Édition du 17 décembre 2024

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États-Unis

L’administration Biden est divisée quant à des poursuites contre la Russie pour crimes de guerre en Ukraine

L’ombre des crimes de guerre américains en Irak conditionne le refus du Pentagone de soutenir les enquêtes sur les atrocités russes en Ukraine

Alice Spéri, The Intercept, 15 mars 2023
Traduction, Alexandra Cyr

Vingt ans après l’invasion de l’Irak par les États-Unis, une agression qui pavait la voie aux crimes de guerre, les autorités du Pentagone ont tenté de bloquer les efforts de l’administration Biden pour aider la Cour pénale internationale (CPI) dans ses investigations sur les crimes de guerre perpétrés par la Russie, au cours de la dernière année en l’Ukraine, après l’invasion.

Ni les États-Unis, ni la Russie ne sont membres de ce tribunal basé à La Haye et dont la juridiction porte sur les crimes de guerre et contre l’humanité. L’Ukraine n’en est pas membre non plus mais, elle lui a donné autorité pour enquêter sur les crimes commis par la Russie sur son territoire. Longtemps, les États-Unis ont eu une position hostile à l’égard de ce tribunal. Au point de départ, ils se sont battus pour limiter son mandat et plus tard, ils se sont furieusement opposé à ce que les enquêtes portent sur eux et sur leurs alliés, dont Israël. The Intercept a déjà rapporté comment ils ont failli faire échouer une investigation sur les crimes commis par leurs forces en Afghanistan et par le gouvernement afghan, qu’ils soutenaient à l’époque.

L’incapacité de la CPI à rendre les États-Unis responsables (de crimes) et le fait qu’il n’y a pas de poursuites au pays contre du personnel des administrations américaines, fait que des crimes commis pendant 20 ans durant les guerres en Irak, en Afghanistan et ailleurs sont toujours impunis. Selon Mme Katherine Gallagher, une avocate séniore du Centre pour les droits constitutionnels, : «  Il n’y a jamais eu de véritable reconnaissance des responsabilités ni de règlements de comptes ». Mme Gallagher a représenté des victimes de torture par les Américains.es devant ce tribunal. Elle ajoute : «  En ce moment, il semble que les discussions se portent sur une avancée à ce sujet. L’idée d’avoir un tribunal (spécial) sur l’agression de la Russie semble un peu schizophrénique alors que nous arrivons au vingtième anniversaire de celle en Irak ».

Mais, l’invasion de l’Ukraine semble apporter un renouveau dans la demande pour la justice internationale et le soutien à la CPI de la part de pays qui s’y sont longtemps opposé, dont les États-Unis.

«  Avec l’Ukraine, nous vivons un moment de justice internationale digne de Nuremberg. Les objections antérieures, les pauses et les hésitations sont balayées pour répondre à (la situation) en Ukraine et franchement, à cause des crimes de guerre en masse commis par la Russie  » déclare M. Reed Brody, un avocat spécialisé dans les droits humains et les atrocités de masse.

La majorité de l’administration Biden dont les Départements d’État, de la justice et certaines agences de renseignements, soutiennent l’idée de transférer les preuves recueillies par les Américains à la CPI. Mais les autorités militaires ont fait tout ce qu’elles pouvaient jusqu’à maintenant pour empêcher cette démarche, rapporte le New York Times ce mois-ci. Ces autorités s’opposent à l’implication des États-Unis dans ce tribunal parce qu’elles craignent qu’un précédent soit ainsi créé qui pourrait mener à des poursuites de ressortissants.es américains.es pour des crimes passés ou futurs. Cette considération a longtemps préoccupé les administrations antérieures et celle-ci ne fait pas exception.

La direction du Département d’État a répété à satiété être convaincue que la juridiction de ce tribunal ne peut s’appliquer aux citoyens.nes des pays qui n’en sont pas membres. Alors comment une telle exception pourrait-elle s’appliquer aux citoyens.nes russes. Un des porte-parole du Département d’État n’a pas répondu à nos questions à ce sujet ni non plus au sujet de l’aide que pourraient apporter les États-Unis au tribunal dans ses investigations des crimes russes en Ukraine.

Dans une réponse écrite, ce porte-parole précise : «  en général nous ne discutons pas des aides spécifiques à accorder à la Cour pénale internationale parce que cela peut concerner les enquêtes et la sécurité des victimes et des témoins. Nous travaillons avec notre agence partenaire pour choisir les meilleurs moyens de soutien à offrir dans les circonstances y compris en rapport avec les derniers changements législatifs  ».

La plupart des critiques des États-Unis en regard de sa position face à la CPI, jugent que la dernière qui lui permet d’y diriger les enquêtes sur les crimes commis par la Russie en Ukraine, est plutôt hypocrite.

Pour M. Brody, : «  Le Pentagone est celui qui reste consistant en ce moment en disant qu’il est impossible de vouloir que des citoyens.nes russes soient soumis aux enquêtes alors que nous nous opposons qu’il en soit fait autant pour nos concitoyens.nes qui ont combattu en Irak et en Afghanistan. La vérité c’est que les États-Unis veulent une garantie absolue que aucun.e de ses fonctionnaires ou employés.es ne sera visés.es par ce tribunal ni par aucune autre institution de justice internationale ».

M. Brody pense que le soutien grandissant des États-Unis à la Cour pénale internationale, même si une partie du gouvernement s’y oppose, ne devrait pas s’étendre au-delà de l’Ukraine. Des enquêtes sont peu probables parce que les crimes « américains » ne sont plus dans la ligne de mire du tribunal. Il y a deux ans, il a retiré de ses listes de priorité les enquêtes sur les crimes commis en Afghanistan pour ne retenir que ceux perpétrés par les Talibans et le groupe armé État islamique. Ce qui essentiellement dégage les Américains.es de leurs crimes.

Toujours selon M. Brody, : «  La position des États-Unis, en regard des crimes commis par les Russes, serait un peu difficile s’ils étaient eux-mêmes sous investigation en ce moment. Et je ne les vois certainement pas soutenir une enquête sur les crimes de guerre israéliens en Palestine. Ça n’arrivera jamais  ».

Quand les Américains ont envahi l’Irak en mars 2003, ce n’était pas pour se défendre ni avec l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies. C’était donc une guerre illégale selon les règles internationales. Mme Gallager, le confirme : « C’était une guerre d’agression, une guerre illégale ».

Puisque ni les États-Unis, ni l’Irak ne sont membres de la CPI, elle n’avait aucune autorité pour enquêter sur de possibles crimes commis là, par les Américains.es. Mais la Grande Bretagne en est membre. Le tribunal a ouvert deux enquêtes préliminaires sur des actes commis par les troupes anglaises en Irak, dont des allégations de meurtres et de tortures et autres formes de mauvais traitements. Les deux fois, les enquêtes ont été closes.

L’arrêt, par la CPI des procédures et enquêtes contre les Anglais.es et le fait qu’elle n’ait pas d’autorité sur les crimes américains en Irak, a créé un long problème de crédibilité au tribunal. Depuis sa création, il a été accusé de pratiquer les deux poids deux mesures et une perception largement répandue voulait qu’il soit impotent devant les pays les plus puissants du monde.

L’invasion (américaine) de l’Irak devient un élément de dispute diffuse alors qu’un nombre de plus en plus important de pays cherchent un moyen de tenir la Russie responsable de l’invasion de l’Ukraine. Les autorités des affaires étrangères et les experts.es des lois internationales nous l’ont affirmé. Mme Gallagher entre autre nous a dit : «  Je ne dis pas que ce soit injustifié, mais c’est un choix ».

L’automne dernier, Philippe Sands, un éminent spécialiste des lois internationales et un fidèle supporter d’un tribunal spécial pour l’Ukraine, nous a déclaré : « Ils, (les États-Unis), ne veulent pas mettre de l’avant le crime d’agression parce qu’ils savent que s’il est utilisé contre la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité (de l’ONU), il se pourrait qu’il le soit contre eux. L’éléphant dans la pièce ukrainienne, c’est l’Irak, où la guerre était manifestement illégale avec des réponses très différentes en Grande Bretagne et aux États-Unis ».

Les gouvernements américains se sont opposé aux mandats de la Cour pénale internationale, après avoir tenté sans succès en 1998, d’introduire dans le traité de Rome, le traité international qui a établi la CPI, une exemption pour qu’elle ne soit pas autorisée à poursuivre les citoyens.nes des pays qui n’en sont pas membres.

Cela signifie que le tribunal peut investiguer des crimes commis par des Russes en Ukraine même si la Russie n’en est pas membre (parce que l’Ukraine l’autorise). Mais cela veut aussi dire que les Américains.es peuvent être accusés.es de crimes commis dans les États membres, comme l’Afghanistan, et potentiellement être poursuivis.es par la CPI. Cela s’applique aussi aux alliés des États-Unis comme Israël qui pourrait être poursuivi pour les crimes commis contre la Palestine qui en est membre.

Les États-Unis se sont férocement battus contre cette perspective depuis plus de vingt ans. En 2002, un mois avant le début des opérations du tribunal, le Congrès américain a adopté l’American Service-Members’ Protection Act, qui veut mettre à l’abri le personnel américain contre les poursuites de la CPI et qui autorise l’utilisation de l’armée pour libérer n’importe lequel de ses citoyens.nes et/ou ceux et celles de leurs alliés, qui seraient détenus.es par le tribunal. Le surnom de « Loi sur l’invasion par La Haye », a vite été donné à cette loi. À cette époque, les représentants.es du gouvernement américain ont proposé des douzaines d’accords bilatéraux pour faire pression sur les autres pays pour qu’ils ne collaborent pas avec le tribunal international. La manœuvre a repris en 2010 pour restreindre la juridiction de la CPI lors du processus d’amendements au Traité de Rome à Kampala. Avec succès, ils ont obtenu que le tribunal puisse enquêter sur le crime d’agression par un non membre mais avec l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU où les États-Unis et la Russie détiennent un droit de véto.

Mme Gallagher pense que : «  les États-Unis utilisent la loi internationale comme un instrument de politique étrangère. Ils se sont donc engagé dans la production de lois pour mettre en action leur propre programme politique, diplomatique, militaire et économique. En théorie la CPI serait capable de confronter le super pouvoir américain et son interprétation de la loi internationale. Mais ce que nous voyons depuis vingt-cinq ans, c’est l’effort américains pour garder un certain niveau de contrôle. Jusqu’à un certain point ils ont réussi mais à des degrés divers ».

Les tensions entre la CPI et les États-Unis ont augmenté après que le tribunal eut lancé un examen général des crimes commis en Afghanistan dont des tortures. L’administration Trump a répondu en sanctionnant l’ancienne procureure, Mme Fatou Bensouda et un autre de haut niveau. C’était une première aux États-Unis. Jamais auparavant, de telles sanctions n’avaient été imposées à des fonctionnaires d’une organisation internationale.

Sous l’administration Biden, le climat s’est quelque peu assoupli. Le Département d’État a retiré les sanctions imposées contre des procureurs.es du tribunal mais en répétant la position américaine face à cet organisme : il est opposé à toute intervention de la Cour contre des citoyens.nes de pays non membres.

Après l’invasion de l’Ukraine l’an dernier, les États-Unis ont fait partie de la douzaine de pays appelant à des investigations de la CPI sur les crimes de guerre perpétrés par les forces russes. En décembre 2022, le Congrès a adopté une motion qui assouplit les lois restreignant le soutien au tribunal. Ce qui a ouvert la voie à des échanges de preuves entre les représentants.es américains.es et les procureurs.es de la CPI. En même temps, cette administration, avec précautions, a indiqué soutenir l’idée d’un tribunal spécial pour poursuivre la Russie pour son agression contre l’Ukraine. À cause des lourdes restrictions apportées à son mandat sous la poussée des États-Unis à Kampala, la CPI ne peut appliquer cette solution.

Mme Gallagher s’étonne : « Quand vous voyez la profondeur des appuis pour la reconnaissance des responsabilités dans la guerre en Ukraine, ici au pays, on s’étonne. Des membres du Parti républicain se sont rendu à La Haye, et y ont rencontré le procureur. C’est assez incroyable quand il y a peine deux ans, ces mêmes personnes soutenaient des sanctions contre la CPI. Nous sommes face à un virage mais qui se limite à l’Ukraine. Cela soulève des questions quant à une justice particulière. Est-ce que les États-Unis cherchent vraiment la justice ou n’est-ce pas plutôt se servir de ce tribunal pour appliquer leur programme de politique étrangère  ». Ici, elle fait référence aux changements apportés aux lois l’an dernier qui permettent aux autorités de soutenir spécifiquement la demande d’investigation de la situation en Ukraine par la CPI. Et elle ajoute : « Ce genre de limites démontrent que quand il s’agit que les États-Unis soient jugés par les mêmes standards, que ce soit en Afghanistan, pour la torture exercée par ses ressortissants.es ou pour le traitement fait à l’Irak, la collaboration (avec le tribunal international) ne sera pas la même  ».

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