Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/07/11/lenjeu-de-la-retraite-pour-les-femmes-une-contribution-majeure-de-christiane-marty/
Alors que la mobilisation sociale contre la réforme des retraites imposée de force par le gouvernement Macron-Borne a connu une ampleur considérable, il était nécessaire de marquer un point d’étape pour en cerner les enjeux essentiels. C’est ce que vient de faire, mais sous un angle particulier et quasiment inédit, Christiane Marty dans l’ouvrage L’enjeu féministe des retraites (Paris, La Dispute, 2023). Christiane Marty est déjà connue pour ses très nombreux travaux sur les retraites, soit comme auteure, soit comme coordinatrice d’ouvrages collectifs [1]. Ici, elle propose une synthèse de ses contributions qui se sont échelonnées en parallèle avec les nombreuses réformes du système de retraites en France depuis les années 1990.
En effet, la situation vécue par les femmes quant à leur droit à une retraite et aux conditions de celle-ci renvoie à leur condition dans le travail pendant leur vie professionnelle et à leur accès à l’emploi. Mais, et c’est là l’une des originalités et l’un des intérêts de ce livre, regarder la retraite des femmes améliore le regard qu’on peut porter sur notre système de retraites dans son ensemble ; de même, les propositions pour renforcer les droits directs des femmes à la retraite seraient sans doute la meilleure manière d’améliorer le principe même d’une retraite fondée sur la solidarité.
Contre la réforme de Macron et Borne
Le livre de Christiane Marty est structuré en quatre grands chapitres. Pour des raisons pédagogiques, elle commence par un exposé de la réforme présentée au cours de l’hiver 2023 par le gouvernement. En pleine bataille sur les retraites, rappeler d’emblée l’essentiel des arguments contre cette réforme était le bon choix.
Cette réforme était « injuste et injustifiée » écrit Christiane Marty (p.15), d’autant que le président du Conseil d’orientation des retraites (COR) avait lui-même déclaré « que les dépenses de retraites ne dérapent pas, simplement elles ne sont pas compatibles avec les objectifs de politique économique et de finances publiques du gouvernement » (p.16). On voit là la première marque de la duplicité du gouvernement, qui tantôt disait vouloir équilibrer un système de retraites qui n’était pas en déséquilibre, tantôt laissait entendre d’autres objectifs à atteindre mais passant par la réduction des dépenses sociales.
Ainsi, la quasi-totalité des travailleurs et les trois-quarts de la population ont compris que la réforme pénaliserait les plus précaires, toutes les personnes ayant eu des carrières courtes ou fragmentées, dont les femmes, et toutes les personnes ayant commencé à travailler tôt et que l’allongement de la durée de cotisation, lié au report de l’âge de la retraite à 64 ans, pénaliserait en premier. La décote, double peine pour les personnes qui ont des pensions basses, est particulièrement injuste pour les femmes. Comme les réformes antérieures ont conduit à un processus de baisse progressive du niveau des pensions relativement aux salaires, l’accélération de ce processus à cause de la réforme en cours sera désastreuse pour les femmes. Et ce n’est pas la promesse mensongère de la pension minimum à 1 200 euros mensuels, qui ne sera jamais égale à 85% du Smic, qui les sauvera. Enfin, la prise en compte de la pénibilité, déjà réduite par les concessions de Macron au Medef pendant son premier quinquennat, est d’autant plus douloureuse pour les femmes que la pénibilité des travaux exercés par elles est très mal reconnue.
Les défauts de notre système de retraites envers les femmes
C’est dans son deuxième chapitre que Christiane Marty examine plus précisément en quoi l’évolution du système de retraite est lourde de conséquences négatives pour les femmes. Cela tient moins aux principes établis lors de la création de la Sécurité sociale, à partir du programme du Conseil national de la Résistance, qu’aux mauvaises conditions d’emploi des femmes. Et beaucoup de faits vont dans le mauvais sens. Le temps partiel d’abord, au détriment des salaires et des futures pensions ; la précarité des emplois ; les carrières discontinues ; la moindre durée de carrière validée ; et bien entendu, l’infériorité des salaires féminins de 20% en moyenne par rapport aux salaires masculins. Mais le plus grave est que les inégalités dans la sphère du travail sont accrues à la retraite, puisque les pensions de droit direct sont inférieures de 40% à celles des hommes. Et Christiane Marty cite une étude déjà ancienne, mais hélas toujours représentative, selon laquelle « les 10% de femmes ayant les pensions de femmes les plus élevées percevaient une pension 9,4 fois supérieure à celle des 10% de femmes ayant les pensions les plus faibles (c’est ce qu’on appelle le rapport interdécile [D9/D1]), alors que ce rapport est de 4,5 chez les hommes, soit deux fois plus faible » (p.34). Certes, les écarts de pension entre hommes et femmes se réduisent, mais il s’agit d’« une amélioration très lente » (p.35). De même, la durée de carrière validée augmente pour les femmes mais reste « encore inférieure de près de deux ans à celles des hommes : 38,2 ans contre 40,3 ans pour les hommes » (p.36). En bref, la retraite est « un miroir grossissant des inégalités salariales » (p.39), au sens global de « salariales », c’est-à- dire au-delà du salaire proprement dit, englobant donc l’ensemble des conditions au travail.
Christiane Marty ne manque pas d’examiner la portée des dispositifs de solidarité pour les femmes, notamment leurs droits spécifiques pour la maternité et l’éducation des enfants, en dehors donc des pensions de réversion. Elle explique que deux philosophies de ces droits s’opposent. Selon les féministes, les femmes « doivent se voir reconnaître des droits indépendamment de la maternité. Elles revendiquent l’égalité professionnelle entre hommes et femmes et luttent contre la domination sexuelle des hommes » (p.41). Mais, selon les conceptions familialistes et natalistes, il s’agit de défendre « les normes familiales traditionnelles magnifiant la famille et la mère au foyer qui se consacre aux tâches domestiques et aux enfants » (p.41-42).
« Les dispositifs attribués au titre des enfants, dits familiaux, regroupent quatre droits différents : les majorations pour durée d’assurance (MDA), l’assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF), les majorations de pension pour 3 enfants et plus, et les départs anticipés pour motifs familiaux dans les régimes spéciaux. Ces droits bénéficient pour 14,2 milliards aux femmes et pour 5,2 milliards aux hommes. Ensuite, un dispositif également essentiel pour les femmes est le minimum de pension. Elles bénéficient de plus des trois quarts des sommes versées à ce titre : 6,7 milliards contre 1,8 milliard pour les hommes » (p.42). Mais ces chiffres peuvent donner lieu à une interprétation biaisée car « les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes dans les effectifs à la retraite » ; de ce fait, le « montant moyen distribué au titre de la solidarité [est] légèrement supérieur pour les hommes » (p.43). Sans parler des majorations pour 3 enfants et plus qui sont « doublement anti-redistributives » (p.44) parce qu’elles équivalent à 10% du montant de la pension, celle-ci étant bien supérieure pour les hommes. Au total, le plafonnement des dépenses de retraites programmé par les gouvernements successifs et le renforcement de la contributivité du système de retraite indiquent le sens général des différentes réformes des retraites.
De contre-réforme en contre-réforme
« Pour le temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », comme dit la chanson, le troisième chapitre de Christiane Marty sera très utile, car il rappelle les principales caractéristiques des réformes antérieures.
1993, réforme Balladur pour les salariés du privé :
– augmentation de la durée de cotisation nécessaire pour une pension à taux plein de 37,5 ans à 40 ans ;
– passage de 10 aux 25 meilleures années de salaire prises en compte dans le calcul de la pension ;
– indexation des pensions et des « salaires portés au compte » sur les prix et non plus sur l’évolution du salaire moyen ;
– invention de la décote de 10% par année manquante de cotisation.
1996 : baisse du rendement du “point” dans les accords Agirc-Arrco.
2003 : réforme Fillon :
– allongement de durée de cotisation à 40 ans pour les fonctionnaires et le secteur public ;
– annonce de l’allongement de la durée de cotisation à 41 ans en 2008 ;
– décote ramenée à 5% par année manquante pour tous les salariés du privé et du public ;
– mise en place des plans d’épargne populaire (Perp) et d’épargne collective (Perco) favorisés par des exonérations fiscales ;
– diminution des MDA pour les femmes fonctionnaires de un an à six mois ; au nom de la non-discrimination entre les femmes et les hommes, ce qui conduit Christiane Marty à dire : « au nom de l’égalité ente les sexes, on en arrive d’une part à réduire ce qui était pourtant conçu pour compenser les inégalités, d’autre part à favoriser un comportement qui entrave l’égalité et l’autonomie des femmes » (p.59).
2008 : réforme des régimes spéciaux des entreprises publiques (EDF, GDF, SNCF, RATP) :
– 40 ans de cotisation ;
– indexation des salaires portés au compte et des pensions sur les prix ;
– décote et surcote ;
– à partir de 2009, pensions revalorisées au 1er avril au lieu du 1er janvier.
2010 : réforme Woerth :
– report de l’âge de la retraite de 60 à 62 ans pour tous ;
– allongement de la durée de cotisation à 41,5 ans en 2020 ;
– durcissement des conditions pour bénéficier de départs anticipés pour carrières longues ;
– dispositif de retraite pour pénibilité (incapacité égale ou supérieure à 20%) à partir de 60 ans ;
– plans d’épargne retraite pouvant être liquidées sous forme de capital ; – suppression de la MDA de deux ans dans le privé, remplacée par une “majoration maternelle” d’un an par enfant pour toutes les mères, et par une “majoration d’éducation” à partager entre les deux parents.
2013-2014 : réforme Touraine :
– allongement de la durée de cotisation à 43 ans pour la génération de 1973, à raison d’un trimestre par an de 2020 à 2035 ;
– compte personnel de pénibilité ;
– revalorisation annuelle retardée du 1er avril au 1er octobre ;
– validation des temps partiels soumis à 150 heures de Smic au lieu de 200.
2015 : bonus-malus dans l’Agirc-Arrco :
– report d’un an de l’âge où l’on peut toucher la pension complémentaire, sous peine de malus de 10%, sauf pour les pensions éligibles à un taux nul ou réduit de CSG ;
– revalorisation annuelle reportée du 1er avril au 1er novembre.
2019 : réforme Macron-Delevoye avortée :
– système par points pour tous prenant en compte toute la carrière, particulièrement désavantageux pour les femmes ;
– âge du taux plein dit “âge d’équilibre financier”, qui équivaut à augmenter l’âge de départ à la retraite ;
– pension de réversion envisagée en recul.
Deux éléments au moins sont soulignés par Christiane Marty au terme de ce rappel historique. Le premier est la disparition progressive de l’effet dit de « noria », selon lequel l’amélioration des salaires parallèle au développement économique conduisait à une élévation progressive du niveau des pensions depuis l’après-guerre jusqu’au début des années 2010. Le deuxième aspect est la « montée de la question des retraites des femmes dans le débat public et dans les mobilisations » (p.95). L’influence des mouvements féministes et celle des associations comme Attac et la Fondation Copernic furent importantes pour aller dans ce sens.
Pour une vraie réforme en faveur des droits des femmes
Le quatrième et dernier chapitre de Christiane Marty donne des perspectives pour concevoir un système réformé au bon sens du terme, c’est-à-dire progressiste. C’est ici qu’on découvre combien la « retraite des femmes [est] un enjeu de société » (p.109). L’auteure précise que dans ce chapitre elle « privilégie la présentation du lien entre l’enjeu féministe et une réforme progressiste », parce que « l’enjeu écologique modifie radicalement la définition de l’efficacité économique. L’exploitation de la nature et celle de la force de travail – dont le travail des femmes – relève d’une même réalité. » (p.111). Nous reconnaissons là un thème qui nous est cher. Ce chapitre est extrêmement précis et détaillé. Donnons quelques éléments pour inciter le lecteur à aller les approfondir.
Un « modèle d’égalité entre les femmes et les hommes » (p.113) ne doit pas « se limiter à réparer au moment de la retraite, c’est-à-dire a posteriori, les inégalités qui existent en amont sans agir sur leur source. Cela pourrait paraître positif à première vue, mais ce serait passer à côté de l’essentiel. Faire durenforcement de mesures de “réparation” l’outil d’une politique en faveur de l’égalité de pension serait contradictoire avec une politique visant l’égalité de genre dans la société. » (p.114). Mais tant que l’égalité ne sera pas réalisée en amont, les dispositifs de solidarité resteront nécessaires.
Dans le même ordre d’idées, la réduction du temps de travail peut aider à la remise en question du partage sexué des tâches domestiques, tout en facilitant l’accès à l’emploi des femmes. Et Christiane Marty réaffirme à juste titre « la dimension contradictoire du travail : il est à la fois source d’aliénation et aussi acte social porteur d’émancipation » (p. 117), une contradiction souvent ignorée ou stigmatisée dans les milieux alternatifs.
Un thème essentiel chez Christiane Marty revient dans ce chapitre pour concevoir des « droits familiaux en cohérence avec l’égalité entre femmes et hommes » (p.117). Elle explique que nous sommes placés devant une difficulté : bien que les dispositifs familiaux soient, sur le papier, neutres puisqu’ils s’adressent aux parents et non plus aux seules mères, « la réalité de la prise en charge des enfants n’en est pas devenue neutre pour autant ! » (p.118). Elle propose de « refonder les majorations pour les enfants pour les rendre forfaitaires et unifiées » (p.120). Pour tenir compte de l’évolution de la conjugalité et de la famille, la réversion doit être conçue à nouveau, afin d’accompagner le renforcement des droits propres pour les femmes. Ce dernier point ne sera réalisable que si les carrières courtes cessent d’être discriminées, notamment par la décote, à supprimer.
Une clé des droits propres est de « lever les obstacles à l’emploi des femmes en amont de la retraite » (p.133). À ce titre, l’accueil de la petite enfance doit être développé, ainsi que le partage des congés parentaux.
Depuis longtemps, Christiane Marty mène bataille pour qu’on en finisse avec le quotient conjugal qui induit « une fiscalité défavorable à l’activité des femmes » (p.142). En effet, ce quotient entraîne « une réduction d’impôt qui croît très sensiblement avec le revenu et le nombre de parts » (p.14), et cela d’autant plus qu’il y a un écart de revenu entre les deux conjoints, au détriment des femmes le plus souvent. Il s’agirait alors de passer à un « mode d’imposition séparée » (p.145).
L’égalité des salaires féminins et masculins doit passer par une « revalorisation des métiers à dominante féminine » (p.153). Et ce n’est pas qu’une question de gros sous, car « la valorisation de l’économie du soin et du lien social renverse la hiérarchie des valeurs » (p.155).
On retrouve à la fin de son livre ce qu’annonçait Christiane Marty au début : les retraites vues sous l’angle féministe aident à voir ensemble sens du travail, réduction du temps de travail, mode de vie et partage des richesses. Parce que, comme elle l’écrit en conclusion, « le fil des inégalités de salaires ouvre un questionnement fécond sur ce qu’est la valeur d’un travail, qui débouche sur l’exigence de la revalorisation des métiers féminisés. » Au-delà, ce questionnement devrait faire évoluer la représentation sociale de l’ensemble des activités accomplies dans les sphères productives et reproductives. Il restera alors, ajouterons-nous, à redéfinir ce qu’est un travail productif.
Pour conclure ce compte rendu de lecture, Christiane Marty nous offre un livre de référence sur la question des retraites, à la fois dans une perspective historique et stratégique. Et elle a eu la bonne idée de le terminer par un glossaire fort utile et une série d’annexes sur des questions un peu techniques mais qui raviront les curieux et les militants pour les droits des femmes, et donc de tous.
[1] Signalons entre autres les contributions de coordinatrice de Christiane Marty des deux livres d’Attac et de la Fondation Copernic, Retraites : l’heure de vérité (coord. avec J.-M. Harribey et P. Khalfa), Paris, Syllepse, 2010 ; Retraites : l’alternative cachée (coord. avec J.-M. Harribey), Paris, Syllepse, 2013 ; ainsi qu’un grand nombre de contributions personnelles de l’auteure, tant sur l’impact des réformes sur les femmes que sur un plan plus général : par exemple, Retraites, Saison 2022, Paris, Éd. du Croquant, 2022.
Jean-Marie Harribey
Article paru dans la revue Les Possibles n°36 – Eté 2023
https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-36-ete-2023/dossier-les-pratiques-de-l-etat-neoliberal-aujourd-hui/article/l-enjeu-de-la-retraite-pour-les-femmes-une-contribution-majeure-de-christiane
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