Édition du 17 décembre 2024

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L’argent roi. Entretien avec Karl Marx (par Henri Pena-Ruiz*)

L’entretien que vous allez lire n’a jamais eu lieu. Et pourtant rien n’est inventé ! Karl Marx est bien l’auteur de toutes les réponses qu’il a faites à Henri Pena-Ruiz, puisque cette « vraie-fausse » interview a été écrite... à partir de ses livres ! (Note de l’éditeur)

Henri Pena-Ruiz : Bonjour, monsieur Marx. Je ne peux vous cacher mon émotion. Vous représentez tant de choses pour ceux que révolte le monde comme il va ! Aujourd’hui le capitalisme fait rage. C’est le règne de l’argent roi. Comment caractériser le genre de relations qu’il instaure entre les hommes ?

Karl Marx : L’argent en possédant la qualité de tout acheter, en possédant la qualité de s’approprier tous les objets est donc l’objet comme possession éminente. L’universalité de sa qualité est la toute-puissance de son essence. Il passe donc pour tout-puissant... L’argent est l’entremetteur entre le besoin et l’objet, entre la vie et le moyen de subsistance de l’homme. Mais ce qui sert de moyen terme à ma vie sert aussi de moyen terme à l’existence des autres hommes pour moi. C’est pour moi l’autre homme.
(Marx se lève et récite de mémoire un extrait de Goethe.)

H.P. : Il y a aussi le fameux réquisitoire de Shakespeare, dans sa pièce intitulée Timon d’Athènes... (Toujours debout, Marx récite maintenant la célèbre diatribe sur l’argent.)

K.M. : « De l’or ! De l’or jaune, étincelant, précieux ! Non, dieux du ciel, je ne suis pas un soupirant frivole... Ce peu d’or suffirait à rendre blanc le noir, beau le laid, juste l’injuste, noble l’infâme, jeune le vieux, vaillant le lâche... Cet or écartera de vos autels vos prêtres et vos serviteurs ; il arrachera l’oreiller de dessous la tête des mourants ; cet esclave jaune garantira et rompra les serments, bénira les maudits, fera adorer la lèpre livide, donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le banc des sénateurs ; c’est lui qui pousse à se remarier la veuve éplorée. Celle qui ferait lever la gorge à un hôpital de plaies hideuses, l’or l’embaume, la parfume, en fait de nouveau un jour d’avril. Allons, métal maudit, putain commune à toute l’humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations... » (Marx se rassoit, et me sourit avant de lancer un très bref commentaire qui est comme une invitation à l’analyse.)
Shakespeare décrit parfaitement l’essence de l’argent.

H.P. : C’est effectivement saisissant ! Finalement n’est-ce pas la même idée que Goethe et Shakespeare, à des époques fort différentes, mettent en évidence ? Ne mettent-ils pas en cause la mercantilisation de tous les rapports humains ?

K.M. : Commençons d’abord par expliquer le passage de Goethe. Ce qui grâce à l’argent est pour moi, ce que je peux payer, c’est-à-dire ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Ma force est tout aussi grande qu’est la force de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles – à moi son possesseur. Ce que je suis et ce que je peux n’est donc nullement déterminé par mon individualité [...]. Moi qui par l’argent peux tout ce à quoi aspire un cœur humain, est-ce que je ne possède pas tous les pouvoirs humains ? Donc mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? Si l’argent est le lien qui me lie ù la vie humaine, qui lie à moi la société et qui me lie à la nature et à l’homme, l’argent n’est-il pas le lien de tous les liens ? L’argent ne peut-il pas dénouer et nouer tous les liens ? N’est-il non plus de ce fait le moyen universel de séparation ? Il est la vraie monnaie divisionnaire, comme le vrai moyen d’union, la force chimique universelle de la société.

H.P. : Ne pourrait-on rapprocher ta diatribe de Shakespeare de l’analyse que vous faites du fétichisme de l’argent dans la société capitaliste ?

K.M. : Shakespeare souligne surtout deux propriétés de l’argent. Tout d’abord il est la divinité visible, la transformation de toutes les qualités humaines et naturelles en leur contraire, la confusion et la perversion universelle des choses ; il fait fraterniser les impossibilités. Ensuite il est la courtisane universelle, l’entremetteur universel des hommes et des peuples. La perversion et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles, la fraternisation des impossibilités – la force divine – de l’argent sont impliquées dans son essence en tant qu’essence générique aliénée, aliénante et s’aliénant, des hommes. Il est la puissance aliénée de l’humanité.

H.P. : La mondialisation des échanges et de la concurrence serait-elle celle de ces relations faussées par l’argent ?

K.M. : L’argent – moyen et pouvoir universels, extérieurs, qui ne viennent pas de l’homme en tant qu’homme et de la société humaine en tant que société –, moyen et pouvoir de convertir la représentation en réalité et la réalité en simple représentation, transforme tout aussi bien les forces essentielles réelles et naturelles de l’homme en représentation purement abstraite et par suite en imperfections, en chimères douloureuses, que d’autre part il transforme les imperfections et chimères réelles, les forces essentielles réellement impuissantes qui n’existent que dans l’imagination de l’individu, en forces essentielles réelles et en pouvoir.

H. P. : Pensez-vous vraiment que l’argent corrompt tout ce qu’il touche ?

K.M.  : Il transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le valet en maître, le maître en valet, le crétinisme en intelligence, l’intelligence en crétinisme.

H.P. : Face à cette puissance aliénante de l’argent roi, qui intervertit le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, quelle est la tâche majeure de la pensée ?

K.M. : La première tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, consiste, une fois démasquée l’image sainte qui représentait la renonciation de l’homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique.

Extrait de Entretien avec Karl Marx, Plon, 2012 publié avec l’autorisation de l’éditeur.

La Revue du projet, n° 18, juin 2012

*Henri Pena-Ruiz est philosophe, professeur en première supérieure au lycée Fénelon.

Nicolas Dutent

La Revue du projet

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