Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Analyse politique

L’Europe de l’Est à l’épreuve des crises de système

La construction européenne était porteuse d’aspirations populaires à un continent résistant aux politiques antisociales, tout en étant ouvert sur le monde : selon une logique démocratique, sociale, écologique et solidaire, radicalement à l’opposé de ce qui se réalise... C’était notamment l’espoir en Europe de l’Est où les populations aspiraient à vivre mieux et plus libres. Un espoir profondément déçu, faisant le lit des courants xénophobes... Comprendre quelles ont été les bifurcations de l’histoire, d’où viennent les engrenages et la crise actuelle est indispensable à la réappropriation par les peuples de leurs choix et donc de l’avenir.

Basculement est-européen au sein du nouvel ordre mondial

La décennie 1970 avait été celle d’une crise de profit et de l’ordre mondial frappant les pays du centre capitaliste. De leur côté, les pays d’Europe centrale et orientale (Peco) restaient, à l’image de la Tchécoslovaquie, dépendants d’un « soutien » économique de l’URSS, appuyé sur ses tanks... Leur dette envers Moscou en roubles non convertibles, dans le cadre des rapports de troc de la Communauté d’aide économique mutuelle (CAEM), se doublait désormais d’une deuxième dette, celle-là en devises fortes, et devenue pesante.

L’URSS n’était pas soumise à cet endettement-là, subissant toujours un boycott de guerre froide, à la fois financier et industriel – blocage de toute importation de technologie avancée depuis 1917. L’ouverture aux importations occidentales visant une certaine acquisition de technologies modernes, passait donc (avec l’accord de l’URSS) par des pays d’Europe de l’Est non soumis au boycott occidental. Elle répondait aussi à la recherche d’importations de biens de consommation occidentaux pour atténuer les mécontentements populaires après l’impasse des réformes économiques des années 1960.

Il s’agissait également pour eux d’obtenir certaines technologies occidentales visant à améliorer la qualité et productivité des exportations : celles-ci devaient permettre ensuite de rembourser les dettes en devises. Mais le conservatisme bureaucratique rendit fort peu efficaces les importations technologiques et la dette se creusa, accentuée par la hausse des taux d’intérêt au tournant des années 1980.

En même temps, l’arrivée de Reagan au pouvoir ouvrait, après l’intervention soviétique en Afghanistan, une ultime phase de course aux armements pesant durement sur l’URSS dans la première moitié de la décennie 1980. Elle permettait au contraire aux États-Unis de prendre l’offensive sur plusieurs terrains face à leur propre crise multidimensionnelle : sur le plan intérieur, les dépenses publiques d’armement soutenaient puissamment la recherche et l’innovation, tout en relançant l’économie (en récession au début de la décennie) ; au plan international, il s’agissait de la première phase d’une reconquête d’hégémonie politico-militaire et technologique que les interventions militaires dans la décennie suivante vont assurer.

La révolution technologique à l’œuvre aux États-Unis et en général dans les pays capitalistes développés, point d’appui essentiel des classes dominantes pour restructurer les relations sociales et l’ordre mondial, allait creuser les écarts avec l’URSS et l’Europe de l’Est, alors qu’ils s’étaient historiquement réduits après-guerre jusqu’aux années 1970.

La décennie 1980 fut donc celle d’une crise de la dette pour plusieurs de ces pays — Roumanie, Yougoslavie, Hongrie, Pologne et RDA — qui, incapables de se réformer en profondeur sans transformation sociale anti-bureaucratique majeure, s’étaient lancés dans la précédente décennie dans des importations de technologies occidentales, financées par des crédits privés (1).

Cette crise de la dette ouvrait une phase historique nouvelle permettant à des pressions réelles externes de peser sur les sociétés d’Europe de l’Est au moment même où l’URSS de Gorbatchev se tournait vers un « désengagement » extérieur. Celui-ci visait à obtenir des crédits occidentaux nécessaires à sa propre modernisation. La quête de devises fortes pour faire face aux importations, se traduisit donc aussi par des pressions et tensions nouvelles au sein du Caem à la fin des années 1980, l’URSS exigeant désormais remboursement de ce qui lui était dû, si possible en devises fortes, et plaçant la priorité de sa politique extérieure dans la recherche des financements et technologies occidentales : donc dans le « retrait » de tout interventionnisme, à l’image de l’accord négocié avec le chancelier Kohl sur l’unification allemande...

Entre-temps, les cinq pays endettés de l’Europe de l’Est avaient connu des orientations politico-économiques différenciées qui toutes jouèrent un rôle décisif dans le tournant historique de la « transition » vers un changement de système au tournant de la décennie 1980.

► La Fédération yougoslave, sous pression du FMI dans la décennie 1980, était paralysée par la montée des conflits sociaux et nationaux et une hyperinflation à trois chiffres reflétant la perte de cohérence totale du système. Les guerres de nettoyage ethnique qui vont accompagner le dépeçage de la fédération et du système yougoslaves, et les impasses des plans de paix européens et onusiens, vont être instrumentalisées par les États-Unis pour redéployer l’Otan après la dissolution du Pacte de Varsovie : la crise yougoslave sera une étape décisive vers l’intégration euro-atlantiste de la région (2).

► Les dirigeants communistes hongrois furent les seuls à décider de répondre à la crise de la dette externe en vendant les meilleures entreprises du pays au capital étranger, ce qui permettait dans un premier temps d’atténuer les politique d’austérité internes, et a fait de la Hongrie, dans les premières années de la décennie de « transition », le principal pays d’accueil des investissements directs étrangers. Ils n’hésitèrent pas non plus, dans la foulée des nouveaux rapports européens noués par Gorbatchev, d’œuvrer à la chute du Mur, moyennant financements...

► A l’opposé, le dictateur Ceaucescu s’attela au strict remboursement de la dette roumaine sur le dos de son peuple, ce que la nomenklatura roumaine jugera finalement si explosif pour elle-même qu’elle fomentera une pseudo « révolution » et la mort du dictateur à la fin de la décennie 1980.

► A cette même date, l’absorption de la RDA par l’Allemagne fédérale fut décidée avec l’accord de l’URSS qui y trouvait quelques contreparties financières de la part de l’Allemagne, accompagnant le rapatriement de ses troupes.

► Enfin, après la répression de Solidarnosc sous la férule du général polonais Jaruzelski, les accords de compromis permirent l’introduction de la thérapie de choc libérale en Pologne, appuyée par l’annulation de la dette polonaise décidée par les États-Unis au début de la décennie 1990 : rien n’a été ménagé financièrement pour faire basculer les nouvelles « élites » au pouvoir vers les privatisations... et vers l’Otan.

Quel type de « croissance » (mesurée par le produit intérieur brut, PIB) a émergé de la destruction de l’ancien système dans les conditions d’une périphérisation (au sens d’une subordination à des critères et financements extérieurs) qui a précédé l’intégration à l’UE ?
Il faut distinguer deux grandes phases... et souligner la variante slovène, avant le retournement de 2008-2009.

« Crise systémique » et « privatisations sans capital » (1989-1999)

La décennie 1990 fut globalement celle de la destruction de l’ancien système (privatisations, changements des critères de gestion...) avec deux temps : la première moitié de la décennie fut marquée par des chutes de croissance de 20 % à 30 % dans toutes les branches d’activités. La reprise se produisit ensuite (3), inégalement, mais avec pertes d’emplois et creusement des écarts de revenus : « l’inégalité s’est accrue dans toutes les économies en transition », qui ont « commencé la transition avec des niveaux d’inégalités parmi les plus faibles du monde » (4).

On ne peut comprendre, sans ces données de base, pourquoi dans le cadre des élections pluralistes — principal acquis contre l’ancien régime — les votes populaires se sont tournés… vers les ex-communistes dès les toutes premières années de la décennie 1990. Il ne s’agissait pas d’une nostalgie pour le parti unique, radicalement rejeté, mais pour un droit à l’emploi et à l’accès pour tous aux biens et services de base. Sauf que les « ex » ne défendaient plus ces droits-là, exclus du type de croissance et de « convergence » prônées avec la vieille Europe. Désormais, l’annonce d’un « rattrapage » fut seulement basée sur la comparaison (Est/Ouest) des taux de croissance du PIB, qui n’est en rien un indicateur de « bien-être ».

La convergence de système eut les privatisations pour « marqueur ». Mais avec quel capital-argent ? L’ancien système n’en permettait pas l’accumulation et les anciens gestionnaires du parti-État préféraient être les bénéficiaires des privatisations. On a donc inventé des « privatisations de masse » réalisées (sous différentes formes) par transformation juridique des entreprises en sociétés anonymes. Leur « capital social » était divisé en parts et distribué quasi gratuitement en partie aux travailleurs et citoyens et le reste à l’État. Seules la Hongrie et l’Estonie ont choisi au début de la « transition » de vendre contre un « vrai » capital-argent, c’est-à-dire au capital étranger (5), leurs meilleures entreprises.

Élargissement de l’UE et croissance profondément déséquilibrée (1999-2008)

La croissance déséquilibrée des pays baltes avant la crise
en 2006 LITUANIE ESTONIE LETTONIE
Croissance du PIB 7,8% 10,4% 12,1%
Croissance du Crédit 35% 53% 52%
Balance courante (en% du PIB) -9,5% -14,6% -21,3%

L’engagement de l’UE à accueillir dix pays d’Europe centrale et orientale (6) décidé en 1999 visait en fait à contenir des mécontentements populaires croissants. Ceux-ci se traduisent jusqu’à aujourd’hui au plan électoral par la montée des abstentions et les votes xénophobes ainsi que par la difficulté politique à construire des majorités gouvernementales. Le choix de l’élargissement fut donc géopolitique. Mais il ne fut pas accompagné des moyens d’une stabilité socio-économique.

L’écart de PIB par habitant entre l’État le plus pauvre et le plus riche de l’Union était, avec l’entrée de l’Espagne et du Portugal, en 1986 de 1 à 4,9. Avec l’arrivée de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007, il passa à 20,1. Mais alors que les élargissements vers les pays du Sud et l’Irlande s’étaient accompagnés de l’augmentation des « fonds structurels » du budget européen, c’est l’inverse qui fut décidé dans « l’agenda 2000 » de l’UE. L’Allemagne n’avait renoncé au deutsche mark qu’en obtenant de sévères règles budgétaires et elle ne voulut pas que l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale lui « coûtât » (7).

Pourtant ceux-ci lui « rapportaient » : elle y délocalisa bien des ateliers, exerçant des pressions à la baisse sur les salaires allemands et basant sa croissance (faible) au cours des années 2000 sur les excédents à l’exportation. Mais le budget européen fut plafonné à 1 % du PIB européen (contre quelque 20 % pour le budget fédéral états-unien) alors que le Traité de Maastricht limitait dettes et déficits publics en interdisant de surcroît (pour intégrer l’euro) tout financement des États par les Banques centrales à taux réduits ou nuls.
Dans l’ensemble, les pays d’Europe centrale et orientale étaient donc encouragés à se tourner vers les financements privés supposés efficaces et associés à la libre circulation des capitaux.

Comment attirer les investissements directs étrangers (IDE) ? Par le dumping social (la baisse des salaires et protections sociales) et fiscal. Le taux d’imposition sur le revenu des sociétés a baissé de 8,4 points entre 2000 et 2009, les plus bas taux étant à l’Est, notamment 15 % en Lettonie (pour une moyenne de 23,5 % dans les vingt-sept pays membres de l’UE) (8). Pour respecter les « critères », la contraction des recettes fiscales s’accompagna en général de celle des dépenses sociales. La Hongrie, qui voulut accroître son budget pour l’Éducation et la Santé entre 2003 et 2006, dut se tourner vers les marchés financiers pour financer son déficit atteignant 9 %.

La libre circulation des capitaux a ouvert une autre source de financement privé : les banques. Après les privatisations sans capital, la nouvelle décennie fut celle d’une dépendance bancaire organique que l’adhésion à l’UE a favorisée : en 2008 (9), dans les 10 nouveaux États- membres, sauf la Slovénie, les actifs bancaires étaient majoritairement détenus par les banques étrangères (entre 65 % et 80 % pour la Lettonie et la Pologne, et pour les sept autres de 82 % à… 100 %).

La Slovénie s’est obstinée à garder quelque 70 % de ses actifs bancaires sous contrôle public, ainsi que l’essentiel de ses infrastructures (énergie, transport…) en dépit des reproches répétés de la Commission européenne, de la Banque mondiale, de l’OCDE et de la Berd (10). Le rôle majeur des syndicats (spécificité slovène), organisant plusieurs grèves générales, a limité la baisse des impôts et des salaires. La Slovénie a donc les plus faibles « avantages comparatifs » de tous les pays d’Europe centrale et orientale en matière de salaires et le plus faible montant d’IDE par habitant entre 1989 et 2008, de tous les pays d’Europe centrale et orientale (1500 dollars pour une moyenne d’environ 4500 dollars, et plus de 6500 pour la Hongrie et l’Estonie). Pourtant, son niveau de PIB par habitant est le plus élevé de tous ces pays, proche de l’Espagne. Ce qui n’empêche pas les « mauvaises notes » infligées pour non-respect des « règles » de la concurrence pure et parfaite… entre inégaux.

La nouvelle périphérie est-européenne à l’épreuve de la crise

La quasi-totalité des 1700 milliards de dollars d’emprunts est-européen sont de fait détenus par des banques ouest-européennes (Autriche, Italie, France, Belgique, Allemagne et Suède concentrent à elles seules quelque 84 % des avoirs). Or, les banques privées ont privilégié les placements sur la dette publique et les crédits à la consommation facilitant l’accès aux grandes surfaces des multinationales ou aux placements immobiliers. La frénésie de consommation par endettement (dans un contexte d’appauvrissement) a donc sous-tendu l’envol récent de la croissance (notamment dans les pays baltes) accompagné de profonds déséquilibres des balances courantes, tout particulièrement dans ces pays où les taux de change étaient « stabilisés » par un ancrage rigide à l’euro (États baltes notamment).

Au début des années 2000, la baisse internationale des taux d’intérêt avait encouragé l’endettement en devises étrangères là où les taux de change étaient favorables. Près de 90 % des hypothèques hongroises sont libellées en Francs suisse depuis 2006 et la masse globale de prêts consentis en Francs suisse hors de Suisse est estimée à 500 milliards d’euros. 45 % de l’ensemble du marché des crédits immobiliers et 40 % de l’ensemble des crédits à la consommation hongrois sont exprimés en Francs suisse plutôt que dans le Forint national. C’est devenu un piège quand les taux d’intérêts du Franc suisse ont grimpé et que la fuite des capitaux a fait chuter le Forint hongrois.

Le montant des prêts accordés (notamment par les réseaux autrichiens ou suédois) couvre l’équivalent de 20 % du PIB en République tchèque, la Hongrie ou la Slovaquie et 90 % dans les États baltes. Les États d’Europe de l’Est ont dû rembourser ou refinancer environ 400 milliards de dollars en 2009, soit l’équivalent du quart du PIB de toute l’Union.

A partir de septembre 2008 les sorties de capitaux et la contraction des exportations ont commencé à frapper plusieurs États qui firent appel au FMI, en premier ceux dont la croissance avait été la plus tributaire des crédits et financements extérieurs (Hongrie, Ukraine, Pays baltes). Mais en 2009 seule la Pologne (11) connaissait un taux de croissance faiblement positif, la chute a été d’environ 3 % à plus de 10 % dans les autres pays d’Europe centrale et orientale, la plus forte dans les trois républiques baltes (la contraction sur deux ans a été de 25 % en Lettonie et de 20 % en Estonie), assortie de crises politiques et sociales.

Des questionnements commencent à émerger (12) : « Les PECO [pays d’Europe centrale et orientale] se trouvaient (...), avant même que la crise ne les affecte, fragilisés par des déséquilibres inhérents à leur modèle de croissance. La convergence décrite (...) n’était donc probablement pas un processus intrinsèquement soutenable (...). Mais il aura fallu le révélateur de la crise pour que cela apparaisse clairement » (13).

Pourtant, l’inquiétude exprimée par le rapport de 2009 de la Berd porte intégralement sur la sauvegarde des privatisations et financements de marché incarnant « la transition ». Il se réjouit (à juste titre) du fait que les banques occidentales impliquées organiquement dans les pays d’Europe centrale et orientale ne se sont pas retirées comme de simples capitaux spéculatifs. Mais la contraction des financements face aux risques est là.

Retour sur les choix « généreux » de l’unification « historique » du continent..

La chute du Mur de Berlin en 1989 a ouvert une phase historique nouvelle du côté de l’Europe de l’Est. Mais elle a également marqué un tournant au cœur de la mondialisation néolibérale et de la construction européenne.
Le Traité de Maastricht de 1992 tenta de contenir l’hétérogénéité socio-économique et politique des États membres par des critères étroitement monétaristes qui ne sont appliqués dans aucun des pays les plus riches de la planète (Japon, États-Unis...) : limitations du déficit public et dettes publiques associées à l’interdit fait aux banques centrales de l’eurozone de financer des États membres.

Derrière des critères largement arbitraires, se négociait l’abandon du deutsche mark par l’Allemagne et sa défiance envers le « laxisme » des pays périphériques — en l’occurrence c’était de la périphérie du Sud de l’Union que l’Allemagne se défiait quant à l’établissement de l’euro et au futur statut de la Banque centrale européenne, les pays d’Europe centrale et orientale étant encore loin de l’accès à l’Union. Il était hors de question (et l’Allemagne l’inscrivit dans sa constitution) que la BCE vienne au secours d’un État membre en difficulté.

Mais si chaque budget devait tendre vers l’équilibre, il n’était pas non plus question d’un budget européen élargi pour compenser cette contrainte.
Alors que les précédents élargissements vers les pays du Sud s’étaient accompagnés d’une augmentation du budget européen (avec notamment les fonds dits de « la cohésion ») pour aider les pays dont le PIB était inférieur à la moyenne communautaire, le nouvel élargissement allait se faire à budget européen minimum. Le couple franco-allemand imposa dans la décennie 2000 un plafonnement de ce budget à 1 % du PIB européen. L’UE est donc dotée d’une politique monétaire unique ayant des effets différents sur un ensemble hétérogène, sans un budget capable de compenser par des mesures redistributives ces asymétries et imposant comme « valeur » commune un droit de la concurrence au-dessus des principes de solidarité et de protection sociale.

Derrière ces critères, il y avait de grandes dissymétries de pouvoirs d’État et, notamment une « exception allemande » codifiée comme telle dans le projet de Traité constitutionnel européen : pendant plus de dix ans, les transferts budgétaires de l’Allemagne fédérale vers les nouveaux länder ont été de plus de 100 milliards de deutsche mark par an (chaque année plus que l’ensemble cumulé des capitaux privés venant s’investir dans les pays d’Europe centrale et orientale sur l’ensemble de cette période). Au cours de la décennie, ces ressources colossales n’ont pas servi à améliorer le bien-être des Allemands de l’Est (comme leur mécontentement et votes politiques l’attestent) mais à démanteler l’État social, à favoriser les privatisations et à comprimer les salaires sous pression de la compétition avec ceux de l’Europe de l’est voisine.

Les délocalisations ont été favorisées par l’élargissement de l’Union. Et l’Allemagne a pris appui sur sa proximité avec les nouveaux États membres de l’Est pour imposer une austérité salariale radicale : entre 2000 et 2007, le coût unitaire nominal du travail a baissé de 0,2 % par an en Allemagne, alors qu’il augmentait de 2 % en France, de 2,3 % en Grande-Bretagne, entre 3,2 % et 3,7 % en Italie, Espagne, Irlande et Grèce (avec dans les pays périphérique un accroissement nominal d’autant plus élevé que l’inflation y était plus élevée).

Et l’on eut là un autre facteur de déséquilibres profonds de cette construction : la croissance (faible) allemande a été basée sur des excédents d’exportations, avec faibles inflation et demande intérieure et une baisse radicale des salaires favorisée par les délocalisations des ateliers allemands à l’Est. Mais aux excédents allemands ont correspondu des déficits se creusant dans la périphérie du sud et de l’est européen, sans qu’il s’agisse pour autant d’ensembles homogènes (14).

Globalement, à côté de la « nouvelle Europe » dont la situation subordonnée a marqué la longue phase d’adhésion, la périphérie du sud de l’eurozone est un « maillon faible » d’une « vieille Europe » dissymétrique. L’Allemagne a déterminé avec la France les critères de Maastricht mais elle fut une des premières à ne pas les respecter. C’est elle qui tire les cordons du budget en soulignant ce qu’elle y verse, sans dire ce qu’elle en gagne via ses exportations. Elle exploite la crise en cours en spéculant sur l’euro et les dettes publiques de la Grèce, de l’Espagne et des États les plus fragiles, pour consolider ses propres choix d’austérité salariale et sociale.

Nouveaux plans d’austérité : des périphéries vers le centre

Ce sont les rapports de force entre États, la puissance de chacun d’eux et les résistances sociales intérieures qui déterminent en fait les critères de gestion des dettes publiques. Et les principaux pays qui ont au plan des discours prôné un « retrait des États » au profit des marchés et de l’épargne privée ont connu depuis trente ans l’augmentation de leurs déficits publics. Ceux-ci se sont trouvés, aux États-Unis comme dans la vieille Europe ou au Japon, bien plus élevés que dans la période des « trente glorieuses » d’interventionnisme social des États (15).

Du côté des recettes, il y a eu baisse des rentrées fiscales à la fois par le ralentissement de la croissance et en fonction des choix néolibéraux d’exemptions fiscales pour le capital. Les dépenses sociales ont baissé mais ne pouvaient disparaître avec la montée du chômage et des résistances sociales. Aux États-Unis, dans la décennie 1980 d’ultime guerre froide comme dans la décennie 2000, la hausse des dépenses d’armement a creusé des déficits colossaux soutenant la croissance. De façon générale, le recours à l’émission de titres de la dette publique (plutôt qu’au financement par la banque centrale) s’est accompagné d’une augmentation des taux d’intérêt (et donc du « service de la dette ») pour attirer les capitaux spéculatifs…

Autrement dit, la nouvelle phase de crise de la dette publique s’inscrit dans une structure de long terme profondément marquée par les échecs du libéralisme. Mais elle représente aussi une phase nouvelle de la crise bancaire de 2007-2009, dont l’épicentre s’est situé aux États-Unis pour se mondialiser. Ce sont le renflouement massif des banques privées victimes de leurs propres appétits et montages financiers, ainsi que les plans de relance face à la récession mondiale, qui ont nourri la nouvelle crise qui affecte notamment l’Europe. Les sauvetages des banques privées par les Banques centrales et les relances par les États ont stoppé la chute de la croissance, mais non pas les licenciements ni les logiques spéculatives toujours à l’œuvre. Et les banques utilisent aujourd’hui les sommes reçues à taux d’intérêt dérisoires contre les États qui les ont renflouées.

Le discours idéologique sur la dette publique veut camoufler, derrière l’urgence et « l’évidence » d’une obligation d’austérité, combien cette « obligation » est à géométrie variable, et masquer les causes réelles de dette, associées aux transformations recherchées depuis le tournant des années 1980. Le partage de la valeur ajoutée au détriment des salaires considérés comme des coûts à comprimer, s’est accompagné de l’endettement des ménages pour soutenir la consommation, notamment celle de logements. La part croissante de profits non réinvestis s’est tournée vers des placements spéculatifs associés à des montages financiers et à la libre circulation des capitaux. Les promesses libérales d’apporter efficacité et liberté signifient aujourd’hui l’allongement du temps de travail, la destruction des protections sociales et de l’environnement, et le règne de l’argent roi dans l’accès à l’Éducation, au logement et à la Santé (et pour des millions de paysans à la terre et à l’eau).

Aller à la racine des crises..

Les trois crises dont les effets sont en train de se combiner (celle de 2007-2009, issue du cœur états-unien du système globalisé, celle qui menace l’euro à partir de ses maillons faibles et celle qui a commencé à frapper l’est-européen en 2009) ont un point commun majeur : qu’il s’agisse des États-Unis, de la Grèce ou des pays baltes, elles sont les retombées d’une croissance profondément déséquilibrée où la faiblesse des revenus salariaux et fiscaux a été compensée par un endettement majeur source de profits financiers. L’envolée délirante de cet endettement a été facilitée, comme dans chaque crise capitaliste depuis le XIXe siècle, par des montages financiers et boursiers dont les capitaux libres se sont emparés.

Le recours au FMI dans les deux « périphéries » de l’Union européenne vise à sauver cette architecture. Intervenant au cœur de la construction européenne, il indique à la fois toutes les fragilités de l’Union et les accentue : il s’agit de remettre en selle les carcans monétaristes des traités en protégeant les financements privés pourtant directement coupables et bénéficiaires de la crise. Le but est d’imposer, à la faveur de la crise, une nouvelle radicalisation des politiques menées jusqu’alors : ce sont les dépenses sociales, les retraites solidaires, les salaires des fonctionnaires, les dernières protections sociales qui doivent être comprimés. La flexibilité extrême du travail contre toute logique de droits collectifs, de revenus et de statuts dignes, vise en même temps à dégager des profits supplémentaires et à rendre les chômeurs, les salariés pauvres, les précaires « coupables » de « trop » d’exigences, et de les diviser, accabler, atomiser pour les rendre incapables de résister.

A défaut d’alternatives progressistes, les votes d’extrême droite, de la Hongrie aux Pays-Bas et à la Suède indiquent un triste avenir…

La construction européenne va « de l’avant », comme dans chacune des phases antérieures de sa mise en place, parce que les décideurs (mais aussi les populations, en l’absence d’alternatives crédibles) craignent qu’il soit pire de l’arrêter que de continuer. Le repli nationaliste et xénophobe fait partie des pires possibles. Mais l’acceptation des plans d’austérité, profondément injustes socialement, imposés aujourd’hui par l’action combinée du FMI et des institutions européennes fera en réalité le lit de tous les xénophobes antieuropéens.

Car c’est une construction européenne particulière qui est en crise, inscrite dans le capitalisme globalisé. Les pouvoirs en place servent les marchés (tous les traités européens sont allés dans ce sens depuis l’Acte unique de 1986) et les marchés servent les États dominants : ceux-ci se réfugient derrière leurs « jugements » anonymes des marchés et des Traités (qu’ils ont signés) pour « constater » avec fatalisme quelles sont les bonnes politiques à suivre. Et ce sont toujours les mêmes : réduire les dépenses sociales, démanteler les services publics pour ouvrir de nouveaux domaines de privatisation et de spéculation financière.

Les Traités européens et les politiques économiques qui les ont choisis sont en faillite, et ont été établis, à géométrie variable, sur le dos des peuples et de toute démocratie digne de ce nom. C’est la libre circulation et le libre choix des êtres humains qu’il faut protéger, pas ceux des capitaux. Et c’est à l’échelle où les décisions se prennent — notamment européenne — qu’il faut construire, par en bas, des résistances solidaires mettant à plat les Traités, les financements, les finalités dans la satisfaction des besoins et droits fondamentaux, contre la logique des boucs émissaire (les « étrangers ») et des politiques sécuritaires qui accompagnent la casse des acquis sociaux.

La criminalisation de la pauvreté et l’ethnicisation des questions sociales visent à faciliter la répression des résistances pour les détourner des causes et responsables réels des crises.

Notes

1. Dans les années 1970, les banques occidentales ont cherché à utiliser les dollars issus de la rente pétrolière, en offrant des crédits abondants vers les pays du Sud mais aussi – ce qu’on connaît moins- vers les pays de l’Est évoqués (Yougoslavie, Hongrie, Roumanie, Pologne et RDA) : la crise de la dette que ceux-ci ont connue dans la décennie suivante a été un vecteur décisif des pressions externes des créditeurs occidentaux et du FMI.

2. Lire sur mon site http://csamary.free.fr, les articles portant sur ces sujets concernant le « désordre mondial »...

3. La Pologne fut la première à reprendre le chemin de croissance et à rattraper le niveau de PIB de 1989... avec une annulation de sa dette extérieure que l’on mentionne rarement et une décennie de répression marquant un niveau initial très bas... Seuls les pays d’Europe centrale avaient retrouvé en 2000 les niveaux de PIB de 1989.

4. Banque mondiale (BM), Regional Overview , 1998. Cf. aussi BM Dix ans de transition , Rapport de 2002.

5. On trouvera le développement de ces analyses de la « grande transformation capitaliste » à l’Est, ainsi que de l’élargissement vers l’Est de l’UE sur mon site http://csamary.free.fr. Cf. aussi Jean-Pierre Pagé, « Europe de l’Est : économie politique d’une décennie de transition », Critique internationale, n° 6, hiver 2000.

6. Au-delà des huit premiers intégrés en 2004 avec Chypre et Malte, puis de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007, le Conseil de Thessalonique de 2003 a promis que l’UE s’ouvrait aux candidatures des Balkans de l’ouest (Albanie et ex-républiques yougoslaves – moins la Slovénie déjà membre).

7. L’unification allemande s’était traduite par un transfert de quelque 100 milliards de DM par an vers les nouveaux Länder pendant plus d’une décennie.

8. cf. Eurostats 22 juin 2009

9. Source : BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement)

10. Le rapport sur la Slovénie dans le « Transition report » 2009, p. 224, cite tous ces griefs.

11. En dehors des PECO, l’Albanie connaissait encore 3% de croissance en 2009 avant d’entrer en récession début 2010.

12. Cf. Jason Bush, « Latvia’s Crisis Mirrors eastern Europe’s Woes », du 03/03/2009 reproduit par Spiegelonline.

13. Conjoncture, janvier 2010 n°1, Alexandre Vincent, « PECO : la convergence à l’épreuve de la crise ».

14. Les stratégies de croissance dans les pays du Sud ont été différentes de la Grèce (finançant une croissance de la consommation par endettement), à l’Espagne fondant sa croissance sur un scénario proche de la bulle immobilière des États-Unis et de la GB. Mais à l’Est aussi les ressorts de la croissance ont été plus diversifiés (donc moins fragiles) en Pologne que dans les républiques baltes. Et, les pays d’Europe centrale et orientale étant (sauf la Slovénie et la Slovaquie) hors de l’eurozone, la diversité des régimes de change et politiques budgétaires a été encore plus grande.

15. Lire l’argumentaire détaillé d’Alain Bihr « Que cache la croissance de la dette publique ? » www.cadtm.org/

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