Conga est un méga- projet minier à ciel ouvert, d’or et de cuivre, dans la région de Cajamarca. Entre les mains de l’entreprise Yanacocha (une association de capitaux péruviens et de la Newmont, une gigantesque firme minière transnationale), il a toujours été entouré de polémiques. S’il est vrai qu’il s’agit d’un investissement énorme (les dirigeants de la firme assurent qu’il atteindra 4,8 milliards de dollars), et qu’on s’attend à ce qu’il fasse exploser les chiffres des exportations péruviennes, il a néanmoins toujours été refusé localement.
Les raisons de l’opposition au projet sont multiples. Sont refusés tout d’abord les dommages environnementaux, incluant la disparition de certaines lagunes andines que les habitants locaux considèrent décisives, soit pour l’agriculture, soit pour l’approvisionnement en eau potable.
Dans les zones andines, ces atteintes à l’environnement sont bien connues car les habitants en ont subi les conséquences tout au long des décennies de « coexistence » avec d’autres entreprises minières. Ils ne croient pas non plus aux promesses d’une gestion environnementale dite équitable de la part de l’entreprise Yanacocha. Cela à cause de son comportement dans d’autres projets. De plus, et ce n’est pas le moindre des problèmes, le projet a été approuvé à la fin du gouvernement d’Alan Garcia [juillet 2006-juillet 2011] qui a sombré dans le plus grand discrédit face aux citoyens.
Comme Ollanta Humala basa une partie de sa campagne sur le fait qu’il plaçait la protection de l’eau avant l’exploitation minière, beaucoup ont cru que, s’il était élu président, le projet de Cajamarca serait suspendu. Ils se sont trompés et depuis lors le conflit n’a cessé de s’accentuer. L’administration Humala a mis de côté son tiède progressisme initial et s’est engagée dans une stratégie de développement traditionnel, basé sur l’exploitation massive des ressources naturelles. La promesse « d’abord l’eau, et après l’or » s’est transformée en un appel ambigu à disposer, en même temps, « et l’eau et l’or », les lagunes et les investissements.
La conséquence inévitable en a été l’éclatement d’une protestation citoyenne massive à Cajamarca, incluant des manifestations très suivies et des grèves civiques, avec l’appui du président de la région. Face à l’escalade des protestations, le président Humala a décidé d’accentuer son tournant à droite : il a déclaré l’état d’urgence, militarisé la zone et fait face à sa première importante crise politique. Plusieurs ministres ont démissionné et les formations « progressistes » sont sorties de l’administration. Ce gouvernement qui était considéré comme un gouvernement « en dispute » – c’est-à-dire au sein duquel étaient censées s’affronter une aile conservatrice et une aile progressiste – dura à peine 136 jours. En décembre 2011,ce gouvernement se tourna de façon déterminée vers « l’ordre et les investissements », comme l’ont noté de nombreux analystes péruviens.
Depuis lors, la conflictualité n’a pas diminué dans la région. Elle continue plutôt à augmenter. S’y sont succédé des grèves successives, une marche nationale en défense de l’eau et la vie, et divers affrontements avec plusieurs morts (cinq, seulement durant la première semaine de juillet). Il ne s’agit pas d’une dynamique exceptionnelle, puisque le même type de situation existe en Equateur, en Bolivie, en Colombie et dans une moindre mesure en Argentine. La protestation citoyenne contre les méga-projets miniers à ciel ouvert est devenue une condition généralisée de toute l’Amérique latine.
Un examen de la manière dont a été menée a mobilisation contre le projet minier à Conga est riche en enseignements pour l’Uruguay [l’auteur écrit dans un hebdomadaire uruguayen, Brecha]. Tout indique que le gouvernement péruvien a décidé d’approuver le projet minier coûte que coûte, pour des raisons dues à l’importance de l’investissement, aux perspectives d’augmentation des prix des minéraux sur les marchés internationaux, à la crise croissante dans les pays industrialisés, et finalement parce qu’il n’a pas de plan alternatif. Les mêmes facteurs sont plus ou moins présents en Uruguay autour du projet Aratiri [projet de production d’extraction de minerai de fer à ciel ouvert, qui est présenté comme le plus grand projet industriel de l’histoire de l’Uruguay ; à sa tête se trouve la transnationale Zamin Ferrous, dont le siège se trouve à Londres ; une surface de terres agricoles très importante serait détruite].
Le gouvernement Humala a cherché à faire taire les protestations en en appelant à la science.
Comme les études environnementales initiales, réalisées au Pérou, étaient très contestées, il s’en est remis à des experts étrangers. Il a engagé une commission d’experts espagnols qui ont réalisé une « expertise ». La logique de la démarche se fonde sur l’hypothèse très communément partagée qu’il y aurait un état de fait établi par la « science », objectif et définitif, qui permettrait d’en finir avec toutes les contestations. C’est une position qui est communément partagée, mais qui oublie que cela n’arrive presque jamais. Les organisations citoyennes de Cajamarca ont accepté le défi et ont réalisé de leur côté une « expertise » en engageant leurs propres techniciens. Comme il fallait s’y attendre, les résultats furent différents. Les désaccords et soupçons se sont approfondis. Tout cela a mis encore plus en évidence les faiblesses des évaluations environnementales de l’Etat. Il n’est pas superflu de rappeler que les recours similaires à la science se sont répétés en Uruguay, avec des résultats similaires (de l’approbation des semences transgéniques jusqu’au pont au-dessus de la lagune Garzòn).
Puis le gouvernement péruvien a eu recours à une autre tactique assez répandue. Il accepterait l’exploitation minière, mais sous condition de l’approbation d’un plan de compensations écologiques (visant à sauvegarder une partie des lagunes en cause), sociales (créer 10’000 postes de travail) et économiques (constitution d’un fonds social doté d’un capital dont le montant reste indéterminé). Il est tombé dans une logique très commune aux gouvernements progressistes, du type « je détruis ton environnement, mais je compense avec de l’argent et un emploi ». Résultat au Pérou : la mesure n’a pas eu un grand écho et le conflit continue à augmenter.
Conga et d’autres cas semblables (par exemple en Equateur) indiquent un nouveau type de conflits qui résistent à cette position selon laquelle on évite d’annuler les dommages environnementaux en échange de compensations ou d’indemnisations. Une fois de plus, cette expérience péruvienne ne s’éloigne pas de cas uruguayens, comme par exemple celui qui fait accepter la destruction de la côte Atlantique en échange de postes de travail comme jardiniers ou domestiques dans les futures maisons construites. Les conflits de nouveau type, comme celui qui se déroule au Pérou, mettent en évidence le fait que certains niveaux de destruction environnementale ne peuvent être évalués par des critères purement économiques.
C’est ainsi qu’ont échoué, les unes après les autres, les tentatives d’apaiser la protestation à Cajamarca. Les organisations citoyennes ont été harcelées, l’état d’urgence a, à nouveau, été déclaré et on a même emprisonné un des leaders locaux, le frappant face aux caméras. On est ainsi arrivé à une situation presque limite avec la perte de légitimité politique du gouvernement central. Beaucoup de gens ne croient plus en Humala, ni aux partis politiques les plus connus, ni en l’entreprise minière, ni aux techniciens universitaires. C’est un désert politique. Il ne faut pas non plus oublier que beaucoup des autorités locales ou régionales ont conquis électoralement leur siège sur la base de plateformes promettant de circonscrire l’expansion minière et ces autorités sont aujourd’hui en train de respecter leur mandat, leurs promesses électorales.
C’est au milieu de ce désert politique qu’est mis en discussion le contenu des politiques de développement du pays : être un pays d’extraction minière ou ne pas l’être ? Là est la question. Et le gouvernement Humala est nu, sans alternatives ; il ne les a pas cherchées et comme il ne les a pas à disposition, il tombe à nouveau dans le modèle d’exportation de matières premières.
On pourrait soutenir que le cas uruguayen est très différent de celui des communautés indiennes qui s’affrontent depuis des décennies à l’arrogante domination minière, à ses dommages environnementaux, ainsi qu’à la complicité gouvernementale. Mais si on examine plusieurs cas uruguayens, une fois de plus on trouvera des similitudes. Il y a là un certain nombre de problèmes environnementaux que plusieurs gouvernements sont incapables de résoudre. Les dénonciations contre l’utilisation des produits agrochimiques se répètent sans cesse, l’incapacité à résoudre le problème de l’élimination des ordures persiste, comme celui de la pollution des rivières. Il y a des pressions quand aux évolutions des dommages environnementaux et il y a même des politiques qui défendent les méga-mines avant de s’informer sur les dommages qu’elles peuvent causer. Va-t-on apprendre ou non de l’expérience péruvienne. Et à gauche ? Pense-t-on à des alternatives pour ne pas continuer à n’être que des producteurs de matières premières dans la globalisation capitaliste ? (Traduction de Jean Puyade pour le site A l’Encontre)
* L’auteur est sociologue, directeur du Centre latino- américain d’Ecologie sociale. Cet article a été publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, en date du 13 juillet 2012.