Trois remarques préalables à une réflexion sur l’Europe.
La compréhension de l’Europe ne se résume pas à un retour vers son passé. L’Histoire s’écrit du présent, à partir des questions qui se posent vers l’avenir, vers le passé pour aider à les comprendre. Il s’agit de partir des défis qui se posent au monde et du rôle que l’Europe pourra y jouer.
L’Europe ne se réduit pas à l’Union Européenne. Elle est confrontée, au-delà des formes institutionnelles à la redéfinition du politique du local, au national et au mondial ; et à la place des grandes régions dans l’organisation du monde.
Notre interrogation principale porte sur la construction d’un mouvements social européen. Cette méthode qui privilégie le point de vue des mouvements sociaux et citoyens s’inscrit dans la démarche du mouvement altermondialiste.
Les contradictions et les défis
Les chocs financiers de 2008 confirment l’hypothèse de l’épuisement du néolibéralisme et de la fragilité du capital financier. Les politiques de sortie de crise, l’endettement et les plans d’austérité ont exacerbé les inégalités et la défiance envers les politiques. La prise de conscience écologique, confirmée par le réchauffement climatique, la diminution de la biodiversité, les pollutions globales, confirme les limites du capitalisme et du productivisme. Des hypothèses sont avancées sur un épuisement du capitalisme comme mode de production hégémonique. Etant entendu que ce qui succèderait au capitalisme ne sera pas forcément un mode juste et équitable ; l’Histoire n’est pas écrite et n’est pas linéaire.
Depuis l’imposition du néolibéralisme, à la fin des années 1970, les évènements et les ruptures n’ont pas manqué. Rappelons l’implosion de l’Union Soviétique, la nouvelle stratégie américaine après les attentats de New York en 2001, la déstabilisation du Moyen Orient à partir des guerres d’Irak, … le monde est en plein bouleversement.
A partir de 2011, les mouvements quasi insurrectionnels d’occupation des places témoignent de la réponse des peuples à la domination de l’oligarchie. Dans des dizaines de pays, des millions de personnes ont occupé les rues et les places publiques. A partir de 2013, l’arrogance néolibérale reprend le dessus et confirme les tendances qui ont émergé dès la fin des années 1970. Les politiques dominantes, d’austérité et d’ajustement structurel, sont réaffirmées. La déstabilisation, les guerres, les répressions violentes et l’instrumentalisation du terrorisme s’imposent dans toutes les régions. Des courants idéologiques réactionnaires et des populismes d’extrême-droite sont de plus en plus actifs. Les racismes et les nationalismes extrêmes alimentent les manifestations contre les étrangers et les migrants. Ils prennent des formes spécifiques comme le néo-conservatisme libertarien aux Etats-Unis, les extrêmes-droites et les diverses formes de national-socialisme en Europe, l’extrémisme jihadiste armé, les dictatures et les monarchies pétrolières, l’hindouisme extrême, etc. Mais, dans le moyen terme, rien n’est joué.
La situation ne se réduit pas à la montée des positions de droite ; elle est marquée par la permanence des contradictions. La dimension économique et financière, la plus visible, est une conséquence qui se traduit dans les crises ouvertes alimentaires, énergétiques, climatiques, monétaires, etc. La crise structurelle articule cinq contradictions majeures : économiques et sociales, avec les inégalités sociales et les discriminations ; écologiques avec la destruction des écosystèmes, la limitation de la biodiversité, le changement climatique et la mise en danger de l’écosystème planétaire ; géopolitiques avec les guerres décentralisées et la tendance à un monde multipolaire ; idéologiques avec l’interpellation de la démocratie, les poussées xénophobes et racistes ; politiques avec la corruption née de la fusion du politique et du financier qui nourrit la méfiance par rapport au politique et abolit son autonomie.
Les peuples européens et toute construction européenne sont confrontés aux défis et aux contradictions sociales, écologiques, démocratiques, idéologiques et géopolitiques.
Les bouleversements du monde
Pour caractériser la situation, reprenons la citation prémonitoire de Gramsci : « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».
La réponse aux mouvements insurrectionnels de 2011 ouvre une période de contre-révolutions. Elle rappelle que les périodes révolutionnaires sont généralement brèves et souvent suivies de contre révolutions violentes et beaucoup plus longues. Mais, les contre-révolutions n’annulent pas les révolutions et le nouveau continue de progresser et émerge sous de nouvelles formes.
Il faut s’interroger sur les nouveaux monstres et les raisons de leur émergence. Ils s’appuient sur les peurs autour de deux vecteurs principaux et complémentaires : la xénophobie et la haine des étrangers ; les racismes sous leurs différentes formes. Il faut souligner une offensive particulière qui prend les formes de l’islamophobie ; après la chute du mur de Berlin, l’« islam » a été institué comme l’ennemi principal dans le « choc des civilisations ». Cette situation résulte d’une offensive menée avec constance depuis quarante ans, par les droites extrêmes, pour conquérir l’hégémonie culturelle. Elle a porté principalement sur deux valeurs. Contre l’égalité d’abord en affirmant que les inégalités sont naturelles. Pour les idéologies sécuritaires en considérant que seules la répression et la restriction des libertés peuvent garantir la sécurité.
Le durcissement des contradictions et des tensions sociales explique le surgissement des formes extrêmes d’affrontement. Le durcissement commence par celui de la lutte des classes et s’étend à toutes les relations sociales. La volonté d’accumulation de richesses et de pouvoirs est insatiable. Face à cette démesure, on assiste à un refuge dans le retour du religieux. La confiance dans une régulation par l’Etat est fortement atteinte. La classe financière a réussi à subordonner les Etats. Et le projet de socialisme d’Etat a sombré dans les nomenklaturas et dans les nouvelles oligarchies.
Mais, il y a aussi une autre raison à la situation, ce sont les angoisses liées à l’apparition d’un nouveau monde. Il y a plusieurs bouleversements en cours, des révolutions inachevées et incertaines. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ne seront pas écrasées, déviées ou récupérées. Pour autant, elles bouleversent le monde ; elles sont aussi porteuses d’espoirs et marquent déjà l’avenir et le présent. Ce sont des révolutions de longue période dont les effets s’inscrivent sur plusieurs générations. Retenons les droits des femmes, les droits des peuples, l’écologie, le numérique, le peuplement de la planète.
La révolution des droits des femmes, la plus impressionnante, remet en cause des rapports millénaires. On mesure progressivement les bouleversements qu’elle suscite. On le mesure à la violence des réactions de certains Etats à toute idée de la libération des femmes et à la résistance dans toutes les sociétés à la remise en cause du patriarcat.
La révolution des droits des peuples est inachevée et en prise avec les tentatives de reconfiguration des rapports impérialistes. La deuxième phase de la décolonisation a commencé. La première phase, celle de d’indépendance des Etats a rencontré ses limites. La deuxième phase celle de la libération des peuples renouvelle la question des identités et interpelle le rapport entre les libertés individuelles et les libertés collectives.
La révolution écologique en est à ses débuts, c’est une révolution philosophique. Elle remet en cause toutes les conceptions du développement, de la production et de la consommation. Elle réimpose la discussion sur le rapport de l’espèce humaine à la Nature. Elle interpelle sur les limites de l’écosystème planétaire.
La révolution du numérique est une part déterminante d’une nouvelle révolution scientifique et technique, combinée notamment à celle des biotechnologies. Elle impacte la culture en commençant à bouleverser des domaines aussi vitaux que ceux du langage et de l’écriture. Pour l’instant, la financiarisation a réussi à instrumentaliser les bouleversements du numérique, mais les contradictions restent ouvertes et profondes.
La révolution du peuplement de la planète est en gestation. L’envisager permet d’éviter de qualifier les questions des migrations et des réfugiés comme une crise migratoire qu’on pourrait isoler et qui finirait par se résorber. La scolarisation des sociétés modifie les flux migratoires. Les mouvements sociaux tentent d’articuler les luttes pour les droits à la liberté de circulation et d’installation avec celles pour le droit de rester vivre et travailler au pays. Ils vérifient que l’envie de rester est indissociable du droit de partir.
La bataille pour l’hégémonie culturelle
La droite et l’extrême droite ont mené une bataille pour l’hégémonie culturelle, dès la fin des années 1970, contre les droits fondamentaux et particulièrement contre l’égalité, contre la solidarité, pour les idéologies sécuritaires, pour la disqualification amplifiée après 1989 des projets progressistes. Elles ont mené les offensives sur le travail par la précarisation généralisée ; contre l’Etat social par la marchandisation et la privatisation et la corruption généralisée des classes politiques ; sur la subordination du numérique à la logique de la financiarisation.
La réaction a été d’une grande brutalité à travers les répressions et les politiques sécuritaires, ainsi qu’avec la vague des guerres décentralisées. Les idéologies racistes, xénophobes, anti migrants et anti pauvres ont occupé le devant de la scène. Les gouvernements réactionnaires ont pris le pouvoir en Europe et dans plusieurs régions du monde. L’arrivée de Trump a confirmé l’heure des glaciers.
Cette montée en puissance des droites et des extrêmes droites ne s’est pas imposée sans résistances. Elle est une réponse à la vigueur des mouvements sociaux et citoyens des années 2000, celles qui se retrouvent dans les forums sociaux, les mouvements syndicaux de salariés et de paysans, des mouvements des femmes, des peuples indigènes, des habitants, des écologistes, des droits humains, etc. Elle est une réponse aux mouvements insurrectionnels d’après 2011, aux insurrections au Magrheb et au Machrek, aux indignés, aux Occupys, aux mouvements étudiants, à la place Taksim à Istanbul, aux carrés rouges, etc. Aujourd’hui une nouvelle vague de résistances se dépolie avec les Black Live Matters, le refus des pipelines au Dakota et au Canada, et depuis l’élection de Trump les millions de manifestantes et de manifestants dans plus de 600 villes dans le monde. Les peuples n’ont pas désarmé et l’affrontement devient de plus en plus violent.
Du point de vue des mouvements, de nouvelles pistes émergent. Citons parmi d’autres : l’articulation entre le social et l’écologique, l’articulation entre les bases sociales et les projets, la radicalisation de la démocratie et le rejet des formes de corruption, particulièrement la corruption politique qui naît de la fusion entre les classes politiques et les classes financières ; l’articulation nouvelle entre les échelles de pouvoirs locaux, nationaux, régionaux et mondiaux, etc.
Une stratégie pour la gauche de transformation
La gauche de transformation sociale, avec les mouvements sociaux et citoyens, doit adapter sa stratégie à la nouvelle situation. Toute pensée stratégique se construit sur l’articulation entre l’urgence et la construction d’un projet alternatif. L’urgence, c’est la résistance au cours actuel du néolibéralisme. Mais pour résister, un projet alternatif est nécessaire.
Le projet alternatif commence à se dégager. Dès 2009, au Forum social mondial de Belém dont il a été fait mention auparavant, la proposition qui se dégage est celle d’une transition écologique, sociale, démocratique et géopolitique. Cette proposition combine la prise de conscience des grandes contradictions et l’intuition des grandes révolutions inachevées en cours.
Cette rupture, celle de la transition sociale, écologique et démocratique met en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Citons : les biens communs et les nouvelles formes de propriété, le contrôle de la finance, le buen-vivir et la prospérité sans croissance, la réinvention de la démocratie, les responsabilités communes et différenciées, les services publics fondés sur les droits et la gratuité. Il s’agit de fonder l’organisation des sociétés et du monde sur l’accès aux droits pour tous. Cette rupture est engagée dès aujourd’hui à travers les luttes, car la créativité naît des résistances, et des pratiques concrètes d’émancipation qui, du niveau local au niveau global, préfigurent les alternatives.
Il faut insister sur l’idée de transition qui est souvent utilisée à contre-emploi comme une proposition de temporisation. La proposition de transition ne s’oppose pas à l’idée de révolution, elle est en rupture avec une des conceptions de la révolution, celle du grand soir ; elle inscrit la révolution dans le temps long et discontinu. Elle souligne que de nouveaux rapports sociaux émergent déjà dans le monde actuel, comme les rapports sociaux capitalistes ont émergé, de manière contradictoire et inachevée, dans le monde féodal. Cette conception donne un nouveau sens aux pratiques alternatives qui se cherchent et qui permettent, là aussi de manière inachevée, de préciser et de préparer un projet alternatif.
Une des difficultés de cette période concerne cette articulation entre la résistance et le projet alternatif. La lutte des classes est, sans conteste, l’élément déterminant de la résistance et de la transformation. Encore faut-il redéfinir la nature des classes sociales, de leur rapport et des luttes de classes. Dans la conception dominante des mouvements sociaux, la révolution sociale devait précéder et caractériser les autres révolutions et libérations. L’importance des cinq autres révolutions en cours interpellent la révolution sociale et le retard de la révolution sociale interpelle en retour les autres révolutions.
Dans une contribution remarquable sur l’hégémonie culturelle, Stuart Hill, souligne dans Gramsci and us, en 1988, analysant la victoire de Madame Thatcher qu’elle a su répondre à une attente de modernité et de modernisation. Elle y a répondu par une modernisation régressive, celle du néolibéralisme. Mais la réponse de la gauche ne peut pas se résumer à « ne changeons rien, car ce sera pire » ; même si c’est très probable que ce sera pire. Elle ne peut pas être non plus « il n’y a qu’à » car elle doit être crédible pour une alliance populaire. A la modernité régressive, il faut opposer une modernisation progressive. Le débat est ouvert là-dessus. En 2009, la proposition d’un « Green New Deal » a fait long feu ouvrant la voie à des réponses plus radicales.
En fait, les sociétés résistent plus qu’on ne pense à la droitisation des élites et des médias. On peut le vérifier. Quand elles peuvent s’exprimer, les sociétés sont plus ouvertes et plus tolérantes que ne veulent le faire croire les courants de droite extrême et les médias que les relayent. Mais, cette résistance ne s’affiche pas, ne se traduit pas par une adhésion à un projet progressiste, traduisant ainsi l’absence d’un projet alternatif crédible. C’est moins « la droite » qui triomphe que « la gauche » qui s’effondre.
Il nous faut donc résister, dans l’immédiat, pas à pas, et accepter de s’engager dans le temps long. Cette résistance passe par l’alliance la plus large avec toutes celles et tous ceux, et ils – elles sont nombreux-ses, qui pensent que l’égalité vaut mieux que les inégalités, que les libertés individuelles et collectives doivent être élargies au maximum, que les discriminations conduisent au désastre, que la domination conduit à la guerre, qu’il faut sauvegarder la planète. Cette bataille sur les valeurs passe par la remise en cause de l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, du capitalisme et de l’autoritarisme. Nous pouvons démontrer que résister, c’est créer. Pour chacune des révolutions inachevées, à travers les mobilisations et les pratiques alternatives, nous pouvons lutter pour éviter qu’elles ne soient instrumentalisées et ne servent à renforcer le pouvoir d’une élite, ancienne ou nouvelle.
La pertinence des grandes régions géo-culturelles et géo-politiques
Dans la crise, la bourgeoisie financière reste encore au pouvoir et la logique dominante reste celle de la financiarisation. Mais la mondialisation est en train d’évoluer et ses contradictions augmentent. Elle se traduit par une différenciation des situations suivant les régions du monde, une sorte de dérive des continents. Chaque grande région évolue avec des dynamiques propres et l’évolution des mouvements sociaux doit tenir compte des nouvelles situations.
Cette évolution a deux conséquences qui concernent particulièrement l’Europe. Elle modifie les formes du politique dans le rapport entre les échelles spatiales, du local au mondial. Elle modifie le contexte géopolitique en ouvrant l’hypothèse d’une géopolitique multipolaire.
La stratégie nécessite de redéfinir l’articulation des échelles d’intervention. L’articulation des échelles du politique compte autant que leur répartition. Cette question rejoint celle de la redéfinition du politique. Du point de vue des mouvements sociaux et citoyens une hypothèse se dégage. Au niveau local, la démocratie de proximité, les alternatives locales, les services publics, les territoires. Au niveau national, les politiques publiques, l’Etat, une large part de la citoyenneté. Au niveau des grandes régions, le culturel et la géopolitique. Au niveau mondial, le droit international, les migrations, le climat et l’hégémonie culturelle.
Les situations locales et nationales prennent le pas sur les échelles régionales et mondiales. C’est à l’échelle nationale que se pose pleinement la question de l’Etat. Les Etats sont sous l’emprise du capital financier, mais les Etats l’ont accepté, et l’ont même suscité. Ils se sont délestés de leurs responsabilités sociales et démocratiques pour se recentrer sur la défense du régalien en le limitant au maintien de l’ordre social, répressif, idéologique. Comment réaliser une déprise du capital financier sur les Etats, alors même que les Etats ne l’accepteront pas spontanément ? Cette déprise sera-t-elle plus facile à l’échelle de chaque nation, de chaque Etat, qu’au niveau international ou à celui des grandes régions, comme l’ont démontré les échecs de l’Europe ou de l’Amérique Latine.
C’est une question posée par la remontée de l’échelle nationale et républicaine comme refus du capitalisme financier et du néolibéralisme.
Malgré la permanence du pouvoir financier et des multinationales dans la mondialisation, la situation internationale est en mutation. Le passage à un monde multipolaire change les donnes. L’impérialisme américain est en déclin mais n’a pas perdu son pouvoir de nuisance, le nouvel équilibre géopolitique est instable, les situations sont moins dépendantes des équilibres globaux et moins prévisibles.
Les situations se différencient comme on peut le voir en Amérique Latine, au Moyen Orient, en Asie, en Afrique, en Europe. Cette différenciation ne suffit pas pour construire une multi-polarité qui succèderait au monde bipolaire des deux super puissances de la guerre froide ou à la domination principale des Etats Unis. L’échec des puissances émergentes à construire le BRICS ou le G20 montre qu’un monde multipolaire nécessite une évolution géopolitique et une évolution du droit international et du système institutionnel international.
L’Europe a-t-elle innové dans ce sens, est-elle un modèle pour les grandes régions géopolitiques. Au départ, et pendant un certain temps, l’Europe a donné des espoirs dans ce sens. La référence à la paix, l’importance donnée au droit international, la convention européenne des droits de l’Homme, une politique sociale au départ progressive, la liberté de circulation et d’installation sont allés dans ce sens. Mais, à partir de 1980, la dominance du néolibéralisme a annulé les avancées et ouvert une période régressive. Le libre-échange fondé sur les dumpings social, fiscal et environnemental et la déterritorialisation a supplanté la référence aux droits. L’Europe a choisi l’alliance privilégiée avec les Etats Unis et le Japon autour d’une politique de recolonisation fondée sur la crise de la dette et les programmes d’ajustement structurel. Elle s’est engagée dans un nivellement des droits par le bas, l’explosion des inégalités et des discriminations. Elle a participé à la déstabilisation et aux guerres. L’Europe forteresse a mis en place des politiques migratoires scandaleuses qui ont composé avec les idéologies xénophobes, racistes et sécuritaires.
Une Europe ouverte et solidaire serait nécessaire. Le monde en a besoin, les européens aussi. Cette Europe est possible. Mais dans le passage de l’Europe actuelle à une autre Europe, il n’y a pas de continuité possible ; une rupture est nécessaire. Comment apprécier la rupture nécessaire ? L’urgence est dans la définition d’un nouveau projet et de l’arc des alliances qu’il implique.
L’unité et les défis des mouvements sociaux européens
Depuis plusieurs années nous sommes confrontés à la nécessité et aux difficultés de construire un mouvement social européen. Les Forums sociaux européens ont correspondu un temps à cette dynamique. Mais, il faut admettre que cette dynamique s’est enrayée et cela, au-delà des formes d’organisation de ces forums, du fait de l’évolution de la situation de l’Europe et en Europe. De nouvelles hypothèses sont à construire à partir de la confrontation des réseaux européens engagés dans le processus des forums sociaux, de la « Joint social conference » et des propositions des Altersummit.
Dans cette perspective, interrogeons-nous sur ce qui s’oppose à l’unité d’un mouvement social européen orienté vers la justice sociale et la lutte contre les inégalités, la défense des libertés et des droits, le respect de l’écosystème planétaire et de l’environnement, la contribution de l’Europe à un monde plus juste et à la paix dans le monde.
De ce point de vue, l’unité du mouvement social européen dépend de l’horizon que l’on se donne. A court terme, cette unité peut s’appuyer sur la solidarité entre les résistances, particulièrement contre les politiques d’austérité et leurs conséquences dramatiques pour les couches populaires et pour les libertés. A long terme, l’unité peut s’appuyer sur la proposition d’une transition sociale, écologique et démocratique qui se donne pour objectif le dépassement du capitalisme.
Dans beaucoup de cas, le refus de la logique dominante de la financiarisation et de ses conséquences pourrait conduire à une alliance entre ceux qui soutiendraient l’option de la modernisation et les mouvements qui s’inscrivent dans la transition. Une telle alliance n’empêcherait pas la poursuite de la confrontation sur les objectifs et les perspectives de dépassement du capitalisme. C’est dans le moyen terme, que l’unité du mouvement social européen est la plus difficile. Cet horizon est celui de la définition d’une stratégie, de l’articulation entre les réponses à l’urgence et les perspectives de transformation sociale structurelle.
La crise européenne s’inscrit dans la crise globale. La crise européenne est spécifique sur le plan économique, le différentiel de croissance jouant fortement en sa défaveur, et sur le plan géopolitique. La différenciation de la mondialisation entre les régions du monde joue aussi en Europe. Les situations se différencient suivant les régions européennes entre l’Europe du Nord, l’Europe du Sud, l’Europe de l’Est et la Grande Bretagne. Sans oublier la Russie qui ne situe pas son avenir dans une perspective européenne. Les bourgeoisies européennes répondent différemment à la crise et s’affrontent. Les mouvements sociaux en Europe doivent tenir compte de la stratégie que met en œuvre leur bourgeoisie pour définir leur propre stratégie. La convergence au niveau du mouvement social européen n’est pas spontanée et est, de ce fait, plus difficile.
En Europe du Nord, et d’abord en Allemagne, la stratégie est de maintenir la place économique dans la mondialisation en renforçant leur industrie. L’industrie ne résume pas la situation économique, mais elle joue un rôle d’entraînement au niveau du commerce extérieur et de l’emploi. L’industrie pèse plus de 22% dans le PIB en Allemagne (contre 12% en France, 6% en Grèce). Le projet de la bourgeoisie allemande est d’asseoir la compétitivité de l’industrie allemande sur la flexibilité. Elle le fait dans le cadre de la cogestion en proposant en échange une relative augmentation des salaires. Le mouvement syndical allemand s’inscrit dans cette cogestion.
En Europe du Sud, la stratégie de ré-industrialisation est plus difficile. La situation dans la concurrence internationale est détériorée et une orientation alternative d’industrialisation sur les marchés intérieurs demanderait 15 à 20 ans et n’est pas facile. Les situations sont d’ailleurs différentes ; en Italie, l’industrie pèse 20% du PIB, la bourgeoisie catalane est proche de la stratégie de l’Europe du Nord. Le capitalisme est plus axé sur les services ; c’est un capitalisme rentier avec des rapports complexes à l’Etat protecteur. Les politiques d’austérité pèsent plus violemment sur les couches sociales défavorisées particulièrement sur celles qui ne sont pas en situation d’emploi protégé. Le maintien dans la zone euro telle qu’elle est gérée se traduit par des taux de 50% de chômeurs chez les jeunes. Le mouvement social est plus fortement mobilisé contre les politiques d’austérité.
La France est dans une situation intermédiaire. Les exportations créent des emplois et l’industrie française n’est pas dépendante de la concurrence en matière de bas-salaires, la concurrence « low-cost ». La situation dégradée en France résulte de la dureté de l’affrontement avec le patronat qui sous-investit pour garder le contrôle et refuse toute concession avec les salariés. Contrairement au patronat allemand, les patrons français jouent les affrontements au sein des couches populaires, entre salariés protégés et précaires, entre centres-villes embourgeoisés, nouveaux habitants péri-urbains de la classe moyenne, et banlieues ghettoïsées.
En Europe de l’Est les bourgeoisies jouent une stratégie d’industrialisation « low-cost » pour attirer les multinationales. Ils pèsent pour l’orientation néolibérale de l’Europe et soutiennent le libre-échange avec ses trois dumpings : social, environnemental et fiscal.
En Grande-Bretagne, la stratégie est toujours atlantiste : il s’agit de coller aux Etats-Unis. La bourgeoisie anglaise joue l’attractivité monétaire et fiscale. Suite à la crise financière, leur problème est de gérer l’inévitable réduction de la taille financière de leur économie et notamment le poids de la City. Le poids de la finance a doublé en 30 ans ; comme aux Etats-Unis, elle est passée de 3 à 7% du PIB. La bourgeoisie britannique gère ce qu’elle appelle le « deleveredging », la réduction des endettements et des outils spéculatifs. Après la victoire contre le mouvement syndical qui a ouvert l’ère néo-libérale, ils poursuivent la création d’emplois précarisés et sont tentés par une ré-industrialisation « discount » à l’irlandaise.
La différenciation des situations pèse sur la définition d’une position stratégique commune aux mouvements sociaux et citoyens en Europe. Ces mouvements sont confrontés à trois défis principaux : la précarité, les alliances, la xénophobie et l’identité européenne.
Un premier défi concerne l’indispensable et très difficile alliance pour les luttes communes entre travailleurs précaires et travailleurs non-précaires. Il y a trente ans, les mouvements sociaux se définissaient à partir des salariés stables. Les précaires pouvaient penser qu’ils pourraient à terme être intégrés dans un système social stable. Aujourd’hui, à l’inverse, la précarité est l’horizon des travailleurs stables. L’unité des couches sociales ne peut pas se faire si on ne prend pas en charge la question du précariat.
Un deuxième défi concerne les alliances entre les salariés disposant d’un emploi stable, les scolarisés précarisés et les chômeurs diplômés, les populations discriminées et racisées des quartiers populaires. La question des alliances concerne aussi les « compétents ». La gestion et le renouvellement du capitalisme s’appuie sur l’alliance entre les compétents et les actionnaires. Un projet alternatif nécessite une convergence sociale, idéologique et culturelle entre les couches populaires et les compétents.
Le défi majeur concerne la montée des idéologies racistes, xénophobes et sécuritaires. Elle se traduit en Europe par une guerre, la guerre aux migrants. Ces idéologies prolifèrent à partir de la peur et des insécurités sociales, écologiques et civiques. Elles sont alimentées par la dimension symbolique de la crise européenne et par le « désenchantement » qui prolonge le basculement géopolitique du monde. Cette question rejoint la question de l’identité européenne. Comment penser son identité quand on sait qu’on ne sera plus au centre du monde ? Comment concevoir un monde sans centre du monde ?
L’enjeu est dans la définition d’un projet européen alternatif qui se dégagerait du projet européen dominant et de ses impasses et qui traduirait en termes politiques et culturels l’unité du mouvement social européen.
Gustave Massiah, août 2017
Cette contribution a été préparée pour le groupe de la Gauche unitaire européenne / Gauche verte nordique au Parlement européen
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