Conférence nationale de notre organisation Insurgência. Plusieurs ont collaboré à sa rédaction. Il est le fruit de discussions que nous avons eues au cours des dernières années et cherche à systématiser les principaux vecteurs et tendances en cours dans la conjoncture mondiale actuelle. Son but : situer historiquement et politiquement les défis auxquels nous sommes confrontés.

Ce texte a été approuvée par la IVe Conférence nationale d’Insurgência en tant que document de travail, destiné à être développé et discuté par notre mouvement, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation. C’est dans ce but que nous publions aujourd’hui ce document. Nous savons qu’il y a et qu’il y aura toujours des mises à jour à faire, mais nous espérons qu’il pourra contribuer au débat entre les organisations et militants avec lesquels nous interagissons.

Depuis un certain temps à Insurgência, nous partons du principe que le scénario national et international est grave et qu’il est traversé par une combinaison de crises. La crise climatique, toile de fond de plus en plus importante dans la vie quotidienne et qui traverse et conditionne objectivement toutes les autres crises ; la crise économique qui, depuis 2008, n’a toujours pas été résolue ; les crises énergétiques, géopolitiques et militaires, et la dispute pour l’hégémonie entre les impérialismes historiques et les impérialismes ascendants. Il y a également une crise et une lutte ouverte au sein des bourgeoisies centrales et de leurs associés, qui sont divisés sur la direction à prendre face à l’épuisement du modèle consolidé dans les années 1990 ; et une crise au sein de la gauche, marquée par sa fragmentation, son implantation sociale fragile et l’absence d’une orientation politique plus générale qui tienne compte des défis imposés par les transformations profondes que nous traversons dans le moment historique actuel.
Toutes ces crises sont interdépendantes, c’est-à-dire qu’elles interagissent et se conditionnent mutuellement, s’influençant les unes les autres au fur et à mesure qu’elles se développent. Ainsi, le défi que se fixe ce document est de systématiser les principaux vecteurs de cet ensemble de crises et la dynamique qui les sous-tend au cours des dernières années, toujours à la lumière du développement des luttes de classe au cours de la période. Enfin, nous cherchons également à soulever des hypothèses politico-programmatiques pour l’intervention de la gauche dans la situation historique que nous vivons.

1. La crise de 2008 et ses conséquences immédiates

C’est dans la crise de 2008 que nous pouvons identifier un premier jalon dans le développement de la situation mondiale que nous connaissons actuellement. Bien que le capitalisme, dans les années qui ont suivi, ait généralement retrouvé des taux de croissance acceptables, la profondeur et l’ampleur de la crise ont fait ressortir l’épuisement du pacte social et économique de la mondialisation néolibérale établi avec la chute du bloc soviétique au début des années 1990. C’est de cette crise que sont issus les événements politiques qui ont marqué la dernière décennie.

La réponse de la bourgeoisie centrale à la crise a été double et immédiate : d’une part, une injection record de fonds publics pour protéger le marché financier et ses institutions, dont certaines ont même été renationalisées ; d’autre part, des programmes d’austérité rigides, c’est-à-dire le retrait des droits sociaux à la classe ouvrière et aux secteurs populaires, ce qui permettait aux entreprises, grâce à l’intensification de l’exploitation, de retrouver leurs profit. Ainsi, l’impact de la crise sur les conditions de vie matérielles de la classe ouvrière dans plusieurs pays a été renforcé par les politiques menées par les États-Unis et l’Union européenne.

Après deux années d’aggravation des difficultés sociales et économiques pour les secteurs populaires, un cycle croissant de mobilisations a commencé à se développer au niveau international. Dès 2010, la lutte contre les plans d’austérité en Irlande et en Grèce a bénéficié d’un soutien massif. En janvier 2011, une vague de manifestations contre le chômage, la faim et le régime a renversé le gouvernement de Ben Ali en Tunisie. À partir de là, le mouvement s’est rapidement étendu à toute la région et, la même année, les gouvernements égyptien et libyen ont également été renversés. En Syrie, la mobilisation contre le gouvernement de Bachar Al Assad a eu recours aux armes. Des mobilisations ont également débuté en 2011 au Portugal, en Espagne, aux États-Unis et au Royaume-Uni, des processus qui ont eu des impacts différents mais progressifs sur la réorganisation de la gauche dans ces pays, avec la fondation de Podemos en Espagne, le nouvel élan du Bloco de Esquerda au Portugal ou de DSA (The Democratic Socialists of America) aux États-Unis, et le renforcement de l’aile gauche du Parti travailliste au Royaume-Uni. Le cycle des mobilisations se poursuit et atteint en 2013 la Turquie et le Brésil.

Enfin, en 2014, Syriza, à l’époque l’outil de parti le plus prometteur à émerger du cycle politique ouvert en 2008, a remporté les élections grecques et a formé un gouvernement en janvier 2015. Le pays représentait l’expérience de résistance la plus avancée dans ce cycle, avec des mobilisations de masse fréquentes, une participation significative de la gauche, des syndicats et des mouvements sociaux, et l’un des plus durement touchés par la crise en Europe. Il semblait y avoir un espoir de rupture avec l’Union européenne et son austérité économique. En juin, le nouveau gouvernement a organisé un référendum pour permettre à la population d’accepter ou non la proposition économique de l’UE et a fait campagne pour le « non ». Le « NON » (OXI en grec) l’a emporté avec 61 % des voix. Cependant, lors des négociations avec l’UE, le gouvernement Tsipras a capitulé et a décidé d’accepter un paquet encore plus mauvais que celui qui avait été rejeté lors du référendum.

Si la chute de Ben Ali en Tunisie peut être considérée comme le début d’un cycle de mobilisations progressistes, la capitulation de Syriza a mis fin à la possibilité - encore ouverte à l’époque - qu’une force à gauche du réformisme historique puisse se consolider comme une alternative viable et cohérente à la crise qui a débuté en 2008. Le rapport de forces au niveau international et l’insuffisante préparation préalable de la gauche à sa postulation en tant qu’alternative se sont exprimés dans cet épisode de manière tragique.
En fait, d’une manière générale, le cycle de mobilisations qui a suivi 2008 n’a pas eu un dénouement progressiste, bien au contraire. En Libye, où l’intervention militaire de l’OTAN a été décisive dans la capture de Kadhafi, le résultat a été un retour de bâton si profond que, dans les années qui ont suivi, il y a eu des marchés de travailleurs en situation de quasi esclavage dans le pays. En Égypte, après la chute de Moubarak, il y a eu une junte de transition, un bref gouvernement civil dirigé par les Frères musulmans et, à la suite d’un coup d’État militaire, le pays est dirigé depuis 2014 par le général El-Sisi. En Syrie, la montée en puissance de l’État islamique et d’autres groupes religieux armés a transformé la révolte en une longue guerre civile qui se poursuit encore aujourd’hui, bien qu’avec moins d’intensité. En Turquie, Erdogan est sorti victorieux et a consolidé son emprise sur le pouvoir. Tout compte fait, le printemps arabe a donc été remporté par la contre-révolution. En Europe, c’est l’austérité qui l’a emporté.

En ce sens, il est important de noter que s’il est vrai que la crise de 2008 a ouvert un cycle de mobilisations généralement progressif, la vérité est que ce cycle, en l’absence de victoires décisives de la gauche, a été épuisé et historiquement vaincu : la dynamique s’est inversée. Toute analyse de la situation mondiale qui prétendrait que la dynamique progressiste de ce cycle s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui appellerait la gauche à répéter de graves erreurs politiques commises dans le passé. La situation mondiale actuelle ne peut être définie comme une « polarisation » : ce qui prédomine, c’est carrément un déséquilibre des forces. Depuis au moins 2015, le constat général de la situation politique mondiale est celui d’une défaite de la gauche et de la classe ouvrière. Depuis lors, c’est la bourgeoisie dans son ensemble, et en particulier son secteur le plus réactionnaire, qui a pris l’initiative politique.

2. La division de la bourgeoisie et l’offensive de l’extrême droite

Face à une crise économique qui n’a pas été entièrement surmontée et malgré l’épuisement d’une importante résistance populaire aux mesures mises en œuvre pour préserver le modèle en vigueur jusqu’alors, une division se développe au sein des bourgeoisies des pays centraux. Par conséquent, les bourgeoisies qui leur sont associées dans les pays périphériques et semi-périphériques se disputent également sur la question de savoir ce qu’il convient de faire face à la situation. Cette division est basée sur le glissement d’une fraction de la bourgeoisie mondiale vers l’extrême droite - un concept parapluie que nous utilisons pour englober ses expressions néo-fascistes, bonapartistes, etc. Si la défaite du cycle des mobilisations populaires entre 2010 et 2015 a ouvert la voie, 2016 est un tournant important car elle consolide cette division avec deux victoires importantes de l’extrême droite : lors du référendum sur la rupture du Royaume-Uni avec l’Union européenne, brisant le bloc que le pays formait avec l’Allemagne et la France, et lors de l’élection de Trump et de son « America First » aux États-Unis.

2.1 L’extrême droite, son programme et son évolution

Les deux processus expriment le même mouvement et le même contenu : ils remettent en question les arrangements établis de la mondialisation néolibérale, ils cherchent à repositionner leurs États nationaux dans la division géopolitique et économique du monde, en négociant ou en imposant des positions basées sur leur propre poids individuel dans la lutte pour les chaînes de valeur du capital. À cette fin, ils promeuvent en interne une radicalisation du néolibéralisme en termes de lutte des classes : ils mobilisent les forces réactionnaires pour approfondir l’exploitation, en particulier des secteurs les plus opprimés de la classe ouvrière dans leurs territoires, ce qui donne à leur programme un saut qualitatif dans l’affirmation du racisme, du sexisme, de la haine des personnes LGBT et des peuples migrants. Dans les années qui ont suivi, nous avons assisté à la croissance accélérée et à la massification des courants d’extrême droite dans plusieurs pays : outre les États-Unis et le Royaume-Uni, la France, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie, la Pologne, le Salvador, l’Inde, les Philippines et le Brésil. Ces dernières années, l’alternative d’extrême droite s’est montrée capable de définir l’agenda politique au niveau mondial, de remporter des gouvernements importants ou de devenir une force politique incontournable dans toutes les parties du monde, avec un niveau intense d’articulation internationale entre ses partis.

En ce qui concerne la politique étrangère de cette faction d’extrême droite, la mise en place d’une offensive impérialiste était également évidente, en particulier en Amérique latine. Il est vrai qu’il s’agissait d’un processus qui bénéficiait du soutien de secteurs ou de la majorité des classes dirigeantes au niveau local, mais le « Lava-Jato », préparé en collaboration avec le département d’État américain, le coup d’État au Brésil en 2016, ainsi que l’élection ultérieure de Bolsonaro en 2018, le coup d’État en Bolivie en 2019 et la tentative de coup d’État au Venezuela, y compris avec des opérations militaires américaines, sont les expressions les plus évidentes de cette offensive impérialiste dans notre région.

En effet, la fraction de la bourgeoisie qui évolue vers l’extrême droite est le facteur le plus décisif du point de vue du rapport de forces entre classes à travers le monde. Cette fraction n’a pas seulement réussi à changer la situation politique à son avantage : ses victoires ont mis la bourgeoisie dans son ensemble à l’offensive contre la classe ouvrière. Alors que la bourgeoisie était déjà renforcée dans la période post-2008 par les défaites imposées à la gauche, ce processus n’a fait que s’intensifier avec la consolidation de l’extrême droite sur la scène mondiale. Depuis lors, deux contre-réformes stratégiques pour la bourgeoisie dans son ensemble ont été adoptées dans plusieurs pays : la réforme de la sécurité sociale et la réforme du travail. Bien entendu, ces défaites accumulées ont eu des répercussions sur la conscience de la classe ouvrière et des secteurs populaires, qui ont été contraints de se tourner vers la lutte pour leur propre survie matérielle et politique, avec une perte de confiance significative dans leurs propres forces.

En ce sens, il est important d’affirmer notre rejet des idées liées à ce qui a été historiquement appelé la « théorie de l’offensive », une politique qui trouve son origine dans le stalinisme mais qui est très présente dans les organisations trotskistes. Selon cette ligne, l’extrême droite est renforcée par son « radicalisme » ou son « programme antisystème », et donc la tâche de la gauche serait de faire face à cette confrontation en radicalisant également son programme. Cette théorie est également associée, de manière moins explicite, à l’idée de « fascisme social » élaborée par le stalinisme, une ligne qui prétend que, puisque les limites stratégiques du réformisme sont le principal facteur de la crise politique, il doit être confronté de la même manière que le fascisme. Il existe de nombreux exemples historiques de l’échec de cette politique, à commencer par le fait qu’elle n’a pas empêché la montée du nazisme en Allemagne, au contraire, elle y a contribué. Plus récemment, FIT (El Frente de Izquierda y de Trabajadores-Unidad) en Argentine a suivi la même voie lors du second tour entre Milei et Massa, néofascisme contre péronisme.

En effet, tout programme doit toujours répondre à une situation politique concrète, il n’existe pas dans l’abstrait. En ce sens, l’extrême droite ou le néofascisme ne trouvent un écho dans le radicalisme de leur programme que parce que c’est la bourgeoisie dans son ensemble qui est à l’offensive, pas la classe ouvrière. Si la classe ouvrière était à l’offensive, c’est-à-dire organisée, remportant des victoires et progressant dans la lutte de classe contre la bourgeoisie, alors il serait logique que la gauche s’oriente vers un programme qui remette en cause le système.

En revanche, dans une situation défensive, notre tâche doit être de lutter pour la concentration des forces de la classe ouvrière dans des fronts communs entre la gauche révolutionnaire et la gauche réformiste ; dans ce processus, de lutter pour la conquête de l’hégémonie sur la classe ouvrière, dont la croyance dans le réformisme est amplifiée dans les situations défensives ; pour des conquêtes immédiates, même partielles, de la classe ouvrière, en cherchant à accroître sa conscience et sa confiance dans ses propres forces en la mobilisant le plus largement possible. C’est du moins l’accumulation historique faite par la Troisième Internationale avant sa stalinisation et dans l’importante élaboration faite par Trotsky dans la lutte contre le fascisme. Et s’il est vrai que cette élaboration doit être mise à jour à la lumière des expériences ultérieures de la gauche, nous ne devons pas oublier que nous avons en elle un point de départ.

2.2 La bourgeoisie libérale-démocrate : de la paralysie à la « transition verte »

Ensuite, il y a l’autre partie de la bourgeoisie dans cette scission, qui n’a pas évolué vers l’extrême droite. Cette partie de la bourgeoisie a passé des années à être paralysée face aux victoires en série de sa faction opposée : dans un premier temps, elle s’est limitée à défendre le fameux ‘Washington Consensus’ et les institutions du régime libéral-démocratique. Son incapacité à répondre à la crise de son propre modèle a bien sûr été largement exploitée par l’extrême droite.

Plus récemment, cependant, sous la pression particulière d’un mouvement écologiste qui, en 2019, a pu mettre en branle, dans les pays capitalistes les plus puissants, d’immenses mobilisations populaires, la faction libérale-démocrate a gagné du terrain en mettant de l’avant une transition énergétique « verte », et en promettant des paquets d’investissements publics capables de réorganiser et d’adapter le capitalisme à de nouvelles matrices énergétiques ou à des matrices moins polluantes. Si ce projet se réalise, il aura un impact sur l’ensemble de la chaîne de production et de reproduction du capital au niveau mondial, bien qu’il n’y ait aucune raison de croire qu’il puisse surmonter structurellement la crise environnementale. En même temps, avec une certaine inspiration rooseveltienne, ce secteur promet encore de faire progresser la récupération de certains des droits perdus par la classe ouvrière au cours des dernières décennies au niveau national dans les pays capitalistes les plus puissants.

Avec ce programme, la faction libérale-démocrate a regagné du terrain dans des pays importants : elle a pu reprendre le contrôle du gouvernement américain et a gagné en Allemagne, ainsi qu’en Espagne et dans d’autres pays. Toutefois, cela ne signifie pas que la lutte inter-bourgeoise est terminée. Ces promesses sont encore loin de constituer des avancées significatives. Cela est dû à la fois au poids de l’extrême droite dans ces pays et à l’intense conflit géopolitique de ces dernières années, qui a imposé des obstacles à la réorganisation des chaînes de valeur dans le monde. Il reste donc à voir quel projet bourgeois s’imposera pour sortir de la crise de la mondialisation, l’extrême droite en tête.
En effet, les élections en Argentine en 2023 démontrent le caractère ouvert de ce conflit intra-bourgeois : si Milei gagne, il est clair que son impact sur l’équilibre des forces en Amérique latine sera significatif, renforçant l’extrême droite au Brésil, au Chili, en Bolivie, au Pérou et en Colombie. De même, nous devrions nous tourner vers les élections présidentielles américaines de 2024 - une victoire de Trump ou des Républicains placerait sans aucun doute l’extrême droite dans une position plus offensive dans le monde entier. En d’autres termes, tant au Brésil qu’à l’échelle internationale, l’extrême droite est toujours vivante, organisée, combattante et active dans la lutte de classes pour façonner le monde à son image. La situation politique reste donc instable, un facteur qui doit être pris en compte pour caractériser le gouvernement brésilien actuel et les risques auxquels il est confronté. La priorité politique de la gauche reste la lutte contre l’extrême droite.

3. La Chine et le conflit inter-impérialiste

Ce scénario est également lié à un autre facteur important de la situation mondiale : la montée en puissance de la Chine et le défi qu’elle lance à l’hégémonie américaine, consolidée après la fin du bloc soviétique. Devenue la deuxième économie mondiale, avec des exportations de capitaux croissantes et une présence militaire dans plusieurs pays, la Chine ne joue pas encore le rôle des États-Unis à l’échelle mondiale. Cette bataille unifie donc les factions bourgeoises des États-Unis et leurs subordonnés européens autour de l’objectif stratégique de préserver leurs positions des trente dernières années. L’ensemble de la politique internationale de la période à venir sera guidée par ce conflit.
La caractérisation de ce qu’est la Chine et de son projet politique exige que la gauche dans son ensemble approfondisse la question. S’il nous semble évident qu’il ne s’agit pas d’un modèle de socialisme à suivre, d’un autre côté, il ne semble pas suffisant de traiter la Chine comme une simple expression du capitalisme mondial. Nous parlons de l’État-nation le plus ancien de l’histoire, avec un niveau élevé de centralisation et de planification économique. Son projet économique, largement contrôlé par l’État, fait pression même sur des secteurs de la bourgeoisie centrale pour qu’elle révise le rôle assigné à la présence de l’État par le néolibéralisme - comme l’affirment expressément même des idéologues bourgeois. À titre d’hypothèse, nous considérons la Chine comme un impérialisme en pleine ascension, orienté au niveau central par un projet nationaliste et non socialiste, mais également marqué par la révolution qui a élevé le parti communiste à la tête de l’État. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un sujet qui mérite d’être approfondi.

La montée en puissance de la Chine et le défi qu’elle pose à l’hégémonie des États-Unis et de l’Union européenne sont déjà à l’origine de conflits géopolitiques et économiques de plus en plus intenses. Ces conflits sont centrés sur la lutte pour les chaînes de valeur, qu’il s’agisse de l’énergie, de la technologie - dans le cas des semi-conducteurs - ou des ressources naturelles et matières premières, toutes deux de plus en plus précieuses face à l’intensification de la crise environnementale. Leur développement se traduit par des conflits géopolitiques et militaires de plus en plus fréquents, et un potentiel accru de bouleversements sociaux, comme on peut le voir aujourd’hui dans la région du Sahel, en Afrique, où la lutte pour les matières premières technologiques et énergétiques est au cœur de l’impérialisme français et de la présence russe et chinoise dans la région.
C’est sur ce terrain que nous devons caractériser la guerre en Ukraine, qui représente un bond en avant dans ce conflit inter-impérialiste. Nous condamnons l’agression russe contre la souveraineté ukrainienne. Mais il est désormais très difficile de soutenir une quelconque caractérisation de cette guerre comme une simple lutte nationale entre les pays impliqués. Au contraire, les États-Unis ont réussi à ramener l’OTAN - qui souffrait de « mort cérébrale », selon les termes du président français Emmanuel Macron - dans ce conflit, le transformant en une étape préparatoire dans la lutte stratégique contre la montée en puissance de la Chine. Les livraisons d’armes quasi illimitées au gouvernement Zelensky, les sanctions unilatérales contre la Russie, l’insistance des puissances impérialistes de l’OTAN à faire de la Chine une partie prenante de la guerre, ainsi que la course aux armements qui s’en est suivie, témoignent du caractère inter-impérialiste du conflit. De ce point de vue, tout alignement de la gauche sur l’un ou l’autre des blocs impérialistes en conflit - qu’il s’agisse du bloc hégémonique ou du bloc concurrent - serait une grave erreur politique. Les forces populaires n’ont rien à gagner de l’escalade des guerres qui a déjà lieu et qui risque de se poursuivre dans la période à venir : notre position doit être de mettre fin à la guerre impérialiste et à l’armement impérialiste.

4. Impacts de la pandémie et de la crise écologique

Enfin, nous devons caractériser les impacts de l’expérience de la pandémie de COVID entre 2020-2022 et la façon dont elle influence également les transformations croissantes au niveau mondial. En raison de l’action destructrice du capital sur la nature, la pandémie a amplifié la remise en question de la mondialisation néolibérale et même du néolibéralisme lui-même : depuis lors, même certains économistes bourgeois des pays du centre en sont venus à préconiser la nécessité d’investir davantage dans le secteur public pour faire face à la crise. La pandémie a également mis en lumière l’impact de la privatisation des services de santé dans diverses parties du monde.

Produit de la crise environnementale, la pandémie a également accéléré la course mondiale aux chaînes de valeur énergétiques et aux matières premières stratégiques pour la course technologique. Les catastrophes climatiques de plus en plus fréquentes - inondations, sécheresses, conditions météorologiques extrêmes - ont un impact sur les conditions matérielles de production et de reproduction du capital. Ensemble, ces deux facteurs font pression sur les bourgeoisies libérales-démocrates pour qu’elles avancent avec un projet capitaliste vert, même si c’est difficile pour elles. Par conséquent, nous assistons aujourd’hui aux prémices d’une lutte à long terme pour les ressources naturelles, avec des tentatives croissantes d’impérialisme vert de la part des bourgeoisies centrales. La pression pour un plus grand contrôle des centres impérialistes sur les biomes ou les matières premières, comme l’Amazonie ou le Triangle du Lithium en Argentine, au Chili et en Bolivie, est susceptible de s’intensifier dans la période à venir. En ce sens, la lutte contre la crise climatique devra également acquérir une dimension anti-impérialiste dans un avenir proche.

5. Quelques conclusions sur la situation mondiale

Cet ensemble de crises indique que nous sommes confrontés à une période de transition dans l’histoire mondiale : un épuisement résultant de la mondialisation néolibérale ; une division parmi les bourgeoisies centrales quant à la voie à prendre pour sortir de cette crise ; une crise climatique qui exerce une pression matérielle et objective sur les accords économiques, sociaux et politiques conclus au cours des dernières décennies ; un impérialisme en formation et qui remet déjà en cause l’hégémonie des États-Unis ; une course aux armements et à la technologie motivée par la lutte pour les marchés mondiaux, qui est déjà en train de changer par rapport à la période précédente. Bref, le monde dans lequel nous vivons n’est plus celui de la mondialisation néolibérale et une vaste réorganisation mondiale du capitalisme est en cours.

Cependant, la question de savoir ce qui remplacera la mondialisation néolibérale est un débat ouvert. Elle sera le résultat du rapport de forces qui se cristallisera entre classes sociales à l’issue de cette transition. La capacité de l’extrême droite à se consolider en tant que secteur ayant un poids durable et la pression suffisante des mouvements sociaux pour surmonter la crise climatique dépendront fondamentalement de la capacité de la gauche et de la classe ouvrière à intervenir dans les conflits en cours. Comme nous l’avons vu, cette capacité a été jusqu’à présent limitée : c’est l’extrême droite qui a imposé son agenda. La deuxième partie de ce document se concentrera donc sur la caractérisation des forces de gauche et de la classe ouvrière.

6. Le Brésil dans ce scénario

Avant d’aborder la situation et les défis auxquels est confrontée la gauche, nous avons la tâche de systématiser la manière dont ces conflits en cours s’expriment dans la lutte de classes au Brésil, ainsi que la manière dont nos luttes influencent ou impactent ces conflits au niveau mondial. Tous les processus dont nous avons parlé jusqu’à présent ont trouvé leur expression dans notre pays, marquant une intégration importante du Brésil dans la dynamique mondiale de la lutte de classes.

Le cycle de mobilisations post-2008 est arrivé au Brésil en 2013 avec des caractéristiques similaires à celles qu’on trouve dans divers pays : absence de leadership politique consolidé ; une nouvelle génération sans expérience émergeant en politique ; un certain degré de dispersion programmatique dans les mobilisations, qui ont eu une portée massive.
Ici aussi, s’est manifestée la même dynamique d’épuisement qu’on retrouve sur le plan international. Une fois la question des tarifs de transport surmontée, la mobilisation de rue s’est consolidée comme un outil important dans la lutte politique, tant à gauche qu’à droite, un phénomène qui a également été observé lors du Printemps arabe. Sans orientation programmatique bien établie ni clarté dans les manifestations, la droite a commencé à contester très explicitement les mobilisations de juin, avant même que les augmentations tarifaires ne soient révoquées. À São Paulo, qui avait été l’épicentre des mobilisations, des gangs néofascistes sont descendus dans la rue pour intimider la gauche dès que la lutte contre la hausse a été gagnée.

Depuis, la droite se bat et occupe de plus en plus de place dans la rue et dans la société brésilienne. Ici aussi, la droite a lancé une offensive en renforçant son aile la plus réactionnaire. Lava Jato unit la bourgeoisie locale contre le gouvernement de collaboration de classe. Les conséquences sont très dures pour la gauche et les forces populaires : le coup d’État de 2016 ; le meurtre de Marielle Franco et l’arrestation de Lula en 2018 ; la grève des camionneurs et l’élection de Bolsonaro la même année ; le tout en articulation claire avec l’extrême droite au niveau international. Ils ont également réussi à approuver les deux contre-réformes stratégiques (travail et retraite) au cours de cette période. Ici comme au niveau international, le cycle de juin est terminé au moins depuis 2015, lorsque la droite a remporté la majorité dans la rue. Et toute analyse qui établit la continuité du caractère progressiste de juin jusqu’à aujourd’hui conduira également à de graves erreurs de lecture et d’intervention politique dans la réalité.

Au cours de cette période, la majeure partie de la gauche brésilienne a fourni d’importants et corrects efforts pour maintenir l’unité. Si ceux-ci ne se sont pas avérés suffisants pour empêcher le coup d’État, renverser Temer, empêcher l’élection de Bolsonaro ou faire tomber son gouvernement, on ne devrait pas les passer sous silence lorsqu’on fait le bilan de ces dernières années. Sans les luttes unitaires de la gauche, dans lesquelles le PSOL et le Frente Povo Sem Medo (Peuple sans peur) - ainsi que notre organisation Insurgência elle-même - ont joué un rôle décisif, il n’est pas difficile d’imaginer que la situation aurait pu se détériorer davantage. Il est clair également que l’unité de la gauche a joué un rôle déterminant dans l’étroite victoire électorale de Lula contre Bolsonaro l’année dernière, ce qui mettait fin à la barbarie qui était en cours au Brésil depuis les mobilisations de masse réactionnaires de 2015.

Des luttes inter bourgeoises ont également éclaté au Brésil. Bien que la totalité ou presque de la classe dirigeante se soit alignée sur le coup d’État et sur Bolsonaro contre le PT en 2018, ce bloc a commencé à souffrir de divisions avec le l’arrivée du gouvernement néofasciste et les conflits factionnels des bourgeoisies centrales. Avec la victoire de Biden, l’isolement croissant du Brésil dans ses relations internationales et la gestion catastrophique de la pandémie et de la question environnementale, semblable à celle de Trump aux États-Unis, ont fait en sorte qu’une partie de la bourgeoisie locale a cherché à se démarquer du bolsonarisme. En fait, certaines parties de la classe dirigeante soutenaient Lula. Et sans la reconnaissance rapide par Biden du résultat des élections brésiliennes de 2022, le 8 janvier aurait également pu avoir une issue bien plus grave.
Le bolsonarisme, tout comme l’extrême droite internationale, n’est cependant pas vaincu. Il est toujours vivant et organisé et influence les rapports de forces dans le pays. Son programme et sa politique jouissent du soutien massif de la bourgeoisie, de l’agro-industrie, du marché financier, des forces armées et de la police. Il est fortement implanté dans le néopentecôtisme réactionnaire. Il a le poids institutionnel pour attaquer le gouvernement et le programme électoral qu’il mettait de l’avant lors des élections de 2022. Et tout renforcement de l’extrême droite au niveau international pourrait aussi donner un nouvel élan à Bolsonaro pour reprendre son offensive au Brésil.

Enfin, le gouvernement de Lula tente également de positionner le Brésil dans le conflit entre factions centrales bourgeoises, cherchant une position privilégiée pour le pays au niveau de l’agenda environnemental. Ce serait une possibilité concrète en termes de capitalistes souverains, mais pas exactement dans le cas de notre pays. Dans ce projet, bien qu’il soit évidemment de loin supérieur à l’agenda de Bolsonaro, il y a encore peu de progrès concrets. De même, Lula tente d’exploiter les divisions au sein de l’impérialisme – que la diplomatie européenne appelle « concurrence d’enchères » pour le Brésil – au profit du pays, une tentative saine etcorrecte pour préserver l’indépendance relative du Brésil par rapport aux blocs impérialistes en conflit.

7. La gauche, de 2010 à 2023

Enfin, nous consacrerons la dernière partie de ce document à une évaluation de la capacité politique de la gauche à intervenir au niveau international dans ce processus. Nous partons du principe que, depuis la chute du bloc soviétique et la consolidation de la mondialisation néolibérale, qui a eu un impact énorme sur la classe ouvrière mondiale, tant objectivement - c’est-à-dire sous la forme d’une organisation du travail plus fragmentée, déconcentrée et aliénée - ainsi que subjectivement - dans la confiance en leurs propres forces, en leur conscience sociale et politique -, il y a eu un recul décisif et déterminant dans le rapport de forces par rapport à la majeure partie du XXe siècle. Depuis lors, tant le projet socialiste que l’organisation de la classe ouvrière elle-même ont été profondément discrédités par les masses populaires.

Il est nécessaire de réaffirmer cette caractérisation car, sans elle, nous n’aurons aucune idée de l’énormité du défi historique auquel se confronte la gauche présentement. Tout programme politique qui n’accorde pas une place centrale à la réorganisation sociale et politique de la classe ouvrière, c’est-à-dire à la reconstruction des outils d’organisation de classe et au nécessaire regroupement et réimplantation des forces socialistes, ne sera pas à la hauteur de la tâche de rétablir un horizon socialiste pour l’humanité.

7.1 La crise du prolétariat à la suite de l’éclatement de l’URSS

Bensaïd a fait un effort important à son époque pour récupérer les bases théoriques stratégiques susceptibles de réorienter la gauche dans l’ère post-URSS. Revenant à Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, il travaille sur la notion de classe sociale d’un point de vue à la fois objectif et subjectif : « Dans la mesure où de millions de familles (...) vivent dans des conditions économiques qui les séparant les unes des autres, et que leur mode de vie, leurs intérêts et leur culture s’opposent à celles des autres classes de la société, elles constituent une classe. Cependant, elles ne constituent pas une classe dans la mesure où (...) n’existe entre elles qu’une connexion locale, et dans la mesure où la similitude de leurs intérêts ne crée entre elles aucune communauté, aucun lien national et aucune organisation politique » (...) Ainsi, elles semblent constituer une classe objectivement (sociologiquement), mais pas subjectivement (politiquement).
De ce point de vue, nous croyons que la fin de l’URSS ainsi que la mondialisation néolibérale ont eu comme effet d’affaiblir considérablement l’identité comme telle de la classe ouvrière, plus précisément sous l’aspect subjectif. Il existe, à un certain niveau, « une communauté, (…) un lien national, (…) une organisation politique », mais tous ces liens, à la suite de 30 ans de néolibéralisme, se sont fragmentés de plus en plus. Au point que présentement, la classe ouvrière vit peut-être la pire crise subjective de fragmentation et de désorganisation sociale qu’elle n’ait jamais connue depuis le tout début de la lutte pour le socialisme. En d’autres termes, la crise de l’humanité ne se limite plus à la crise de direction du prolétariat, telle que caractérisée dans le Programme de transition approuvé lors du lancement de la Quatrième Internationale. Aujourd’hui, outre la crise de direction, nous assistons également à une crise d’organisation de la classe ouvrière, qui l’empêche de s’identifier comme sujet historique et social, et plus encore comme sujet de lutte pour le socialisme. Surmonter cette fragmentation est donc une tâche stratégique, une condition préalable à la transformation révolutionnaire du monde.

Cela ne signifie pas pour autant que la classe ouvrière n’a pas produit des luttes et des résistances importantes, qui ont même contribué à élargir la compréhension de ce qu’est le prolétariat. Même sans se comprendre socialement comme classe, comme totalité, la classe ouvrière trouve ses propres formes, programmes et outils de lutte. Dans ce bilan de ces dernières années, il nous appartient d’identifier ces phénomènes pour savoir sur quoi se baser pour que la classe ouvrière puisse avancer dans sa propre reconstitution politique.

7.2 Le cycle 2010-2015

Ce premier cycle a été marqué principalement par deux vecteurs : en Europe, notamment en Europe du Sud, par les luttes populaires contre l’ajustement structurel imposé par l’Union européenne à la suite de la crise ; en Afrique du Nord-Moyen-Orient, par la lutte pour les libertés démocratiques contre les gouvernements ou régimes établis depuis des décennies. Le développement du cycle dans ces deux domaines a eu des résultats différents, qui doivent être systématisés dans notre bilan.

En Europe, notamment dans le sud du continent – Grèce, Portugal, Espagne – les mobilisations avaient un agenda programmatique plus clair : vaincre l’austérité et lutter contre la suppression des droits de la classe ouvrière. Il y a également eu une plus grande participation de la classe ouvrière au niveau de ses outils autonomes d’organisations, par exemple syndicats, associations de quartier, mouvements sociaux et même partis anticapitalistes et à la gauche du réformisme historique. Ce n’est pas pour rien que, bien que vaincus, les secteurs de gauche en sont sortis plus forts, comme le montrent les cas de Podemos, Syriza et du Bloc de Gauche. La trahison par Syriza du résultat du référendum OXI a largement bloqué le développement de ces alternatives, avec la modération de ce parti et plus tard aussi de Podemos. Le cas du Bloc de Gauche est une exception : avec la tactique de la « geringonça » (formation d’un gouvernement avec le Parti Socialiste et le Parti Communiste), ils ont vaincu la droite en permettant la formation d’un gouvernement de collaboration de classes - sans en faire partie et sans se soumettre à sa discipline, et ils continuent d’être un parti d’une importance indéniable dans le conflit national.

En revanche, le Printemps arabe s’est caractérisé par l’ampleur et la radicalité des mobilisations, qui se sont néanmoins heurtées à une répression sévère de la part des gouvernements. Toutefois, sur le plan programmatique, la principale caractéristique était la dispersion : la seule unité résidait dans le renversement des gouvernements, sans une définition plus claire des tâches de reconstruction qui devraient suivre, et avec différents secteurs sociaux et politiques contestant sa direction. En fait, des secteurs organisés de gauche ont participé aux mobilisations, mais la plupart étaient ceux liés à l’Islam politique, dont l’implantation sociale dans les secteurs populaires était bien plus importante, comme le démontre le poids important des Frères musulmans dans plusieurs pays. Dans tous ces cas, les gouvernements renversés n’ont même pas été remplacés par des secteurs progressistes.

On peut donc faire deux constats principaux par rapport à ce cycle. Le premier est que l’importance stratégique de l’implantation de la gauche a profondément reculé depuis la chute du bloc soviétique. Là où la gauche a réussi à être davantage présente dans les mobilisations, ce recul a été moins dramatique. Là, cependant, où ce n’était pas le cas, ce sont généralement des forces religieuses de droite qui ont pris l’initiative des processus et qui étaient les plus impliqués dans l’organisation des forces populaires. Il s’agit également d’un bilan important pour la gauche brésilienne, étant donné qu’il existe dans notre pays des forces réactionnaires profondément enracinées dans les territoires populaires, la droite s’étant même trouvée victorieuse dans la crise commencée en 2013.

Le deuxième constat, peut-être encore pas suffisamment reconnu par divers secteurs de la gauche, c’est que toutes les mobilisations de masse ne sont pas forcément progressistes. La droite et l’extrême droite ont également mobilisé leurs bases pour lutter. Si, comme gauche, nous n’arrivons pas à bien analyser et reconnaître la lutte en cours pour conquérir la direction ces processus, nous pourrions répéter les erreurs commises dans le passé. Ainsi, toute caractérisation de la situation mondiale guidée exclusivement par l’objectivisme, par le nombre de mobilisations, laissera de côté le facteur principal de la lutte des classes de cette période : la massification de l’extrême droite au niveau international.

7.3 Résistance populaire dans les années 2015-2019

Alors que l’extrême droite se renforcit de plus en plus sur le plan international, un changement s’opère dans le répertoire politique de la gauche et des mouvements sociaux qui tentent de résister. En Amérique latine, cela se manifeste entre autres par la résistance aux coups d’État en cours dans la région. C’est le cas au Brésil depuis 2016, en Bolivie entre 2019-2020, et au Venezuela c’est une préoccupation plus ou moins permanente.
Dans des pays comme la Colombie ou le Chili, les luttes contre l’augmentation des prix du carburant ou des tarifs de transport ont également pris une importance nationale. Les résultats sont également contradictoires et expriment le caractère ouvert, encore controversé, de cette période de transition dans laquelle nous nous trouvons. En Colombie, le processus a fini par conduire à l’élection du gouvernement de Gustavo Petro, le phénomène le plus avancé aujourd’hui en Amérique latine en termes de programmation et d’engagement dans la mobilisation populaire pour affronter la droite. Au Chili, une Assemblée constituante a été ouverte. Mais en Colombie, la force considérable de la droite s’est exprimé lors des dernières élections municipales, au cours desquelles la gauche a été largement battue. Au Chili, nous sommes à la veille du vote du deuxième projet de Constitution, désormais porté principalement par la droite. Même dans les victoires, le conflit se poursuit.

Cependant, en tant que dynamique internationale, la principale caractéristique de cette période a été la montée du mouvement féministe dans un large éventail de pays : Espagne, Suisse, Pologne, États-Unis, Brésil, Argentine et même Iran, avec une série de particularités et de contradictions. Qu’elles résistent aux attaques contre leurs droits - dans le cas du Brésil ou de la Pologne - ou qu’elles cherchent à faire avancer un programme de reconnaissance des droits sociaux, économiques et politiques - dans le cas de l’Espagne ou de l’Argentine - ces mobilisations ont également réussi à se généraliser dans leurs propres pays. Et ils ont obtenu des gains pour le féminisme dans la société, même si ceux-ci n’étaient qu’idéologiques. Si importants furent la portée et l’impact du mouvement féministe, que même des secteurs de la bourgeoisie ont commencé à s’engager davantage dans le mouvement des femmes, sur la base, cependant, du programme du féminisme libéral. Présentement, ce féminisme libéral est souvent plus ou moins adopté par la bourgeoisie libérale-démocrate dans plusieurs domaines de ces pays.

La montée féministe a également favorisé une avancée stratégique importante pour la gauche. Dans la lutte contre l’agenda libéral et avec une importante articulation féministe internationale, les forces de gauche impliquées dans le processus sont passées à une discussion stratégique : comment lutter pour un féminisme avec un contenu de classe. L’actualisation de la théorie de la reproduction sociale apparue dans les années 1980 a permis de progresser contre la fragmentation alors en cours. Dès lors, tant l’affirmation d’un prétendu caractère « postmoderne » dans la lutte des femmes que l’idée d’un féminisme sans classes ont perdu de leur force relative. La question du travail domestique, du travail de soins et de la reproduction sociale en général est devenue partie intégrante d’un effort visant à lier, par exemple, le mouvement féministe au mouvement syndical dans diverses régions du monde.

S’il est vrai qu’il y a encore un long chemin à parcourir sur cette question de la reproduction sociale, notamment de la part des pays du Sud et d’une stratégie antiraciste qui développe cette élaboration, il est également vrai qu’il y a une leçon importante dans cet effort fait par le mouvement des femmes : chaque fois qu’ils ont un impact direct sur la réalité, la lutte idéologique et le développement programmatique contribuent à la réorganisation sociale de la classe ouvrière en brisant la fragmentation et en recréant des liens politiques entre les différents secteurs de la classe.

Enfin, on a vu qu’en 2019, la lutte environnementale s’est aussi considérablement renforcée dans les pays au centre du capitalisme. Comme nous l’avons déjà évoqué, cette mobilisation de masse pousse la faction libérale-démocrate de la bourgeoisie vers l’agenda du capitalisme vert. Mais parmi ses conséquences, il y a aussi, d’une part, un débat important sur les méthodes de mobilisation – qu’il s’agisse d’actions d’avant-garde exemplaires, comme l’ont fait et font des mouvements comme « Extinction Rebellion », ou d’actions de masse, comme le recherchent des secteurs cohérents de la gauche anticapitaliste - et, d’autre part, une discussion encore naissante mais qui s’est renforcée ces dernières années : comment lier la lutte environnementale à la lutte syndicale, autour d’un agenda de l’emploi, des revenus et des droits sociaux et environnementaux.

7.4 Le mouvement social depuis la pandémie

Enfin, dans le cycle ouvert par la pandémie, d’autres secteurs de la classe ouvrière et des forces populaires ont également pris le relais. L’importance du mouvement noir est indéniable en 2020, même dans le contexte d’isolement social dans de nombreuses régions du monde. S’appuyant sur les expériences de mobilisation et d’organisation des années précédentes, Black Lives Matter a pu promouvoir une réponse mondiale aux violences policières lors du meurtre de George Floyd. Initié aux États-Unis, le mouvement a également trouvé une portée massive en Europe et en Amérique latine : des statues honorant les propriétaires d’esclaves et les agents coloniaux ont été démolies dans diverses régions du monde. La lutte antiraciste de ce cycle a également trouvé son expression au Brésil, mais dans d’autres dimensions et face aux conditions défensives imposées par le génocide des noirs, la faim et la crise sociale. Enfin, ce cycle a également contraint des secteurs de la démocratie libérale-bourgeoise à remettre en question une partie de son agenda.

Un processus similaire s’est également produit avec les luttes indigènes, qui au Brésil ont été décisives dans la résistance au gouvernement Bolsonaro, mais qui ont également été le principal secteur mobilisé en Équateur et en Bolivie ces dernières années. En ce sens, il existe une différence entre le mouvement environnemental latino-américain et celui du Nord : là-bas, le centre social des mobilisations est fondamentalement urbain et jeune ; ici, le protagoniste est indigène

Il est encore relativement tôt pour évaluer la portée historique de ces deux processus. Mais tous deux marquent la situation des pays où ils ont eu lieu, suscitant une haine génocidaire de la part de l’extrême droite, une certaine médiation de la droite libérale et des lectures stratégiques différentes de la gauche. La continuité de ces luttes, même sur le terrain idéologique, déterminera l’ampleur de l’impact historique de ces mobilisations dans les années à venir.

Enfin, la solidarité internationale avec le peuple palestinien, lutte qui s’intensifie depuis un peu plus d’un mois, signale également une convergence avec ces expériences. Les mobilisations en faveur de la défense de la Palestine atteignent des proportions massives, principalement dans les pays où les communautés arabes ont émigré au cours des dernières décennies. Dans une large mesure, ils finissent par atteindre ces dimensions au Royaume-Uni, aux États-Unis, en France et en Allemagne, car - à titre de lecture hypothétique - ils expriment un contenu antiraciste : la Palestine finit par devenir, en partie et en totalité, une lutte de résistance contre l’islamophobie, la haine et la précarité constante à laquelle sont soumises quotidiennement les communautés arabes de ces pays. Il est difficile de savoir quel sera le résultat. Mais il s’agit déjà des plus grandes mobilisations de ce type depuis celles contre la guerre en Irak en 2003.

Ce que ces trois processus - du mouvement noir, du mouvement indigène et de la solidarité avec la Palestine - signalent, en termes de bilan, c’est la réaffirmation d’une clé stratégique qui s’est accumulée dans notre courant depuis un certain temps. Dans les luttes contre l’oppression structurelle, la classe ouvrière trouve des moyens de se battre, de se défendre et d’aller de l’avant : ce sont les luttes du prolétariat. Ce sont les secteurs de la classe ouvrière qui ont connu les dynamiques politiques les plus progressistes au cours de la dernière décennie et, dans de nombreux cas, ils représentent des portions significatives de la main-d’œuvre dans les pays où ils se sont massifiés. Et à partir de ces luttes, il est possible d’unifier la classe ouvrière, à condition de travailler avec les bons outils politiques et d’avoir cet objectif politique.

Voilà une clé dans la lutte contre la fragmentation sociale et politique de la classe ouvrière. La gauche socialiste, anticapitaliste et révolutionnaire peut et doit influencer, construire et soutenir ces luttes. Dans la lutte contre la fragmentation et pour la reconstitution de la classe ouvrière en tant que sujet historique, voilà ce que nous avons à faire dans la période à venir : consolider cette vision d’un prolétariat pluriel et diversifié et approfondir ces luttes afin qu’elles se transforment en luttes de l’ensemble de la classe ouvrière.

7.5 Quelques considérations à propos du mouvement syndical

Enfin, il est également important de prendre en compte ce qui se passe dans les luttes les plus directement liées au monde du travail. Alors qu’une dynamique plus conservatrice et bureaucratique continue de prévaloir dans diverses parties du monde, principalement autour des fonctionnaires, il y a aussi de nouveaux développements dans la lutte socio-économique de la classe ouvrière auxquels nous devons prêter attention, car ils affectent également les rapports de forces et font partie de ce conflit.

Même si nous qualifions ces organisations de plus conservatrices et bureaucratiques, les travailleurs du secteur public constituent un secteur important de mobilisation syndicale dans notre pays, en particulier dans les secteurs liés à l’éducation, mais sans s’y limiter, comme le montre la récente grève des travailleurs de métro à São Paulo. Malgré ces mobilisations, il est un fait que le taux de syndicalisation au Brésil diminue d’année en année et il est important de réfléchir aux causes de ce phénomène afin de fortifier la capacité de la classe ouvrière à répondre aux attaques, notamment à lutter contre la suppression des droits et au démantèlement des services publics.

Nous avons déjà évoqué l’extension du mouvement féministe au mouvement syndical dans plusieurs pays : en Espagne, en Allemagne et au Royaume-Uni, le syndicalisme dans le travail reproductif s’est renforcé. Les soignants, les agents de santé et les travailleurs de l’hôtellerie - des emplois normalement exercés par les communautés immigrées - ont progressé dans leur organisation syndicale dans ces pays.

Il y a aussi les luttes des travailleurs des apps. Phénomène « nouveau », peut-être dû exclusivement à la technologie utilisée pour organiser le travail, la vérité est qu’ils remontent à des types d’exploitation de la main-d’œuvre comparables à ceux des débuts du capitalisme industriel ou, dans le cas du Brésil, à une précarité qui remonte aux travailleurs esclaves au XIXe siècle qu’on appelait « de ganho » (ils devaient effectuer des tâches et apporter une somme d’argent fixe établie en fin de journée). Le travail aux pièces, les horaires abusifs et l’absence de sécurité sociale sont les caractéristiques de ce type d’exploitation. Dans plusieurs pays, des grèves ont eu lieu dans ces secteurs ces dernières années

L’expérience de la lutte est très différente dans chaque pays, puisque dans certains pays, comme l’Angleterre, il y a un plus grand dialogue avec le mouvement syndical traditionnel, et dans d’autres, comme le Brésil, la plupart des mobilisations sont menées par des travailleurs indépendants, qui recourent plus fréquemment à ce que l’on a qualifié de « mouvements en réseau » pour organiser leurs actions. Malgré l’augmentation des luttes dans le secteur, ces mobilisations continuent à être très ponctuelles et défensives et dans peu d’endroits il y a eu des progrès concrets dans la garantie des droits de ces travailleurs. C’est d’ailleurs pourquoi il serait inexact de caractériser ce secteur comme l’avant-garde du nouveau mouvement syndical. Quoi qu’il en soit, les méthodes d’auto-organisation se développent dans cette fraction, qui est la plus précaire de la classe ouvrière, et c’est un défi et une tâche pour les organisations de gauche de construire des ponts de dialogue avec ces travailleurs et travailleuses.

C’est aux États-Unis qu’il existe peut-être une dynamique plus progressiste du point de vue syndical. Avec une législation américaine qui rend difficile l’organisation du monde du travail, divers secteurs de la gauche - notamment ceux liés à la DSC (Democratic Socialists of America) - se sont concentrés sur la légalisation des syndicats dans les secteurs des services et de la logistique. En conséquence, il y a eu une augmentation combinée du nombre de grèves et de syndicats aux États-Unis ces dernières années. La récente victoire historique de la grève de l’automobile, soutenue dans une certaine mesure par Biden, le premier président américain à se rendre sur un piquet de grève, et par Trump, met en évidence un phénomène intéressant, dont les conséquences restent à mesurer. Et pourtant, le taux de syndicalisation aux États-Unis a connu une certaine croissance dans des secteurs spécifiques, mais continue de baisser si l’on considère tous les secteurs du monde du travail.

Cela démontre que nous sommes peut-être en présence d’une nouvelle dynamique dans les luttes syndicales. En général, cette dynamique est caractérisée par une nouvelle génération de travailleurs et par un lien direct ou indirect avec les luttes contre l’oppression qui se sont développées ces dernières années. Un effort organisé pour caractériser et influencer cette dynamique - qui s’exprime sous peu d’aspects au Brésil - sans illusions d’aucune sorte, sera la clé pour reconstruire un rapport de forces favorable aux secteurs populaires.

8. Une hypothèse de travail : le front unique comme tactique de long terme

Toute cette discussion sur la situation mondiale et ses relations avec le Brésil, le rapport de forces entre classes, la caractérisation des secteurs dynamiques de ces dernières années, ne doit pas se limiter à l’analyse : elle doit se traduire en hypothèses pour notre travail politique concret. Autrement, nous pourrions être réduits à un groupe de propagande commentant la lutte de classes. Ce n’est pas le but de notre organisation.

Nous souhaitons donc terminer cette longue analyse en précisant ce à quoi celle-ci nous mène, en termes politiques, dans un sens plus général et à long terme. Si nous systématisons les données centrales de la situation dans laquelle nous vivons, il est clair que nous assistons présentement à une transition historique de la mondialisation néolibérale à une réorganisation du capitalisme dont le résultat et les caractéristiques sont encore à déterminer. C’est aussi évident que, dans cette transition, une certaine barbarie s’accentue, à commencer par celle affectant l’environnement. Et que c’est la bourgeoisie mondiale dans son ensemble, et en particulier sa fraction d’extrême droite la plus réactionnaire, qui a présentement l’initiative dans tout cela. Alors que la gauche, elle, demeure fragmentée et peu implantée dans les secteurs populaires, et fait face à de nombreuses difficultés pour arriver à influer de façon significative dans cette transition, même s’il existe, bien sûr, une résistance importante sur laquelle nous pouvons nous appuyer.

En ce sens, dans la période défensive actuelle de l’histoire, le principal défi de la gauche aujourd’hui – sur la base de sa propre fragmentation et de la fragmentation de sa base sociale stratégique – est celui d’avoir la capacité d’influencer le rapport de forces en cours présentement, afin que celui finisse par favoriser la classe ouvrière. Les expériences du dernier cycle nous aident à définir des hypothèses politiques qui permettraient que cela se produise. L’accumulation historique de la Quatrième Internationale est également utile, même si certains de ses héritiers insistent pour répéter ses erreurs au lieu d’en tirer des leçons.

La fragmentation ne pourra être surmontée que grâce à l’expérience pratique. Ce n’est qu’à travers une expérience commune, autour d’un programme unifié et d’une coexistence élargie entre les différents secteurs de gauche dans leur intervention dans la réalité, que nous pourrons surmonter la fragmentation subjective et objective de la classe ouvrière. Et c’est aussi seulement dans ces conditions que l’on pourra contester l’hégémonie sur les bases sociales de la gauche. Une hégémonie qui, dans des conditions normales et notamment dans des situations défensives, appartient aux forces réformistes. De ce point de vue, la tactique du Front unique, comme nous l’avons déjà évoqué, constitue la principale hypothèse politique lorsque l’on considère la situation historique d’un point de vue plus général. Selon la définition de Trotsky, « pour ceux qui ne comprennent pas cela, le parti n’est qu’une association de propagande, pas une organisation d’action de masse ».
Selon les mots de Bensaïd, la tactique du front unique a également une dimension stratégique : « Le capitalisme ne crée pas spontanément une classe ouvrière unifiée. Au contraire, il génère des divisions et de la concurrence, surtout en temps de crise. « L’unification sociale et politique de la classe ouvrière est donc un objectif stratégique permanent. » Dans la situation défensive actuelle, marquée principalement par la fragmentation, le front unique est donc une manière de combiner les trois luttes décisives de notre temps : pour la réorganisation sociale des forces populaires, c’est-à-dire la large reconstitution de la classe ouvrière comme sujet ; pour la réorganisation politique de la gauche, c’est-à-dire la reconstitution d’organisations socialistes ayant un poids de masse ; et pour que la classe ouvrière puisse avoir un poids considérable dans le rapport de forces à l’échelle mondiale.

En fait, lorsque l’on compare l’expérience du PSOL au cours de cette décennie avec celle d’autres grands partis du même type, notre parti est l’outil qui s’est le plus renforcé politiquement – précisément parce qu’il a identifié le tournant défensif dans le rapport de forces au Brésil et dans le monde ; parce qu’il s’est consacré à une politique d’unité des forces populaires contre l’avancée de la droite et de l’extrême droite ; car, ce faisant, préservant son indépendance et se plaçant à l’avant-garde de ces affrontements, il a gagné en crédibilité face aux bases sociales du réformisme au Brésil. Même sans parvenir à construire un véritable front uni organique, l’unité de la gauche dans ses fronts de mobilisation a permis au PSOL d’étendre son influence sociale et politique sur la classe ouvrière. Ces victoires ont confronté le parti à de nouvelles contradictions, qui doivent être affrontées comme un nouveau moment dans cette lutte plus large. Mais abandonner cette orientation, qui nous a permis de progresser de manière significative, même par rapport à d’autres expériences de grands partis à travers le monde, constituerait un sérieux revers politique pour l’ensemble de la gauche. Ce serait, toujours selon les mots de Trotsky, comme «  un nageur qui, tout en connaissant déjà la meilleure méthode pour nager, ne se risquerait pas de sauter à l’eau ».

Bien entendu, la tactique du front unique soulève d’autres questions pratiques selon les circonstances dans lesquelles elle est développée. C’est une tactique qui ne peut s’appliquer qu’avec des gants blancs, se situant entre l’affirmation de l’unité et la lutte pour l’hégémonie. La réalité exige une médiation. Mais cela ne change rien au fait que cette politique doit servir d’orientation générale à l’intervention de la gauche socialiste, qui vise non seulement à mener les batailles quotidiennes pour la défense de la classe ouvrière dans son ensemble, mais aussi à contribuer aux deux réorganisations - sociale et politique - nécessaires à la reconstitution d’un horizon socialiste à moyen et long terme d’un point de vue historique.

Afin de pouvoir répondre à la dispute pour l’hégémonie sur les bases sociales de la gauche dans son ensemble, le front unique doit également construire, sur la base d’une stratégie révolutionnaire, un profil de programme pour les forces qui se situent dans cette tactique. Ce profil n’est pas, bien sûr, guidé par la « dénonciation des leaderships traîtres » déjà discutée. Mais il est nécessaire d’avoir une orientation programmatique bien définie pour que les différentes perspectives entre les secteurs au sein du front soient claires.
De ce point de vue, considérant que nous cherchons, à travers le front uni, à construire un camp politique à gauche des réformismes hégémoniques, et qu’il y a une crise et une transition de l’ordre de la globalisation néolibérale vers une réorganisation du capitalisme dont les résultats sont encore incertains, nous comprenons que ce profil programmatique doit être orienté de manière centrale par les axes suivants : en premier lieu et de la manière la plus claire en raison de la centralité de cette tâche, l’antifascisme pour combattre l’extrême droite ; sur le terrain politico-économique et social, la confrontation de l’agenda néolibéral, qui unifie les différentes fractions bourgeoises ; et, orientant ces axes, l’affirmation permanente d’une stratégie anticapitaliste et écosocialiste.

La combinaison du front unique comme tactique à long terme, d’une part, et l’affirmation d’un programme anti-néolibéral, anticapitaliste et écosocialiste, d’autre part, est l’orientation générale qui, selon nous, répond aux défis posés par la situation mondiale difficile que nous traversons. L’étape marquée par la défensive et la fragmentation nécessite une étape dans laquelle la tactique du front uni est au centre de la politique de gauche. La crise du néolibéralisme exige à son tour la construction d’un horizon alternatif au modèle des 30 dernières années.
Octobre 2023

Notes
1. La traduction à l’espagnol est de Germán Bernasconi.

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