Ce point de vue n’a pas résisté à la nouvelle conjoncture ouverte par la victoire de la coalition de gauche Syriza. Actuellement, ce sont les différences avec le précédent argentin qui prennent le dessus.
Dans la sphère productive, l’effondrement de l’économie grecque dépasse largement le niveau atteint en Argentine. Depuis 2009 la Grèce vit une récession continue qui a fait régresser son PIB de 26%. Le taux de chômage a atteint 27% et dépasse les 50% parmi les jeunes. Les retraites et les pensions ont brutalement diminué et la pauvreté touche 40% de la population infantile. [2]
L’effondrement qu’a connu l’Argentine s’est limité aux années 2001-2002, celui de la Grèce dure depuis six ans. La dette grecque elle aussi a surpassé la dette argentine. Elle est passée de 100% du PIB (en 2008) à 174% (en 2014).
Mais la principale différence entre les deux cas réside dans le transfert du passif grec aux Etats de l’Union européenne. Les banques créditrices – et en particulier les banques allemandes et françaises – ont utilisé les deux restructurations de la dette pour se débarrasser de cette charge. C’est par une opération frauduleuse que cette étatisation a été réalisée. Les titres ont été cotés à des prix élevés et échangés à grand renfort de crédits.
Tandis que l’Argentine avait négocié la conversion de ses dettes avec de multiples créanciers privés (en 2005), la Grèce traite sa dette avec la Direction de l’Union européenne. Cela donne un caractère politique très différent de celui qu’avait connu le pays latino-américain.
Sur le plan institutionnel, les différences sont aussi très sensibles. Dans les deux cas, la structure traditionnelle des partis, du Parlement et des fonctionnaires a été engloutie par la crise. Le système bipartite grec entre sociaux-démocrates et conservateurs (PASOK – Nouvelle démocratie) a été anéanti tout comme le justicialisme de Menem et l’UCR en Argentine.
Cet effondrement avait balayé tout le régime en place. Le Président De la Rua avait été éjecté de la Présidence et cinq présidents se sont succédés en l’espace de quelques semaines. On n’a pas assisté à une rupture de cette envergure en Grèce jusqu’à présent.
Le dénouement qui a suivi a aussi été différent. Le vieux schéma politique a été reconstruit en Argentine par les gouvernements Kirchner au cours de ces dix dernières années. Ils ont dû faire d’importantes concessions sociales et démocratiques pour désamorcer la colère populaire et recomposer les intérêts des classes dominantes.
Comme en Grèce il n’y avait personne pour réaliser cette restauration, la persistance de la crise a conduit à l’arrivée de Tsipras à la Présidence. Contrairement au kirchnérisme qui était issu du Justicialisme, Syriza n’émane pas de structures traditionnelles. C’est une force liée à la gauche radicale assumant des idéaux anticapitalistes.
Dans le cadre d’antécédents et de contextes aussi différents, la Grèce peut-elle parvenir à trouver un appel d’air sur le plan économique comme l’avait fait l’Argentine il y a 10 ans.
Des conjonctures perturbées
Si la capacité de négociation d’un pays ne dépendait que de son poids économique, il serait difficile à la Grèce de suivre la même trajectoire que son homologue latino-américaine. L’Argentine est le 5e producteur mondial de produits agricoles, elle pèse d’un poids certain dans le marché du soja et bien des puissances convoitent ses ressources naturelles. La Grèce, en revanche, dispose d’une économie de petite dimension, à la périphérie de l’Union européenne, spécialisée essentiellement dans le tourisme et le transport maritime.
Ces différences sont encore accentuées par la perte de souveraineté monétaire qu’implique l’appartenance à la zone euro. L’Argentine a toujours réussi à maintenir son administration à l’écart des avatars de sa monnaie. Son défaut de paiement de la dette lui a en outre permis de laisser son économie à l’écart des turbulences des finances internationales et les pressions qu’ont pu exercer les banques et le FMI sur les négociations de reconversion des créances ont été bien moins fortes.
La Grèce, en revanche est située dans l’oeil du cyclone global. Malgré son apport réduit au PIB de l’Europe, elle est très intégrée dans tous les circuits du continent européen. Elle n’est pas à la marge de l’économie mondiale, mais à l’immédiate périphérie du centre.
Cette situation explique l’intérêt porté par la communauté internationale à la renégociation de sa dette. La négociation de la reconversion de la dette argentine en 2003-2004 s’était déroulée dans une relative indifférence car elle n’avait pas ce caractère central.
L’étatisation des passifs a encore renforcé cette centralité de la Grèce. Alors que l’échange des titres argentins a été négocié par des fonctionnaires et des banquiers, les négociations sur la dette grecque sont menées par Merkel et Hollande.
Il n’est cependant pas facile d’évaluer en quoi cela augmente ou diminue la marge de négociation du pays. Mais il est certain que l’establishment européen a été pris au dépourvu par la victoire de Syriza. Contrairement à ce qui s’était passé en 2012, les campagnes menées pour effrayer les électeurs n’ont servi à rien.
Même l’unanimité du grand capital pour pénaliser la Grèce s’est fissurée. Alors que la Troïka reste sur ses positions dures traditionnelles, plusieurs représentants de la haute finance prônent des négociations plus souples. A l’intransigeance des conservateurs allemands fait face la volonté de temporisation affichée par les hommes politiques français.
La bourgeoisie craint de plus en plus l’apparition de plusieurs Syriza en Europe. Elle est particulièrement préoccupée de la vague de mobilisations qui commence à se cristalliser en Espagne sur le plan politique. « Podemos » rassemble la jeunesse indignée et les 300 000 personnes qui ont fêté à Madrid le triomphe de la gauche en Grèce, pourraient annoncer une tendance susceptible de s’étendre à l’Irlande, au Portugal ou à la France.
Les craintes suscitées par ces nouvelles forces sont bien plus fortes que celles qu’avaient pu provoquer le risque d’un effet domino sur le plan économique. Un défaut de paiement de la dette grecque n’effraie pas particulièrement les banques et la victoire électorale de Syriza n’a pas affecté le comportement des Bourses.
Cette relative indifférence traduit une certaine décrispation générale des finances européennes. Le dogme déflationniste de Merkel est arrivé à son plafond et le Plan Draghi a amorcé un assouplissement monétaire. On assiste en Europe à une répétition des mécanismes de rachat de dettes (Quantitative Easing) que les Etats-Unis avaient mis en place pour faire face à la crise.
D’autre part, la question grecque intervient au moment où de nouvelles tensions apparaissent, liées au conflit ukrainien. Cette nouvelle donne permet à Syriza, et c’est inédit, de s’appuyer sur la Russie pour contrecarrer les pressions de la Troïka.
La victoire de la gauche en Grèce constitue de surcroît un contrepoids à la vague d’islamophobie réactionnaire qui a suivi l’attentat contre Charlie Hebdo. Syriza constitue un espoir progressiste qui pourrait inaugurer un tournant important dans le Continent. C’est pourquoi il est utile de pousser plus avant la comparaison avec ce qui s’est passé en Amérique du Sud.
Différences régionales
Tsipras a inauguré son mandat par des mesures en faveur des plus démunis qui ne veulent plus rien savoir des diktats de la Troïka (Mémorandum). Il a rétabli l’électricité dans 300 000 foyers qui en avaient été privé, il a fixé un nouveau salaire minimum et a ordonné la réintégration de 3 500 travailleurs licenciés. Il a dissous l’organe créé pour réaliser les privatisations et a suspendu la vente des ports de Thessalonique et du Pirée.
Syriza a réaffirmé par ces premières mesures sa volonté de mener une politique économique de rupture, très différente de la continuité qui avait marqué le gouvernement Kirchner à ses débuts. En Argentine, la continuité des programmes et le maintien des ministres du gouvernement précédent (Duhalde-Lavagna) avaient permis de parachever l’assainissement des capitaux entamé avec la méga-dévaluation de 2002.
Le respect des normes déflationnistes de l’euro a empêché les gouvernements du Pasok et de la ND de réaliser ce type de nettoyage, que les capitalistes utilisent pour restaurer la rentabilité de leurs entreprises au détriment des salaires.
Syriza a toujours opposé des alternatives progressistes à tous ces ajustements régressifs. Mais la mise en œuvre actuelle de son programme nécessite une modification du rapport de forces. La coalition est arrivée au pouvoir après une lutte sociale intense, mais son ascension s’est faite à un moment de reflux. Sa victoire électorale doit maintenant se projeter dans la rue et dans les rapports de pouvoirs.
Là aussi, la situation diffère de ce qui est arrivé en Argentine. Dans ce pays la rébellion de 2001 avait introduit un changement radical en faveur du camp populaire. Kirchner a pris ses fonctions en acceptant le tournant politique et social imposé par la lutte des piqueteros [3] et de la classe moyenne.
Les similitudes entre les expériences grecque et argentine sont plus significatives sur le plan régional. Il est clair que la récupération des acquis nécessite un contexte européen plus perméable aux intérêts populaires. On pourrait imaginer que le triomphe de Syriza serait équivalent à la victoire remportée par Chavez en 1999. Cet événement triomphal avait été suivi de soulèvements populaires réussis (Argentine, Equateur, Bolivie) et de victoires contre la droite lors de plusieurs élections sud-américaines.
Ces processus ont été déterminants dans une région qui, au cours de la dernière décennie, s’est singularisée par des dynamiques opposées à l’offensive néolibérale. Le renchérissement des prix des matières premières a permis de contenir les dégâts provoqués par les capitalistes.
Cela peut-il se répéter à la périphérie de l’Europe ? Sera-t-il possible d’inverser la pression déflationniste imposée par l’euro ? De construire un mouvement de résistance similaire à celui qui s’est opposé à l’ALCA en Amérique du Sud ?
La priorité de la droite est d’empêcher que cela n’arrive en opposant la Grèce au reste de l’Europe. Les Conservateurs calomnient le peuple grec, présentant les tares de la bureaucratie et des capitalistes (corruption, fraude, irresponsabilité financière) comme un ADN de la société toute entière. Des insultes similaires sont diffusées par la presse des Etats-Unis contre plusieurs pays d’Amérique latine.
Un expert reconnu dans ce genre de manipulations rabâche le discours impérial, harcelant les Grecs qui « ont choisi de se faire harakiri » et veulent copier le « populisme vénézuélien ». Déformant la réalité, il qualifie de suicidaire la première tentative de donner un coup d’arrêt aux mesures criminelles sur le plan social imposées par la Troïka [4].
Heureusement ces inanités ne pèsent guère face à la solidarité avec la Grèce qui s’amplifie des deux côtés de l’Atlantique. La défense de Syriza et du processus bolivarien converge en une même résistance à l’agression impériale [5].
Dilemmes de la négociation
Le maximum de ce que peuvent attendre les négociateurs grecs de leur négociation avec leurs créanciers est un allègement du passif, comme l’avait obtenu l’Allemagne Fédérale en 1953. Tsipras évoque cet antécédent pour rappeler la dette économique et morale due par la puissance allemande pour les crimes commis pendant l’occupation nazie. Le ton explicitement politique de cette exigence corrobore les différences avec les négociations menées par l’Argentine il y a 10 ans.
Tablant sur un allégement substantiel de la dette, la direction de Syriza met sur la table plusieurs propositions d’allègements, refinancements et paiements alignés sur la croissance. Ces options prévoient la possibilité d’une plus grande redistribution liée à des prélèvements fiscaux plus importants sur les capitalistes locaux, ou des paiements moins importants du passif si une réforme fiscale progressive n’est pas mise en oeuvre.
Tsipras pense qu’il peut gagner ce bras de fer. Il pense que la menace de radicalisation qu’incarne Syriza fera plier les créanciers. Il souligne la force paradoxale des faibles lorsque les puissants sont divisés. Il espère pouvoir renforcer le poids continental de David face à Goliath, dans les longues négociations qui s’annoncent.
Mais pour mener à bien la gestation de ce scénario, il a besoin d’éviter la noyade inévitable qu’impliquerait le paiement des prochaines échéances. C’est pourquoi le nouveau gouvernement demande l’octroi d’un prêt-relais de six mois. Ce laps de temps, permettrait de renforcer la campagne de défiance à la Troïka initiée par le ministre Varoufakis.
Certains analystes estiment que la Grèce ne pourra pas obtenir les allègements qui avaient été concédés à l’Allemagne en 1953. Ils notent que le pays est un débiteur en situation d’opposition et non pas d’alliance avec ses créanciers. Ils rappellent que les gouvernements occidentaux ont effacé la dette allemande dans l’après-guerre, pour pouvoir reconstruire une économie-clé dans la lutte contre le communisme. Par la suite, le gouvernement des Etats-Unis a encouragé des allègements similaires en faveur de gouvernements subordonnés (Egypte) ou fantoches (Irak). La Grèce actuellement se situe aux antipodes de ces situations.
Cependant, tous ces antécédents montrent que c’est le politique qui prime sur les considérations économiques dans la gestion de la dette. C’est pourquoi il est difficile de prévoir quelles seront les péripéties de la dette grecque.
Au cours des dernières années, les renégociations étaient synonymes d’austérité. Le scénario prévu par la Troïka pour le pays impliquait le refinancement des échéances (21 000 millions d’euros), en échange de licenciements massifs et de privatisations. Dans la nouvelle conjoncture, le terme même de renégociation renvoie à une véritable bagarre sur qui va payer les trous de la dette.
Mais il est évident qu’une stratégie pour faire plier la Troïka doit prévoir des réponses à l’éventuelle intransigeance des créanciers. Que faire s’ils continuent à exiger la poursuite des mesures d’ajustement ?
L’annonce par la BCE d’un arrêt des financements octroyés aux banques grecques donne un avant-goût de cette intransigeance. Si ce robinet de liquidités est fermé, les institutions grecques devront recourir pour survivre à des fonds d’urgence très onéreux.
Cette dépendance financière traumatique pourrait empêcher la trêve de six mois proposée par Tsipras. Les tensions bancaires pourraient être encore aggravées si la fuite des capitaux qui a accompagné la victoire électorale de la gauche se poursuit. En quelques semaines, des montants équivalents à tous les revenus engrangés au cours de l’année 2014 se sont envolés.
À cet égard, l’expérience de l’Argentine est instructive, car les mesures prises pour freiner les fuites massives de capitaux (le « corralito ») en 2001-02 ont été très traumatiques. Ce type d’hémorragie doit être contenu avant que les réserves et les ressources en devises ne disparaissent. Seul un projet précis de nationalisation des banques et de contrôle des mouvements de capitaux permettrait de faire face à cette crise.
On peut spéculer à l’infini sur ce que sera en fin de compte l’attitude de la Troïka, mais il est essentiel d’avoir un plan B pour poursuivre les négociations, tout en protégeant les réserves et en sauvegardant le système bancaire. On a vu à Chypre en 2013 comment les créanciers sont des maîtres chanteurs qui jouent sur plusieurs tableaux.
Un bras de fer aux multiples scénarios
Siryza aura à faire face à des dilemmes similaires s’il décide de suivre les propositions du cabinet Lazard. Son plan propose d’annuler un tiers du passif et de subdiviser la charge restante en deux parties. Une partie serait échangée contre des titres alignés sur la croissance, les paiements seraient déterminés en fonction d’un certain pourcentage de la croissance du PIB. Un autre segment serait consolidé en dette à très long terme, soumises à un taux d’intérêt à déterminer. Cette restructuration du passif amènerait le plafond de la dette à 120% du PIB [6].
Mais ce pourcentage serait à un tel niveau qu’il entraverait le développement de l’économie grecque. Lors de la reconversion de la dette argentine, le plafond avoisinait seulement la moitié de ce pourcentage. L’expérience du Cône Sud indique également que les obligations liées à la croissance sont une épée à double tranchant. Elles peuvent entraîner des paiements très onéreux qui seront financés par des emprunts intérieurs. Les taux d’intérêt de toutes les opérations concernées sont un autre risque important.
Comme toute négociation peut entraîner de telles mésaventures, il serait important de mettre en œuvre un audit pour clarifier l’origine et la légitimité de la dette. Cette vérification permettrait de réfuter tous les arguments néolibéraux et de démontrer que ce sont les escroqueries perpétrées par les banquiers qui ont gonflé la dette.
Il est relativement facile de mettre en œuvre un audit, puisque 80% de la dette est aux mains de la Troïka et remonte tout au plus à 2010. Un audit rapide montrerait comment des subventions scandaleuses ont été accordées aux banques en violation des règles de la BCE. Il montrerait également le poids des dépenses militaires dans les dettes antérieures et les fortunes accumulées par des entreprises étrangères dans ces opérations [7].
En Argentine aucun audit n’a jamais été réalisé et des enquêtes partielles dorment dans les tribunaux et au Congrès. C’est pour cela que les reconversions ont été réalisées sur la base de titres supposés valides mais sans garanties. Cette fraude est de nouveau apparue lors de la récente crise avec les Fonds vautours. Les spéculateurs exigent des millions pour des bouts de papier manquant de toute légitimité qu’ils ont acquis pour deux sous trois centimes.
Mais l’audit n’est qu’un élément d’un ensemble complexe de mesures à prendre sur plusieurs fronts. Démontrer l’inconsistance de la dette contribue à sensibiliser la population, mais ne résout pas les défis posés par la résistance au Mémorandum. [8]
Cette bataille nécessite autant de finesse que les réponses à apporter aux menaces d’expulsion du pays de l’euro. Syriza a fait face à cette pression avec beaucoup de justesse, en proclamant son intention de rester dans le circuit monétaire, sans accepter « aucun sacrifice pour l’euro ». Grâce à cette position, il a évité le faux dilemme entre sortir ou rester dans la zone euro, comme s’il s’agissait d’un choix volontaire des Grecs. Ce sont les créanciers qui portent la responsabilité de ce problème. C’est donc à eux que revient la décision de mettre le pays en dehors de la monnaie commune.
Rester dans l’euro tout en acceptant l’ajustement est aussi nocif que réintroduire l’ancien drachme après une forte dévaluation. Les deux voies entraveraient le redressement socio-économique que Syriza veut réaliser. La solution au dilemme monétaire est imprévisible et sortira de la bataille en cours.
Ceux qui pensent que la Grèce pourrait rééditer la méga-dévaluation de l’Argentine 2001-02 pour encourager un cycle de croissance soutenue, oublient quels ont été les effets traumatisants sur le plan social de cette mesure. La reprise de l’économie sud-américaine n’a été que marginalement alimentée par la fin de la convertibilité. Elle est surtout imputable à l’insertion particulière du pays dans les marchés revalorisés des matières premières.
Quelles leçons pour la gauche ?
Pour finir, il conviendrait de renverser la comparaison. Qu’est-ce que la gauche argentine peut apprendre de Syriza ?
C’est d’abord le modèle de construction politique qui a été contrecarrée en 2001-03. Cette possibilité a été compensée par l’émergence de la direction Kirchner, qui a canalisé et désactivé la protestation populaire. Mais ce qui n’avait pas émergé il y a quinze ans est en train de prendre forme aujourd’hui. La nécessité de créer une grande force de gauche n’est plus liée à la catastrophe économique ou à l’effondrement du bipartisme. C’est le corollaire d’une décennie d’expérience avec les gouvernements de Nestor et Cristina.
Les limites de ce cycle ont entraîné une insatisfaction qui a permis la consolidation de plusieurs alternatives de droite (Macri, Massa, Scioli, Binner, Cobos). Mais le même processus conduit aussi à l’émergence d’options à gauche. Ce qui est arrivé en Grèce apporte un nouveau souffle à cette dernière alternative.
Il y a des résonances entre Syriza et les expériences populaires au Venezuela et en Bolivie, ces dernières étant plus proches de la réalité argentine. Mais dans les trois cas, un gouvernement de coalition de gauche arrive au gouvernement et affronte les classes dominantes et l’impérialisme.
Parvenir à la présidence et obtenir des majorités parlementaires est la première étape d’une bataille anticapitaliste qui avancera dans la construction du pouvoir populaire nécessaire pour conquérir l’Etat et l’hégémonie de la société [9].
Syriza a montré comment avancer en affichant son ambition de gouverner. Il ne s’est pas contenté de dénoncer l’ordre dominant ou de résister aux abus de capital. Sa vocation à la présidence a été perçue par la population, après le grand bond électoral réalisé il y a deux ans. La coalition s’est cristallisée, elle a géré des municipalités, elle a été rejointe par des intellectuels et a développé un programme plus précis.
Mais les débuts de gouvernement Syriza illustrent également les dilemmes que pose le début d’une bataille électorale pour le pouvoir. Il devient nécessaire de fixer des priorités et d’accepter des compromis. On peut illustrer cela avec la position prise face à l’OTAN. L’objectif est toujours de couper les liens avec cet organisme mais cela n’est pas possible dans l’immédiat. La priorité est donnée au bras de fer économique et non au démantèlement des bases américaines.
Un autre exemple est l’accord conclu avec la formation nationaliste ANEL, suite au refus du Parti communiste (KKE) de participer au gouvernement. Cette décision a été compensée par des mesures de sauvegarde (vice-ministres pour partager certains secteurs) et des initiatives démocratiques sur des sujets conflictuels (octroi de la citoyenneté aux enfants d’immigrants). Mais les accords passés avec ANEL limitent les sanctions contre les privilèges de l’Église et de l’armée. Il est important de tenir compte de ce genre de concessions, si on veut analyser avec un peu de sérieux le projet d’accès au gouvernement par la voie électorale.
Syriza illustre comment construire une coalition de gauche en surmontant la division et le sectarisme. En Grèce, elle a regroupé des courants venant du socialisme, de l’eurocommunisme et du trotskysme. Elle s’est radicalisée en assumant un profil clairement anticapitaliste, se démarquant ainsi de l’expérience précédente de Synaspismos. Le courant interne le plus radical au sein de Syriza (la Plateforme de gauche) compte parmi elle des personnalités reconnues et regroupe 30% des adhérents [10].
La coalition grecque ouvre des voies possibles pour la gauche argentine. Le front a mûri dans la lutte contre les courants qui défendaient une alliance avec des personnalités de la social-démocratie (PASOK), similaires à celles qui avaient été parrainés par le centre gauche anti-kirchner (Binner).
Syriza a également lutté contre un courant sectaire très enraciné (KKE), qui présente les mêmes défauts que de nombreux courants de la gauche argentine. Il oppose sa propre construction à toute alliance avec des groupes proches et refuse de participer au gouvernement de Tsipras. Ses critiques au nouveau gouvernement ressemblent à celles qui sont avancées dans notre pays contre Chavez/Maduro ou Evo Morales.
Syriza fournit également un bon exemple de coexistence entre différentes cultures de la gauche. Il a intégré la vieille garde qui a combattu la dictature des colonels avec de nouvelles générations incarnées par Tsipras.
Dans la conjoncture actuelle de l’Argentine, le groupe le mieux placé pour tenter une construction similaire à celle de Syriza est le FIT [11]. Il est devenu la principale force de gauche, il canalise le mécontentement radicalisé et est bien positionné pour la prochaine confrontation électorale.
Mais le grand paradoxe est l’hostilité de nombreuses composantes du FIT à Syriza. Ce rejet s’exprimé de façon plus ou moins explicite, à travers des questions et des félicitations adressés au nouveau gouvernement. Cette réaction n’est pas la première ni la seule contradiction du FIT. Il sera important de voir s’il parvient à dépasser cette ambivalence.
Traduction Lucile Daumas
Claudio Katz, 4 avril 2015
http://cadtm.org/La-Grece-vue-d-Argentine
Claudio Katz est économiste, chercheur au CNRS argentin (le CONICET), enseignant à l’Université de Buenos Aires et membre des Economistes de gauche. Page web www.lahaine.org/katz