Tiré de Attac Québec
Bulletin, juin 2022
par Nathalie Guay
Typiquement, ils grugent rapidement des parts de marché dans l’industrie à leur arrivée, sans contrepartie fiscale, et échappent aux réglementations auxquelles sont soumises les entreprises en place. Ils peuvent aussi générer des effets divers sur les milieux de vie, sur la culture, sur l’information, etc.
Les géants du numérique ne font pas l’unanimité et les gouvernements se trouvent dans la plupart des cas à devoir légiférer afin de garantir un minimum d’équité au sein de l’industrie où ils surgissent, et un certain équilibre entre enthousiastes et critiques au sein de la population.
Plusieurs cas ont défrayé les manchettes en lien avec les compétences provinciales au Québec, notamment les cas de Uber et Airbnb, dès 2014. Il aura fallu attendre de nombreuses années pour en arriver à une réglementation en 2021 permettant des avancées dans le cas de l’hébergement de courte durée, et reléguant des responsabilités à l’échelle municipale, qui ne règlent pas toutes les problématiques (l’effet sur le prix des logements par exemple).
Dans le champ d’action du fédéral, les enjeux principaux concernent la fiscalité, la souveraineté culturelle, la survie des médias d’information, la protection des données privées, la lutte contre la désinformation et la haine en ligne. Nous nous concentrerons particulièrement sur la première tentative d’encadrement normatif de ces entreprises par le Canada avec la révision de la Loi sur la radiodiffusion. La Loi sur la radiodiffusion est l’une des principales politiques culturelles du Canada pour les secteurs de la musique et de l’audiovisuel. C’est elle qui assure un volume de production d’émissions canadiennes, des quotas de contenu de musique francophone à la radio, des contributions des entreprises de radiodiffusion pour la création et la production culturelle, etc.
Pourquoi cette révision était-elle nécessaire ?
L’un des premiers secteurs à avoir été bouleversé par les géants du numérique est certainement le secteur musical. Rappelons que c’est en 2004 que le service ITunes de Apple a été offert au Canada, et le secteur était déjà affecté depuis longtemps par le téléchargement illégal. Non seulement les revenus ont connu une forte baisse depuis cette époque, mais les propositions musicales locales se sont retrouvées noyées sur des plateformes mondiales où elles ne sont pas valorisées.
Par exemple, les données de l’Adisq, divulguées lors d’un événement en mars 2022, révèlent que la part des artistes québécois dans les ventes d’albums physiques ont traditionnellement oscillé autour de 50%. En 2021, on estime que l’écoute de musique québécoise, en anglais et en français, ne représente que 8% des écoutes sur les plateformes de musique en continu. Et cela a bien sûr un impact sur les revenus des créateurs et de l’ensemble des intervenants dans le secteur.
La réalité du secteur audiovisuel est bien différente, mais ce dernier est aussi affecté par la transition vers l’écoute continue en ligne. D’ailleurs, en 2021, le taux d’abonnement à des services de visionnement en ligne (77%) a dépassé le taux d’abonnement pour les services de télévision traditionnels (70%), qui est en régression depuis 2012. Cela entraîne une diminution des revenus disponibles pour appuyer la production de contenus canadiens, qui est en déclin par rapport au volume total de production qui se fait au pays. De plus, les productions nationales sont presque inexistantes sur les plateformes étrangères (Netflix, Amazon Prime, Disney +, etc.).
Ainsi, la modernisation de la loi est motivée par le désir de préserver une industrie locale, mais aussi de favoriser la rencontre entre la population et sa propre culture.
Une révision qui s’est fait attendre, et attendre
Au début des années 2000, des organisations réclamaient déjà que les services de diffusion par Internet ne soient pas exemptés de l’application de la Loi sur la radiodiffusion. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) avait en effet décidé de cette exemption en 1999, pour la reconduire à nouveau en 2012, malgré une mobilisation des associations du secteur culturel.
Pendant les élections de 2015, les enjeux ont été réduits à la « taxe Netflix » par le premier ministre sortant, Stephen Harper. Cette sortie a amené le parti libéral et le NPD à s’engager à ne pas mettre en place une « taxe Netflix ». Le passage de Mélanie Joly à la tête du Patrimoine canadien a été hanté par cette question et la fameuse entente Netflix intervenue en 2017. Le mandat libéral 2015-2019 a produit beaucoup de consultations et de rapports :cadre stratégique du Canada créatif, rapport du CRTC sur les modèles de distribution de programmation de l’avenir, du rapport du Groupe d’examen du cadre législatif en matière de radiodiffusion et de télécommunications.
Enfin, en novembre 2020, le ministre Steven Guilbeault a déposé le projet de loi C-10, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion. Ainsi, on proposait de donner au CRTC de nouveaux outils pour réglementer les plateformes de diffusion en ligne pour s’assurer de leur contribution au financement et à la mise en valeur des contenus canadiens. C-10 prévoyait aussi une reddition de compte de la part de toutes les entreprises devant être assujetties au cadre canadien. Le projet de loi prévoyait également de nouveaux objectifs pour appuyer les créations culturelles autochtones et des communautés de langue officielle en situation minoritaire. Le hic, les services de médias sociaux (Tik Tok, YouTube, Facebook, etc.) étaient exclus de la portée de la loi.
Un long et tortueux processus d’amendement a démarré en comité parlementaire. Le secteur culturel a su faire valoir qu’il serait inéquitable qu’un service comme YouTube, le plus populaire pour l’écoute de musique en continu au Canada, ne soit pas régulé. De plus, cela pourrait appuyer les demandes de dérèglementation d’autres services musicaux (Spotify, QUB musique, stations de radio, etc.). Un amendement a donc été adopté pour que la loi s’applique aussi aux médias sociaux.
Quand on instrumentalise les droits humains pour empêcher le débat
Dès ce moment, le projet de loi a été attaqué au parlement comme dans la presse à l’extérieur du Québec. Des opposants ont mobilisé, à tort, la liberté d’expression, une arme souvent utilisée pour bloquer toute règlementation de l’Internet. L’opposition a été telle que le projet de loi n’a pu être adopté avant le déclenchement des élections en août 2021.
Le projet de loi C-11, Loi sur la diffusion continue en ligne, a été déposé le 2 février 2022. Le ministre Pablo Rodriguez a commandé quelques modifications entourant les médias sociaux pour tenter de tempérer l’opposition, mais la bataille n’est pas gagnée. Le secteur culturel a déployé une énergie particulière pour encourager les députés à résister à l’ingérence des géants du numérique et pour que la modernisation de la loi ne favorise pas un nivèlement vers le bas des exigences règlementaires.
À quoi s’attendre pour les prochaines années ?
Même s’ils ne le font pas directement, notamment en faisait appel à des organisations de la société civile rodées pour ce type de campagne, certains géants du numérique peuvent déployer un lobbyisme très agressif afin de limiter la portée de politiques publiques.
Les occasions vont se multiplier au cours des prochaines années. Une loi devrait succéder à la création d’un groupe consultatif d’expert sur la sécurité en ligne. Il a aussi le projet de loi C-18, Loi sur les nouvelles en ligne, qui prévoit que les géants du numérique partagent une part de leurs revenus avec les médias d’information. Le gouvernement entend aussi déposer une révision de la Loi sur le droit d’auteur qui pourrait accroitre les responsabilités des entreprises sur Internet.
Pour toutes ces batailles et les nombreuses autres à venir pour encadrer les géants du numérique, un appui populaire est incontournable pour insuffler le courage nécessaire à la classe politique, tâche d’autant plus difficile à l’ère de la désinformation.
Nathalie Guay détient une maitrise en géographie de l’Université du Québec à Montréal. En plus de diriger la Coalition pour la diversité des expressions culturelles, elle est secrétaire générale de la Fédération internationale des coalitions pour la diversité culturelle. Elle a particulièrement travaillé sur les enjeux de développement régional et durable, des accords commerciaux, de la solidarité internationale et des changements apportés par le numérique.
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