Édition du 17 décembre 2024

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Europe

L'Europe égarée ou le désastre hongrois

« L’Europe est essentielle à notre avenir, à notre identité et à nos valeurs », déclarait Nicolas Sarkozy, le 31 décembre 2010, lors de ses vœux présidentiels. Or le lendemain, 1er janvier, la Hongrie prenait pour six mois la présidence tournante de l’Union européenne en même temps qu’entrait en vigueur, dans ce pays devenu membre de l’UE en 2004, une loi contre la liberté de l’information digne d’un régime autoritaire.

03 janvier 2011 | tiré de Médiapart

Depuis mai 2010, une droite extrêmement réactionnaire est au pouvoir à Budapest, avec la Fidesz (Union civique hongroise) dont le leader, Viktor Orban, est redevenu premier ministre après l’avoir déjà été de 1998 à 2002. Elle n’est pas seulement nationaliste, elle est rétive à la démocratie, et l’assume. Tout en se préparant à succéder à la Belgique à la présidence tournante de l’UE, aux côtés du président du Conseil européen institué par le Traité de Lisbonne, le nouveau gouvernement hongrois vient en effet de faire adopter par le Parlement une loi liberticide qui s’attaque frontalement à la première condition d’une vie démocratique, la liberté de l’information. Consacré à l’actualité hongroise en français, le site hu-lala.org permet de suivre au plus près ce feuilleton.

Votée le 21 décembre 2010, par 256 voix contre 87, cette loi est entrée en application le 1er janvier 2011. Elle place les médias sous le contrôle d’un « Conseil national des médias » dont les cinq membres, y compris la présidente nommée pour neuf ans, appartiennent au parti au pouvoir. Cette autorité pourra, de façon discrétionnaire, exiger des médias qu’ils corrigent des informations qu’elle estimerait ne pas être « équilibrées politiquement » ou « entravant la dignité humaine » – notions dont le contenu n’est pas précisé.

Elle pourra, de plus, leur infliger de lourdes amendes, pouvant aller jusqu’à 200 millions de forints (720.000 euros) pour les télévisions et 25 millions (90.000 euros) pour les journaux ou les sites Internet. Certes, les médias visés pourront se pourvoir en justice, mais ils devront au préalable avoir publié les rectifications et acquitté les amendes exigées. Enfin, cette autorité se voit accorder un droit d’intrusion sur la vie interne des rédactions, pouvant exiger qu’on lui soumette articles ou émissions avant leur diffusion et ordonner aux journalistes qu’ils lui dévoilent leurs sources quand leurs informations engagent la sécurité nationale.

Autant dire qu’au moins sur le papier, il n’y a plus de liberté de l’information en Hongrie. Certes cette loi n’a pas encore été concrètement appliquée contre un média, mais deux journalistes de la radio publique ont d’ores et déjà été suspendus pour avoir observé une minute de silence à l’antenne en signe de protestation. Désormais, le parti de Viktor Orban contrôle de fait la grande majorité des médias, ayant ajouté avec son retour au pouvoir l’audiovisuel public au petit empire médiatique privé qu’il a construit dans l’opposition, selon des méthodes berlusconiennes. En légalisant, avec cette loi liberticide, un régime de censure digne de la période communiste, il impose d’ores et déjà un climat général d’autocensure, faisant en sorte que les informations dérangeantes et les opinions dissidentes se raréfient ou disparaissent.

Tel est donc le type de gouvernement qui va symboliquement assumer la présidence de l’Union européenne pendant les six mois prochains. L’Europe comme entité politique, « son avenir, son identité et ses valeurs », pour reprendre la formule employée par Nicolas Sarkozy, sera donc incarnée par un courant politique qui y contrevient explicitement. Car le vote hongrois renie les traités européens signés par la Hongrie.

Quels qu’en soient les (grands) défauts et les (graves) insuffisances, la construction européenne s’était imposée à l’origine comme une obligation politique dont l’enjeu, né des leçons de la catastrophe totalitaire, était la démocratie, son approfondissement sur le continent, sa défense et sa promotion. Rupture sans précédent, l’avènement de cette présidence hongroise marque la fin de cette ambition, certes éclipsée depuis longtemps par l’Europe du marché, monétaire et commerciale, mais dont l’égarement durable serait ainsi officialisé, si du moins la Hongrie n’est pas rapidement condamnée et sanctionnée.

Le préambule du Traité sur l’Union européenne, en vigueur depuis le 1er décembre 2009, stipule l’attachement des contractants « aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’État de droit ». Son article 2 répète que l’Union est fondée « sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit » et ajoute notamment que « ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme ». Et l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE énonce que « toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières ». « La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés », conclut-il.

Si ces mots ont encore un sens, la Hongrie devrait être sanctionnée, comme le prévoit, selon une procédure hélas fort lourde et bien complexe, l’article 7 du Traité sur l’Union européenne qui recommande la suppression de certains droits, y compris des droits de vote, pour un Etat membre dont la politique manifesterait « un risque clair de violation grave des valeurs visées à l’article 2 », en l’occurrence celles qui concernent l’Etat de droit. Si, à l’inverse, rien ne bouge, il faudra alors se résoudre à constater la fin de l’Europe politique puisqu’elle ne s’avérerait même plus capable de défendre ce qui la justifie et la légitime. Le mythe aura vécu : derrière ces apparences que sont les traités, les discours et les proclamations, il n’y aurait donc que la réalité crue des intérêts nationaux et des marchés financiers, l’idéal démocratique n’étant plus dès lors qu’une formule creuse.

La liberté de la presse en Hongrie touche à sa fin »

Ce sombre scénario n’est pas exclu, à voir le peu de réactions officielles en Europe, à la notable exception de la représentante de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) pour la liberté de la presse, Dunja Mijatovic. Tout simplement parce que l’actuel pouvoir hongrois n’est pas dissociable des majorités conservatrices aujourd’hui dominantes en Europe. Fidesz, le parti de Victor Orban, est membre du Parti populaire européen (PPE), au même titre que l’UMP française. Président en exercice du PPE, l’ex-premier ministre belge Wilfried Martens vient de « chaudement » féliciter le premier ministre hongrois pour son accession à la présidence de l’UE, sans un seul mot, sans une seule réserve, fût-elle minime et diplomatique, face à la fuite en avant autoritaire du régime hongrois.

Il n’est pas le seul : à ce jour, lundi 3 janvier, la France officielle n’a émis aucune critique contre la Hongrie. Tout au contraire, la diplomatie du gouvernement Fillon et de la présidence Sarkozy s’est contentée d’un message de compliments, le 31 décembre 2010. « Nous souhaitons à nos partenaires hongrois un plein succès pour leur première présidence du Conseil de l’UE, y lit-on. Nous leur renouvelons notre entière confiance dans la volonté et la capacité de la Hongrie à mener à bien cette présidence soigneusement préparée, et à porter, au nom de l’Union, les valeurs qui nous sont communes. Nous sommes persuadés que la Hongrie saura mettre pleinement en œuvre les opportunités du Traité de Lisbonne, en étroite collaboration avec les autres institutions de l’UE concernées, en vue de rendre son action plus efficace et plus visible sur la scène internationale. » Le Parlement hongrois venant de trahir lesdites valeurs et ledit Traité, il faut donc admettre que nous vivons bien dans une époque orwellienne où les mots disent le contraire de ce qu’ils affirment.

Nos lecteurs eurosceptiques diront sans doute que nous découvrons la lune, tandis que les europhiles jugeront peut-être que nous faisons trop de cas d’un petit pays de 10 millions d’habitants, toujours pas converti à l’euro. Aux uns et aux autres nous objecterons que ce désastre hongrois, selon la formule du quotidien berlinois Die Tageszeitung (qui y consacre toute sa Une en déclinant dans toutes les langues de l’Union cette phrase : « La liberté de la presse en Hongrie touche à sa fin »), est un double événement : il sanctionne l’épuisement de la dynamique politique de la construction européenne ; il exprime la régression démocratique à l’œuvre sur le continent avec des régimes qui parient sur la peur.

Vingt ans après la Chute du Mur et de l’URSS (1989-1991), les principes de liberté et de droit brandis face aux pays du socialisme réel sont remisés au magasin des accessoires par ceux-là mêmes qui s’en sont servis et en ont bénéficié. D’argument contre l’adversaire d’hier, la démocratie devient aujourd’hui un encombrement pour des pouvoirs oligarchiques qui entendent consolider définitivement une domination sans partage ni contestation. L’autoritarisme sécuritaire est leur refrain, associé à la dénonciation des désordres médiatiques.

Ils jouent des inquiétudes populaires, de ces peurs – économiques, sociales, culturelles, identitaires, etc. – qui travaillent les peuples européens dans cette époque d’incertitude, de crise durable et de déséquilibre mondial. Comme ce fut le cas dans les vœux de Nicolas Sarkozy, la notion de protection est leur maître-mot, accompagnée de la désignation des dangers qui la menacent (l’immigré, l’étranger, l’ailleurs, le lointain...). Et le sinistre tour de passe-passe que promeuvent ces nouveaux partis conservateurs, aujourd’hui politiquement dominants en Europe, c’est d’échanger des protections contre les libertés. Ayez peur, et nous nous occupons du reste ! Abandonnez vos droits, et laissez-nous faire !

Politiquement, l’idée européenne est née de la douloureuse conscience du terrible piège que cache cet échange inégal. L’Europe de la première moitié du XXe siècle, celle des libertés assassinées, des guerres monstrueuses et des massacres mondiaux, n’était-elle pas tombée dans cet enfer, avec des peuples – italien et allemand – acceptant la fin des libertés en échange d’une illusoire protection dont le crime et la catastrophe étaient l’ultime vérité ? Si la conscience européenne s’est éveillée, c’était avec cette certitude que seule l’extension, l’approfondissement des libertés pouvait préserver les peuples européens d’une répétition de ces tragédies. Or c’est cette leçon qui, aujourd’hui, s’éloigne sous les coups de boutoir de politiques nationales, qu’il s’agisse de la France en août 2010 avec sa politique de discrimination contre les Roms ou de la Hongrie maintenant avec sa loi contre la liberté de la presse, ce droit fondamental des citoyens à une information indépendante et pluraliste.

De savoir que l’histoire n’est jamais une répétition ne devrait en rien nous rassurer. Cette lucidité devrait au contraire nous inciter à mieux discerner les périls nouveaux, leurs nouveaux atours et leurs nouvelles illusions. Ce n’est pas l’extrême droite qui, aujourd’hui, menace nos libertés, mais une droite extrémisée, reprenant à son compte les thématiques xénophobes et autoritaires, creusant le même sillon de brutalité et d’hystérie politique. De la Hongrie d’Orban à la France de Sarkozy en passant par l’Italie de Berlusconi, chaque pays décline cette évolution avec ses rythmes et ses nuances propres. Et le PPE, qui salue sans réserves l’avènement de la présidence hongroise et que ne choquent pas les alliances de certains de ses membres avec l’extrême droite, est le visage européen de ce basculement.

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », aime à dire l’un de nos sages, Edgar Morin, citant le poète Hölderlin. En 1987, trois ans avant le grand basculement dans le monde unipolaire de l’après-guerre froide, Morin publiait Penser l’Europe qui se terminait par un plaidoyer pour la vitalité démocratique, seule garantie d’une politique partagée, discutée et contrôlée. La démocratie, expliquait-il, « ne possède en elle nulle vérité transcendante à son exercice ; sa vérité fondamentale est de ne pas avoir de vérité afin de permettre aux diverses vérités de s’exprimer, se confronter, s’affronter en se respectant, c’est-à-dire en respectant la règle démocratique ». Et Edgar Morin d’ajouter : « La clé de l’idée démocratique est dans sa règle. La règle du jeu démocratique permet à la diversité sociale, culturelle, politique d’être productive à travers ses conflits. C’est ce qui permet aux conflits d’être éventuellement créateurs. »

C’est cette règle démocratique que la Hongrie vient de piétiner, par un crime parlementaire contre la liberté de la presse. Et c’est cette règle que l’Union européenne trahira si elle ne sanctionne pas la politique liberticide de Viktor Orban. « La vie démocratique de l’Europe attend son second souffle. Nous ne sommes pas à l’ère des achèvements, mais à celle des commencements démocratiques », concluait Edgar Morin, prophétique. Nous voici donc à ce rendez-vous qui se joue aussi ici même, en France, en 2011 comme en 2012. Car après tout, s’il faut sauver l’Europe contre elle-même, ses démons et ses dérives, c’est aussi notre affaire, celle du peuple français.

N.B. Ce mardi 4 janvier, le gouvernement français, par l’intermédiaire de son porte-parole, François Baroin, a finalement condamné la loi hongroise. "Le dispositif mis en place en Hongrie est très spectaculaire (...), c’est une altération profonde de la liberté de la presse et il est évidemment incontestable que la France, à l’instar des autres pays de l’Union, souhaite une modification de ce texte", a déclaré le ministre. "La position française, que j’exprime pour le gouvernement aujourd’hui, la position de tous les Etats membres de l’Union européenne doit être de nature suffisamment forte sur le plan politique et diplomatique pour permettre au gouvernement hongrois d’avoir une présidence plus sereine en mettant entre parenthèses ce texte", a-t-il ajouté sur France Inter.

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