Deux compagnons de route descendent, au débotté, chez leur ami impécunieux.
– Fallait pas te déranger, frère, on n’est pas des étrangers. – Mon gourbi est le vôtre, dit Ali, entrez ! Il y a de la M’chaoucha* au miel et du bon café. – Hum ! Ça ? Ce n’est pas de refus, s’écrie le grand Akram au dos vouté. - Attention à la tôle Eternit, son arête extérieure décapite. – Ton protocole d’accueil n’a rien à envier aux pièges du Vietminh, note le petit Ismat, aux cheveux hirsutes. ( Installés à même le tapis en paille d’Halfa, les camarades d’infortune savourent ce moment convivial des petites gens, quand soudain, le regard de l’un des convives s’attarde sur une anomalie ) Il débite : - Dommage que ce petit tabouret soit abîmé au niveau du pied. - Il appartenait à mon grand-père, explique Ali, c’est la souris qui l’a grignoté. - Une souris qui mange du bois ? T’as entendu ça Ismat ? Une souris ! Ha, ha, ha, ha, ha !
– Elle va pouliner des toupies ! raille l’homme ployé. Ha, ha, ha, ha, ha ! ( Meurtri, Ali subit le plus violent affront de sa vie. Les mois s’écoulent, puis les années. Une nouvelle lui parvint, au moment il allait sombrer dans la solitude dévastatrice. Son nom figure sur le testament d’un aïeul, propriétaire terrien. Devenu riche héritier, il disparait de son trou de rat et s’offre de somptueuses demeures dont un Palace au bord de mer. La manne céleste l’enveloppant de bonheur, il décide d’inviter, pour un dîner fastueux, ceux qui jadis firent de gorges chaudes de sa déconvenue ) - C’est vraiment le paradis chez toi, mon frère Ali. - Je dirais un lieu de repli. - On se croirait aux palais de l’Alhambra, en plus petit. - On me l’a déjà dit. - En plus, ça sent la cuisine orientale, s’exclame Ismat. - C’est l’odeur du méchoui, dit l’hôte, de la galette d’orge à l’huile d’olive, du piment grillé et autres mets aux aromates. - Moi, je mouillerai l’ancre ici. Pas toi, Akram ? demande Ismat, ébloui. - Une demeure éblouissante, les pieds dans l’eau sous un soleil généreux, c’est juste Khaloui *
( Confortablement installés, les deux invités accueillent l’arrivée des plats fumants avec ivresse. Au moment de passer aux choses sérieuses, Ismat est hypnotisé par la beauté du Pilon-mortier décoratif, mis en évidence sur le guéridon ) : - Voilà une pièce que le conservateur du Musée d’Arts et Traditions aimerait bien acquérir.
– Elle est en Or massif, dit Ali, ouvragée par un artisan ottoman, une semaine avant de mourir. ( Akram peine à la soulever. Il promène son regard autour de l’œuvre d’Art et relève une cassure profonde du métal précieux inaltérable). - Il manque un bout d’au moins 3 centimètres à ton acquisition, s’enquit le convive - C’est la souris qui l’a consumé ! répond Ali d’une voix vive. – Ils bouffent tout maintenant, ajoute Akram, ces salopards de rongeurs ! - C’est vrai ! étaie Ismat, ses yeux convoitant le méchoui nappé de légumes hauts en couleurs. (A peine la formule de bénédiction de la nourriture hypocritement formulée par les lascars, Ali se dresse vivement et décrète orageusement : ) - Bande de fumiers ! Une souris qui se sustente en dégradant le pilon-mortier en Or massif, vous validez ! Le même mammifère rongeur, ayant dégradé le pied de mon tabouret en bois, vous plongea dans l’hilarité. Du vent ! Espèce de Khoubatha*
Texte et dessin Omar Haddadou
Moralité : La parole du riche est toujours crédible, même si elle ne vaut pas une rognure.
* M’chaoucha (Omelette kabyle que l’on appelle Tahboult, préparée avec des œufs frais, de la farine et parfumée à la fleur d’oranger, pour le petit déjeuner ou le café de l’après-midi)
* Khaloui : Variété linguistique utilisée comme adjectif par la jeunesse algérienne pour qualifier un site calme et paradisiaque. On emprunte le même terme, quand on est sous le charme d’une musique envoutante.
* Khoubatha (Vil, hypocrite, traître (dans ce contexte)
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