Édition du 19 novembre 2024

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Arts culture et société

L’art d’avoir raison : sur la dialectique (Première partie)

De la dialectique (chez Platon) à la dialectique éristique (selon Schopenhauer)

Puisque nous évoluons dans un monde où la communication et la discussion prennent une place omnipotente, il ne faudrait alors point ignorer l’apport non seulement de la rhétorique dans les débats pouvant survenir, mais surtout de la dialectique. Apparaît ainsi l’opportunité de faire une pierre deux coups en mettant en plus en parallèle la dialectique originelle sous Platon et celle dite éristique attribuée à Arthur Schopenhauer ; d’ailleurs, ce dernier a su soulever une question pertinente, à savoir pourquoi nos sociétés sont encore sous l’emprise des sophistes ?

La dialectique chez Platon

Si nous débutons dans l’ordre chronologique, la dialectique occupe une place nettement enviable dans la philosophie, et ce depuis l’époque classique de la Grèce antique. Platon a été le premier à vouloir la définir d’une manière rigoureuse. De notre lecture de Platon Œuvres complètes, nous retenons de lui que la dialectique, ou l’art du dialogue, repose sur trois étapes ou procédés : dans un premier temps, il y a constatation des contradictions inhérentes aux données en provenance des sens ou des jugements d’opinion ; dans un deuxième temps, apparaît la mise à l’épreuve, par une interrogation précise, en vue d’exposer l’inconséquence obtenue par rapport aux hypothèses posées au départ ; puis dans un troisième temps, s’impose la sortie de ces deux procédés négatifs visant à s’affranchir de fausses croyances et l’ouverture au procédé positif consistant à la définition de l’essence. En bref, cette démarche dialectique se veut la voie royale qui permet de passer de l’aporie à la connaissance. Du livre Le sophiste nous retenons ensuite que Platon affirme avec force la valeur vile de l’art de persuader pour le simple plaisir de la persuasion ; en effet, le philosophe grec préfère les exigences de la dialectique de Socrate pour atteindre les voies de la connaissance. Cet ouvrage se consacre d’ailleurs à la rupture entre la sophistique et la dialectique ; en résumé, la première correspond à l’art de discourir avec un agrément de fioritures, tandis que la seconde cherche à examiner, de manière approfondie, un enjeu ou un sujet de recherche pour réussir à dévoiler le vrai ou ce qui est caché à nos sens ou ce qui échappe à nos perceptions immédiates et spontanées.

La dialectique telle que posée dans le Livre VII de l’ouvrage République

Dans le Livre VII de sa République, Platon définit la dialectique de la manière suivante : « […] essayer sans l’aide d’aucun sens mais au moyen de la raison d’atteindre à l’essence de chaque chose et ne pas s’arrêter avant d’avoir saisi par la seule intelligence l’essence du bien » (p. 291). Par contre, la démarche dialogale (ou la sophistique) est souillée par la méthode mise de l’avant par les sophistes, eux qui la réduisent à un simple jeu lors de joutes oratoires dans le but de contredire avec brio son interlocuteur. D’où encore cette immense fossé qui se creuse entre les sophistes et Platon, puisque, logiquement et philosophiquement, la démarche dialectique doit plutôt atteindre l’essence des choses, c’est-à-dire la vérité. Alliant le savoir et la pensée, l’intelligence s’élève ici face à l’opinion, ce qui signifie, en le disant autrement, que la démarche dialectique platonicienne serait la seule qui permettrait de rejeter l’opinion par des assauts volontaires destinés à mettre en lumière cette intelligence, grâce à laquelle se découvre le savoir et non pas une simple conviction.

La contribution de Platon

Platon a contribué incontestablement à la mise en place d’un nouveau système de démonstration qui visait principalement à prouver hors de tout doute que l’opinion (fausse ou vraie) se révèle fort différente de la connaissance. La dialectique n’a de pouvoir que lorsque la réflexion impose de considérer un point de vue et son contraire, pour en arriver à une réponse suffisamment acceptable, c’est-à-dire reflétant le plus possible la vérité. Dans Charmide, Platon nous invite à apprendre à philosopher dans le cadre de sa méthode qui constitue un exercice ne pouvant être pratiqué en solitaire. Celle-ci suppose le déploiement d’un cheminement critique en lien avec une interrogation fondamentale visant à définir un objet donné au-delà de l’opinion, de la perception ou encore de la définition spontanée que nous pouvons en avoir. De là se justifie, toujours selon lui, son système d’éducation des membres de la cité, dans une conversion au goût de la réflexion et des efforts, afin qu’ils se départissent du contentement de l’opinion ; parce que la découverte du savoir est essentielle à l’élévation de l’âme, de l’homme et de la femme, voire de la Cité tout entière.

Hélas, le chemin parcouru par la civilisation occidentale des Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ jusqu’à aujourd’hui aurait probablement amené Platon, s’il vivait toujours, à se demander pourquoi sa méthode dialectique n’a pas permis aux personnes, aux cités et aux États de s’élever au niveau d’excellence exemplaire qu’il envisageait ; en d’autres termes, pourquoi n’est-elle pas parvenue à éradiquer la sophistique du paysage politique ? Car la démonstration de la vérité à travers la dialectique ne parvient toujours pas à convaincre les sceptiques, qui préfèrent rester solidement assis sur leurs convictions profondes, même si celles-ci ont été démontrées comme étant erronées. Chose certaine, les controverses en politique, aussi bien que dans d’autres domaines, ont la vie longue. Puisqu’il en est ainsi, à la dialectique de Platon un ajout s’impose : celui de la dialectique éristique de Schopenhauer.

La dialectique éristique chez Schopenhauer (1788-1860)

Dans un court essai intitulé L’art d’avoir toujours raison, Arthur Schopenhauer part du postulat en vertu duquel l’art de la discussion est ni plus ni moins que l’équivalent d’un art de la guerre, car ce qui est recherché la plupart du temps dans une discussion n’est pas la vérité, mais serait d’apprécier le triomphe de son point de vue sur celui d’autrui ; en bref, avoir raison coûte que coûte même au mépris des faits ou de la vérité. Il en est ainsi selon Schopenhauer en raison du fait que « la véracité objective d’une phrase et sa validité pour le débatteur et l’auditeur sont deux choses différentes (c’est sur ce dernier que repose la dialectique) » (p. 6). L’art d’avoir toujours raison, chez certains individus, trouve son origine dans ce que le philosophe nomme la « vanité innée » (p. 6). Mais d’où peut-elle bien provenir ? À cette interrogation, Schopenhauer y répond comme suit : « De la base même de la nature humaine », puisque sans cela, tout être humain serait différent et viserait alors à débattre dans l’intention sincère de la recherche de la vérité (p. 6). Mais la réalité étant tout autre, la vanité innée, sensible à la valeur de l’intellect, n’a cure d’une position vraie ou fausse ; elle nous force donc à parler sans réfléchir, nous menant souvent vers l’erreur, mais au lieu de le reconnaître, nous essayons plutôt de démontrer le contraire. Par conséquent, une fausseté pourrait apparaître comme étant vraie.

La rhétorique ou la sophistique (« accompagnée par la loquacité et la mauvaise foi innée ») (p. 6) triomphe sur la vérité en raison de cette fameuse « vanité innée » présente chez tous les êtres humains. Pour ainsi survivre dans certaines discussions (ou polémiques), il faut parfois déployer des stratagèmes qui appartiennent à un manuel d’autodéfense intellectuelle ou à un guide à utiliser en cas de crise dans les échanges écrits ou verbaux. Nous sommes loin ici de la dialectique développée par Platon pour contrer les fioritures ou les arguties des sophistes. Venir à bout d’un vis-à-vis dogmatique, avec lequel il est impossible de dialoguer, oblige à user de ce que Schopenhauer appelle des « stratagèmes ». Il en présente d’ailleurs 37, plus un ultime (donc 38 au total), qui correspondent à la dialectique éristique.

Logique versus dialectique

À nouveau dans L’art d’avoir toujours raison, Schopenhauer distingue au départ la logique de la dialectique. Pour lui, la logique est une « science de la pensée », associée aux procédés de la raison pure qui le rapproche de son compatriote Emmanuel Kant, tandis que la dialectique devient pour sa part une construction intellectuelle survenue a posteriori, impliquant « la connaissance empirique des différences entre deux individualités rationnelles que doit souffrir la réflexion pure, et des moyens qu’utilisent ces individualités l’une contre l’autre pour montrer que leur pensée individuelle est pure et objective » (p. 5). En considérant donc la nature humaine, il suggère l’inclination de tout être humain placé dans une discussion à réagir de la même façon lorsque ses pensées sur un sujet donné ne sont pas les mêmes comparativement à celle d’un autre interlocuteur ; en effet, le réflexe sera de considérer que l’erreur provient de celui-ci au lieu de vérifier soi-même les défaillances de notre raisonnement. Pourquoi ? Parce que, selon Schopenhauer, « l’homme est par nature sûr de soi et c’est de cette caractéristique que découle cette discipline qu’il me plaît d’appeler dialectique » (p. 5). Et pour éviter toute équivoque et confusion, il décida d’ajouter le qualificatif « éristique », de manière à baptiser sa dialectique de « science des procédés par lesquels les hommes manifestent cette confiance en leurs opinions » (p. 5).

Logique, dialectique, « dialectique naturelle » et dialectique éristique selon Schopenhauer

Si la logique vise la recherche de la « vérité objective », alors que la science de la dialectique porte sur les stratagèmes malhonnêtes utilisés dans une discussion en vue de les écarter, il est clair que Schopenhauer, en ce qui a trait à la dialectique, soutient un avis différent de Platon. Le philosophe allemand avance d’ailleurs ceci : « […] la dialectique n’a rien à voir avec la vérité tant que le maître d’escrime considère qui est dans le vrai quand le débat tourne en duel : il ne reste que l’estoc et la parade et c’est ainsi que l’on peut voir la dialectique : comme l’art de l’escrime mental, et ce n’est qu’en la considérant ainsi que l’on peut en faire une discipline à part entière » (p. 9). Autrement dit, la dialectique est l’art de se défendre ou d’attaquer les positions de l’adversaire sans se contredire soi-même. Lorsque la controverse survient, le ou la vainqueur le deviendra en raison non seulement de la justesse de son jugement, mais surtout de son adresse et de son intellect employés durant la bataille oratoire. Par conséquent, il n’existe aucune dialectique naturelle (ou innée) ; elle s’apprend uniquement. D’où l’intérêt à porter à l’endroit des stratagèmes à utiliser ou à déployer dans un échange polémique.

Les 38 stratagèmes de la dialectique éristique selon Schopenhauer

Schopenhauer a donc reconnu l’utilité d’élaborer des outils pouvant être utilisés dans l’exercice de la dialectique. Comme nous l’avons dit plus tôt, il a élaboré 38 stratagèmes sur lesquelles il importe de nous attarder maintenant :

I : L’extension

Reprendre la thèse adverse en la faisant déborder de ses limites naturelles, et ce, de manière à lui donner un sens aussi général et large que possible et à l’exagérer, tout en maintenant les limites de ses propres positions. Car plus une thèse est générale et plus il est facile de l’attaquer.

Donc, en exagérant les propos de l’adversaire, les affirmations opposées paraîtront alors plus raisonnables.

II : L’homonymie

Faire apparaître dans le débat quelque chose qui a peu ou rien à voir avec le discours de départ, hormis « la similarité des termes employés », dans le but de la réfuter et de donner l’impression « d’avoir réfuté la proposition originale » (p. 14).

Donc, savoir exceller dans l’art de manipuler le sens des propos de l’adversaire.

III : La généralisation des arguments adverses

Faire d’un argument relatif un absolu ou encore le placer dans un contexte différent pour mieux le réfuter. Voici un exemple soutiré d’Aristote : « le Maure est noir, mais ses dents sont blanches, il est donc noir et blanc en même temps » (p. 15).

Donc, généraliser un argument particulier et attaquer ensuite cette idée.

IV : Cacher son jeu

Éviter que l’adversaire nous voit venir, mais savoir lui lancer des arguments de façon à les lui faire admettre. Il s’agit donc du jeu de la toile d’araignée, alors que le moucheron sera éventuellement piégé.

Donc, cacher ses conclusions jusqu’à la fin.

V : Faux arguments

Afin de prouver un énoncé lorsque l’adversaire n’approuve pas les arguments tenus pour vrais ou n’en arrive pas à percevoir leur véracité, sinon parce qu’il nous voit venir. L’utilisation des faux arguments exige de les présenter comme étant vrais en argumentant avec la façon de penser de l’adversaire. À ce titre, même si la conclusion peut être vraie, elle repose sur de fausses prémisses et l’inverse peut aussi se présenter. Il est alors possible de détourner tout autant les faux arguments de l’adversaire par nos propres faux arguments, utilisant alors son mode de penser contre lui.

Donc, savoir utiliser les croyances de l’adversaire contre lui.

VI : Postuler ce qui n’a pas été prouvé

Donc, déformer les paroles de son opposant ou de ce qu’il cherche à prouver.

VII : Atteindre le consensus par des questions

Dans un débat formel, alors que le jeu est serré et l’enjeu est d’arriver à un consensus clair sur une proposition, il est possible de s’opposer à un adversaire en lui posant des questions qui le forceraient à admettre certains éléments.

Donc, recourir à la méthode chère à Socrate : questionner à outrance son vis-à-vis (la méthode érotématique) en vue de le déstabiliser.

VIII : Fâcher l’adversaire

Pousser vers la colère son adversaire, en se montrant entre autres « injuste envers lui à plusieurs reprises, ou par des chicanes, et en étant généralement insolent » (p. 17), car cela embrouille son jugement.

Donc, mettre en colère son vis-à-vis en vue d’altérer son jugement dans un débat contradictoire.

IX : Poser des questions dans un autre ordre

Dans un ordre qui est effectivement différent de celui sur lequel reposera la conclusion, et ce, parce qu’il ne faut pas que l’adversaire devine notre but. Ses réponses pourront servir à développer des conclusions différentes et opposées, pouvant être réfutées.

Donc, manipuler les réponses de l’adversaire en vue de parvenir à des conclusions différentes, voire opposées.

X : Prendre avantage de l’antithèse

En circonstance où l’adversaire va en sens contraire de nous, il est alors possible de l’interroger sur l’opposé de notre thèse jusque-là défendue, comme s’il s’agissait de celle qui devrait subir l’approbation ou encore pousser l’adversaire à devoir choisir entre les deux propositions. Il s’agit ici de le mystifier, car il ne saura plus quelle thèse est celle à laquelle vous adhérez.

Donc, créer une situation victorieuse, même quand tout semble foutu.

XI : Généraliser ce qui porte sur des cas précis

Forcer l’adversaire à concéder des cas particuliers, de manière à ce qu’il ignore votre intention de « lui dire la vérité générale que vous voulez lui faire admettre » (p. 17). Par la suite, il s’agira d’exposer cette vérité générale comme étant admise, lui donnant ainsi l’impression d’y avoir contribué et qui s’avère être la même que celle de l’auditoire qui aura suivi le débat.

Donc, faire des généralisations en les posant comme des faits établis et reconnus par nul autre que son adversaire.

XII : Choisir des métaphores favorables

Face à un concept assez général et sans nom véritable, y aller de sa propre désignation à partir d’une métaphore qui donnera du poids à la thèse défendue et en même temps de la valeur aux yeux de l’auditoire.

Donc, utiliser des métaphores qui sont favorables à la thèse que nous défendons.

XIII : Faire rejeter l’antithèse

Placer l’adversaire en situation ou le choix en votre proposition et une contre-proposition totalement contrastée, le force à choisir la vôtre pour éviter de se mettre hors jeu.

Donc, utiliser une contre-proposition absurde à l’argument de son adversaire en l’assimilant à son argument.

XIV : Clamer victoire malgré la défaite

Questionner l’adversaire et recevoir ses réponses même si elles sont défavorables à notre cause, pour ensuite les utiliser dans une conclusion qui sera défendue comme s’il avait été en mesure de le démontrer à notre place.

Donc, tromper ou « bluffer » son adversaire jusqu’au bout.

XV : Utiliser des arguments absurdes

Même si nous avançons avec une proposition difficile à prouver, rien n’empêche l’utilisation d’arguments douteux, de manière à les présenter comme valables dans la démonstration, forçant alors l’adversaire à les accepter ou non. Mais dans un cas comme dans l’autre, nous utiliserons ses réponses à notre avantage : s’il les accepte, cela démontre que nous étions dans le vrai ; s’il les refusent, « nous proclamerons triomphalement l’avoir mené ad absurdum » (p. 19).

Donc, tout mettre en œuvre en vue d’éluder une proposition trop difficile à prouver.

XVI : Argument ad hominem

Savoir vérifier l’inconsistance possible de la proposition de l’adversaire avec d’autres qu’il aurait admises ou avec des principes qu’il défend normalement en raison de son appartenance à une école de pensée ou à un culte particulier. Par exemple, s’il défend le suicide, on peut lui répondre : « Alors pourquoi ne te pends-tu pas ? » Ou encore, s’il soutient qu’il ne fait pas bon vivre dans le lieu où il habite, on peut rétorquer : « Pourquoi ne prends-tu pas le premier express pour la quitter ? » (p. 19).

Donc, pointer des soi-disant paradoxes ou contradictions dans la pensée de l’adversaire.

XVII : Se défendre en coupant les cheveux en quatre

Il s’agit de créer de la confusion dans le discours de l’adversaire, en mêlant certaines choses ou en appliquant des doubles sens.

Donc, si son adversaire parle de Dieu, il ne faut pas se gêner pour parler de « religion ».

XVIII : Interrompre et détourner le débat

Si l’adversaire est sur le point de l’emporter, il faut tout faire pour qu’il ne puisse pas conclure. Cela exige de « l’interrompre au milieu de son argumentation, le distraire, et dévier ce sujet pour l’amener à d’autres » (p. 19).

Donc, si l’argument de son adversaire est victorieux, il ne faut pas le laisser conclure.

XIX : Généraliser plutôt que débattre de détails

Face au défi de l’adversaire nous demandant d’attaquer des points particuliers de son argumentation et si nous avons du mal à le faire, la stratégie serait alors de l’attaquer sur la généralité du sujet. Bien entendu, personne ne sait tout.

Donc, dans le cas où un adversaire pointe une faiblesse dans nos arguments, la porte de sortie à emprunter passe par la faillibilité de la connaissance humaine.

XX : Tirer des conclusions

Si nos arguments ont été admis par l’adversaire, c’est à nous de conclure dans les plus brefs délais. Il n’aura alors pas l’opportunité de revenir sur certains d’entre eux et vouloir nous forcer à les développer ou à les défendre.

Donc, piéger son adversaire en lui faisant admettre nos conclusions dès qu’il reconnaît un seul de nos arguments.

XXI : Répondre à de mauvais arguments par de mauvais arguments

Face à des arguments superficiels ou sophistiques, la meilleure défense est de rester sur le même terrain en envoyant des arguments tout aussi superficiels et sophistiques. Car la vérité importe peu ici, seule la victoire du débat compte.

Donc, répondre au mensonge par le mensonge.

XXII : Petitio principii

Si l’adversaire nous attaque sur des éléments de démonstration plutôt que sur la problématique elle-même, il faut l’accuser de pétition de principe. Automatiquement, tout autre argument avancé de sa part ressemblant aux précédents seront alors perçus par l’auditoire comme similaires, ce qui peut le priver de son argument le plus fort non encore utilisé.

Donc, mettre en doute tout propos de son adversaire.

XXIII : Forcer l’adversaire à l’exagération

Dans la dispute et la contradiction, pousser l’adversaire dans des élans d’exagération ; autrement dit, on le force à foncer directement vers les limites de son argumentation, au point même de les dépasser, ce qui facilite la réfutation. Or, il arrive aussi que l’adversaire cherche à exagérer nos arguments. Il faut dès lors l’arrêter immédiatement pour le ramener dans les limites établies, en disant ceci : « Voilà ce que j’ai dit, et rien de plus ».

XXIV : Tirer de fausses conclusions

Déformer l’essence, la nature ou l’esprit de la proposition de l’adversaire, afin d’en conclure sur sa fausseté, son absurdité et même sa dangerosité, afin de donner l’impression que sa proposition initiale à générer des données incompatibles entre elles.

Donc, ne pas hésiter à utiliser des syllogismes ou des apagogies.

XXV : Trouver une exception

À toute généralité apparente, il existe pourtant des exceptions. Par exemple, si nous disons : « Tous les ruminants ont des cornes », il est aisé, comme le souligne Schopenhauer, de le réfuter en mentionnant l’exception du chameau.

Donc, utiliser une apagogie en vue de contrer les généralisations de son opposant.

XXVI : Retourner un argument contre l’adversaire

Si par exemple, notre adversaire nous dit : « Ce n’est qu’un enfant, il faut être indulgent. » le retorsio serait, selon Schopenhauer : « C’est justement parce que c’est un enfant qu’il faut le punir, ou il gardera de mauvaises habitudes » (p. 21).

Donc, savoir mettre l’adversaire dans la difficulté de ses arguments.

XXVII : La colère est une faiblesse

L’exposition de la colère de l’adversaire face à un argument que nous avons utilisé doit nous amener à le réutiliser, d’autant plus qu’il est possible d’avoir mis le doigt sur le point faible de son argumentation.

Donc, ne pas hésiter, en cas de colère de son adversaire, à l’exacerber.

XXVIII : Convaincre le public et non l’adversaire

Surtout lorsque le débat entre experts est présenté devant un public peu connaisseur. Schopenhauer indique comment il est possible de rendre incompréhensible son adversaire : il s’agit de demander à son vis-à-vis une explication sur un sujet long et technique, afin de le faire paraître compliqué et ennuyeux aux yeux du public.

XXIX : Faire diversion

Si avons l’impression que la défaite approche, user de diversion : « commencer à parler de quelque chose de complètement différent, comme si ça avait un rapport avec le débat et consistait un argument contre votre adversaire » (p. 22).

Donc, quand une personne constate qu’elle va être battue, elle doit donc créer une diversion en poursuivant l’échange sur un autre sujet.

XXX : Argument d’autorité

Faire appel à notre connaissance d’autres penseurs et même aux autorités qui ont traité de la thèse de l’adversaire. Cela peut l’impressionner.

Donc, utiliser des arguments d’autorité en vue de réduire son adversaire au silence.

XXXI : Je ne comprends rien de ce que vous me dites

Face à une difficulté à répondre aux arguments de l’adversaire, étant ainsi déroutés, nous pouvons reconnaître notre incapacité de répondre, mais de façon ironique et en utilisant l’auditoire. L’idée est d’insinuer auprès du public que l’adversaire dit des bêtises. Par contre, il est préférable de le faire lorsque cette auditoire semble nous être favorable.

Donc, il s’agit ici de simuler l’incompétence. Quand on ne sait pas quoi répondre aux arguments de son adversaire, il faut affirmer que ce dernier se croit être plus compétent que tout le monde (même avec ses bêtises).

XXXII : Principe de l’association dégradante

Placer les arguments de l’adversaire dans une catégorie susceptible de froisser l’opinion publique. L’association doit être péjorative, en lien avec des mouvements d’idées rétrogrades.

Donc, pratiquer l’outrance : associer l’argument de son opposant à une catégorie odieuse, par exemple « du manichéisme », « du mysticisme », du « wokisme » et nous en passons.

XXXIII : En théorie oui, en pratique non

Si une théorie ne peut pas fonctionner en pratique, alors à quoi sert-elle ? Selon Schopenhauer, « [l]’assertion est basée sur une impossibilité : ce qui est correct en théorie doit marcher en pratique, et si ça ne marche pas c’est qu’il a une erreur dans la théorie, quelque chose qui a été oublié, et que c’est donc la théorie qui est fausse » (p. 26).

Donc, dissocier théorie et pratique. Réfuter l’applicabilité des arguments de son adversaire et les renvoyer à des chimères théoriques.

XXXIV : Accentuer la pression

Face à l’inconfort de l’adversaire devant une question, tout porte à croire qu’un point faible vient d’être touché. Il faut donc y retourner et marteler ce point.

Donc, postuler l’incompétence de son adversaire en postant une question et en le privant de la possibilité de répondre ou de répliquer.

XXXV : Les intérêts sont plus forts que la raison

Devant un adversaire qui nous égale en intellect, le stratagème peut consister à s’en prendre à ses intentions et ses motifs, de manière à rallier l’auditoire de notre côté. Cela est d’autant plus efficace dans le cas où « on arrive à faire sentir à l’adversaire que son opinion si elle s’avérait vraie porterait un préjudice notable à ses intérêts », ce qui doit logiquement l’amener à abandonner cette idée et peut-être même à adhérer à notre proposition (p. 26).

Donc, jeter la suspicion sur son adversaire en lui prêtant des motifs inavouables.

XXXVI : Déconcentrer l’adversaire par des paroles insensées

Utiliser des paroles insensées, voire une série de formules érudites qui ne veulent rien dire, mais qui absorbent l’adversaire en lui faisant perdre le fil de ses idées.

Donc, se permettre de déconcerter l’adversaire ou le vis-à-vis par un flot insensé de paroles.

XXXVII : Une fausse démonstration signe la défaite

Même si l’adversaire a raison, il se peut que sa démonstration sombre dans la fausseté, nous ouvrant ainsi largement la porte pour réfuter cette dernière mais aussi ses conclusions et toute sa théorie. Il suffit souvent d’un seul argument mal placé pour faire chavirer le paquebot d’une proposition allant pourtant à bon port : « C’est ainsi que les mauvais arguments perdent des bonnes affaires, en tentant de les soutenir par des autorités qui ne sont pas appropriées ou lorsqu’aucune ne leur vient à l’esprit », comme le dit si bien Schopenhauer (p. 27).

Donc, savoir utiliser un mauvais exemple pour rejeter l’ensemble de l’argument.

XXXVIII : L’ultime stratagème, c’est-à-dire soyez personnel, insultant, malpoli

Devant un adversaire nous étant supérieur en tout, il importe de déplacer le sujet du débat vers ce dernier ; autrement dit, en attaquant sa personne. C’est un passage de l’attaque de l’esprit à celle du corps. Car au fond la plus grande blessure est celle que nous pouvons infliger à la vanité de la personne.

Donc, faire glisser les arguments sur un terrain personnel en devenant grossier, voire insultant.

Conclusion

En matière de dialectique, Schopenhauer est indiscutablement un complément indispensable à l’œuvre de Platon, dans la mesure où la méthode de ce dernier n’a pas encore réussi à éradiquer la rhétorique et la sophistique des échanges oraux et écrits entre les humains. L’opuscule de Schopenhauer, soit L’art d’avoir toujours raison, mérite d’être considéré par quiconque souhaite assister ou participer à un débat contradictoire. Nous y découvrons la « dialectique éristique », correspondant à « la science des procédés par lesquels les hommes manifestent cette confiance en leurs opinions » (p. 5). C’est à partir de la distinction entre la dialectique et la logique qu’il a été en mesure d’approfondir notre compréhension des obstacles qui nous éloignent de la vérité. Car dans toute discussion qui se transforme en débat, l’impression d’entrer dans un duel fait alors apparaître chez les interlocuteurs leur nature d’escrimeur, usant de stratégies pour parer les coups et surtout en donner.

En définitive, cet ouvrage de Schopenhauer nous permet de constater que le grand projet de Platon visant l’amélioration de la personne humaine reste une espérance associée à la mise en œuvre d’une longue, voire très longue entreprise. L’indécrottable individu, qui veut toujours avoir raison, coûte que coûte, est toujours parmi nous. C’est à ce genre d’animal social que Schopenhauer s’est intéressé ici en précisant trente-huit (38) stratagèmes ayant pour but de le neutraliser.

Guylain Bernier
Yvan Perrier
14 juillet 2023
11h30
yvan_perrier@hotmail.com

Références

Brisson, L. (Dir.). 2020. Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, 2 230 p.

Platon. 1993. Le sophiste. Paris : GF-Flammarion, 324 p.

Platon. 2004. Charmide : ou Sur la sagesse ; genre peirastique. Paris : Garnier-Flammarion, 170 p.

Platon. 2004. La République. Paris : GF Flammarion, 801 p.

Schopenhauer, A. L’art d’avoir toujours raison. https://www.schopenhauer.fr/oeuvres/fichier/l-art-d-avoir-toujours-raison.pdf. Consulté le 29 juin 2023.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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