Au-delà de ses dépenses somptuaires, minutieusement comptabilisées dans l’affaire dite des « Biens mal acquis » et relayées par Mediapart, Denis Christel se distingue par sa propension à dilapider l’or noir national. Comme son cousin Edgard, qui pioche, pour financer son train de vie, directement dans le Trésor public, Junior n’hésite pas à se rémunérer lui-même. C’est ce qu’a révélé un tribunal londonien en 2005 dans l’affaire dite du Sphynx, également documentée par l’ONG britannique Global Witness.
Les révélations détaillées de ces détournements de fonds n’ont pas changé quoi que ce soit : les protagonistes sont toujours en place. Car le Congo n’est pas avare en matière de conflits d’intérêts.
Philia, la bien-aimée
A l’aide des documents qui lui sont parvenus, la Déclaration de Berne (DB) publie aujourd’hui un rapport montrant que la dilapidation des biens publics se poursuit. La Congolaise de raffinage (Coraf), la raffinerie étatique dont Denis Christel est l’administrateur général, a choisi en mai 2013 un nouveau partenaire pour commercialiser ses produits pétroliers destinés à l’exportation. La filiale de la Société nationale des pétroles congolais (SNPC) a jeté son dévolu sur une obscure société de négoce basée à Genève, Philia SA. Appartenant à un Gabonais répondant au nom de Jean-Philippe Amvame Ndong, la petite firme s’est vu octroyer, sans appel d’offres, la totalité du fioul et du naphta mis en vente par la Coraf. Un joli coup pour cette société sans référence dans le domaine complexe qu’est le négoce !
Société échange paperasse contre cash
Bien que ses dirigeants s’en défendent, Philia agit comme un pur intermédiaire entre la Coraf et les acteurs du marché international. Elle reçoit du fioul de la Coraf et le revend aussitôt à des tiers en échange d’une jolie marge. Sans véritablement prendre de risque, sans fournir d’effort logistique, en somme pour un simple échange de paperasse qu’aucune logique économique ne justifie, Philia empoche entre 120’000 et 470’000 dollars par transaction. C’est son modèle d’affaires (voir schéma). Elle a amassé plusieurs millions de dollars de cette façon, rien qu’en 2013, année couverte par notre enquête (le contrat sur le fioul prévoit un renouvellement d’une année en 2014 après une « évaluation »).
Evidemment, ces bénéfices devraient revenir à la Coraf, celle-ci étant parfaitement capable de trouver elle-même des acheteurs pour ses produits. Comme elle l’a fait pendant des années. Mais la Coraf de Denis Christel n’a pas pour vocation de générer de recettes pour le Trésor public, au contraire : depuis 2011, l’Etat n’a pas perçu le moindre centime en contrepartie du pétrole qu’il octroie à la raffinerie (600 millions de dollars en valeur par année). La Coraf serait donc plutôt un gouffre financier pour les comptes publics.
Mais il y a mieux. Pour être certain que Philia, qui remportait avec la Coraf le premier contrat de son existence, prenne son envol, Denis Christel a concédé d’autres avantages à la petite firme, quitte à pénaliser davantage les finances de la Coraf. On entre ici dans les petites astuces du négoce, qui font une grande différence, surtout lorsque l’on a quelque chose à cacher. Examinons les termes du contrat qu’a signé Denis Christel.
La Coraf, banquière de Philia
D’abord, la Coraf vend ses produits en « Open Credit », c’est-à-dire sans garantie de paiement. Un risque aberrant dans un univers dominé par le modèle très sûr de la lettre de crédit, qui prévoit que l’acheteur dépose l’argent en banque avant d’obtenir la propriété d’une cargaison. Rien de tout cela pour Philia, la raffinerie lui octroyant à découvert des cargaisons valant souvent plus de 30 millions de dollars. Autre avantage de l’open credit : Philia économise les frais d’émission d’une lettre de crédit (15’000 à 60’000 dollars), qui égratignent substantiellement la marge. Surtout, en open credit, Philia évite la seule forme de régulation – indirecte – qui s’applique à l’opaque secteur du négoce, soit les procédures de conformité (compliance) que mettent en œuvre les banques avant d’ouvrir une ligne de crédit. Pas besoin, par exemple, d’expliquer l’arrière-plan économique de la transaction. Et c’est heureux, puisque l’intermédiation de Philia ne répond à aucune logique économique !
Open credit ou pas, Philia doit néanmoins financer les transactions, rétorquera le lecteur attentif. Il a raison. C’est ici qu’entre en scène une nouvelle subtilité. La Coraf autorise Philia à la rembourser dans un délai – inhabituellement long – de 60 jours, tandis que la société genevoise exige, en revendant ses cargaisons à des tiers, d’être payée dans les 10 jours. Conclusion : Philia jouit de crédit « gratuit » pendant 50 jours, aux frais de la République du Congo. A coup de dizaines de millions de dollars par opération, sa trésorerie est ainsi bien garnie, surtout en ces temps où les banques réduisent leur position dans le financement du négoce - BNP Paribas, numéro un mondial de la branche, a divisé par deux cette activité, coupant net dans des pays « risqués » comme le Congo-B ou le Nigeria. Ce cash permet ainsi à Philia de financer gratuitement son expansion commerciale dans d’autres pays, comme elle l’a fait au Gabon et au Sénégal. En clair, la Coraf est la banque de Philia.
PEP or not PEP ?
D’autres astuces émargent de ce contrat. Nous nous abstenons de les énumérer ici (à ce sujet, voir notre rapport) pour tenter de répondre à une question plus fondamentale : pourquoi la Coraf favorise-t-elle Philia à son détriment, et au détriment de toute logique économique ?
La DB reconnaît ici les limites de son enquête : elle n’a pas pu prouver ce que plusieurs sources, y compris au sein de Philia, lui ont susurrés, à savoir que le propriétaire, M. Amvame Ndong, entretient des liens d’amitiés étroits avec Denis Christel. Et que le personnel de Philia aurait été tenu de fournir des services d’ordre privé au fils du Chef de l’Etat. C’est le problème, ou l’avantage selon le point de vue, de l’amitié : elle ne laisse pas de trace. Contrairement à une épouse, un frère ou une nièce, l’ami ne figure pas dans les bases de données spécialisées sur les personnes politiquement exposées (PEP), comme Worldcheck ou Factiva.
Sollicitée, la Coraf n’a pas souhaité nous expliquer pourquoi elle favorise à son détriment une obscure société de négoce.
Amnésie helvétique
L’histoire se répète en Suisse. Longtemps, les autorités ont nié la nécessité de s’attaquer aux abus qu’autorise le secret bancaire, notamment à l’égard des avoirs illicites des potentats qui affament la population qu’ils sont censés servir. Aujourd’hui, elles font de même avec le secteur du négoce des matières premières – Philia n’est qu’un cas parmi d’autres.
Les banques ont fini par être placées sous la tutelle d’une autorité de surveillance, la FINMA. Pour inspirer le gouvernement, la DB a imaginé ce que serait son homologue dédiée aux matières premières, la ROHMA. Pour l’heure, la ROHMA n’est qu’une autorité fictive censée combattre des pratiques réelles aux conséquences tout aussi réelles…