Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Israël-Palestine : tirer le signal d'alarme !

Pour la troisième année consécutive, une trentaine de lecteurs du « Monde diplomatique » vient de séjourner une semaine en Israël-Palestine. Le programme se concentrait sur des rencontres avec les sociétés civiles. Une occasion pour Dominique Vidal, qui guidait les participants avec Anaïs et Joan, de confronter sur le terrain analyses et réalités.

Tiré du blogue de l’auteur.

Pour toutes et tous, ce furent huit longs jours intenses, passionnants et inquiétants. Cette semaine très dense nous a permis d’aller à Jérusalem, dans sa vieille ville et les colonies qui l’entourent, à Ramallah et dans la "ville-modèle" de Rawabi, à Bethléem et dans le camp de réfugiés d’Aïda, à Hébron et son centre-ville assassiné, à Haïfa, Saint-Jean d’Acre et finalement Jaffa.

Nous y avons rencontré des interlocuteurs plus captivants les uns que les autres :

 Michel Warschawski, le « patriarche » de la gauche anticoloniale israélienne ;

 Yahav, le guide alternatif du Mémorial de Yad Vashem ;

 Mahmoud l’Africain et « sa » vieille ville ;

 le politologue et militant pacifiste Zeev Sternhell, Prix Israël 2008 ;

 la psychiatre Samah Jabr, responsable de la Santé mentale dans toute la Palestine ;

 Omar Barghouti, le coordinateur de la campagne BDS ;

 un représentant d’Adameer, l’association en charge de la défense des prisonniers ;

 Ammar Hijazi, vice-ministre de l’Autorité palestinienne en charge des relations multilatérales ;

 le milliardaire palestinien Bashar Masri et sa « ville modèle » de Rawabi ;

 Anouar Abou Eishé, animateur de l’association Hébron-France et ex-ministre palestinien de la Culture ;

 Pierre Cochard, le consul général de France à Jérusalem ;

 Sarit Michaeli, responsable de l’association israélienne droitdel’hommiste Betselem ;

 le Bureau des Nations unies pour les Territoires occupés (OCHA) et ses cartes prodigieuses et révélatrices ;

 le journaliste franco-israélien Charles Enderlin ; 

 Johayna Seifi, qui lutte contre la judaïsation forcée de Saint-Jean d’Acre ;

 et enfin Esti Micenmacher, responsable de l’ONG « Who profits ? qui suit les entreprises israéliennes implantées en Cisjordanie.

Plusieurs d’entre nous ont, en outre, eu le temps de faire, à l’aéroport, une connaissance approfondie de membres des services de sécurité…

L’impression générale qui ressort de toutes ces visites et de toutes ces conversations tient en une phrase : jamais, depuis près de quarante ans que je « couvre » ce conflit, je n’avais ressenti la situation comme aussi grave.

Car la droite et l’extrême droite israéliennes au pouvoir se sont engagées, depuis les élections du printemps 2015, dans un véritable processus de radicalisation. Elles profitent, ce faisant, de nombreux atouts : l’élection de Donald Trump qui ne dissimule pas son amitié pour elles, la guerre en Syrie et en Irak qui marginalise la question palestinienne, l’alliance des régimes sunnites dits « modérés » avec Tel-Aviv contre l’Iran, la paralysie des Nations unies et de l’Union européenne, le soutien des gouvernements populistes d’Europe centrale, sans oublier la division du mouvement national palestinien dont on peut espérer – prudemment – qu’elle prenne fin.

Résultat : une véritable fuite en avant. Le signe le plus patent en est l’accélération de la colonisation. Sans entrer dans le détail, le nombre total de mises en chantier est trois fois plus grand qu’en 2016. Jérusalem n’échappe pas, loin de là, à cette entreprise déterminée. Le gouvernement vient même d’y annoncer, ce mercredi, la construction de 176 nouveaux immeubles dans la colonie de Nof Zion, dans le quartier palestinien de Jabal Mukkaber.

La judaïsation de la Jérusalem-Est ne date évidemment d’aujourd’hui. Depuis 1967, l’obsession de tous les gouvernements israéliens n’a pas changé : maintenir une écrasante majorité juive dans la capitale « entière et unifiée une » d’Israël. En vain : de 27 %, la proportion de Palestiniens est passée à près de 40 %. Pour renverser la tendance, tous les moyens sont bons : colonisation juive, destruction de maisons palestiniennes, retraits de la carte de résident à quiconque n’y travaille pas et n’y vit pas, etc. Le mur permet aussi d’ « expulser » des quartiers arabes et d’intégrer des quartiers juifs.

Cette fuite en avant va désormais plus loin : l’ordre du jour, c’est le passage de la colonisation à l’annexion des territoires palestiniens occupés. Il y avait déjà la loi d’annexion votée le 6 février dernier. Mais la Cour suprême l’a pour l’instant gelée. Cette décision a d’ailleurs précipité l’offensive gouvernementale contre la plus haute juridiction d’Israël : non content de nommer des juges qui lui soient fidèles, le pouvoir entend réduire ses prérogatives. En attendant, il soumet à la Knesset, dès dimanche, une nouvelle loi pour annexer à Jérusalem les colonies situées dans ses environs !

« Nous devons donner nos vies pour l’annexion de la Cisjordanie », a juré Naftali Bennett. Autant dire que lui et ses amis comptent enterrer une fois pour toutes la perspective des deux États imaginée par la Commission Peel en 1937 et concrétisée par le plan de partage onusien de 1947. La nouvelle perspective, c’est celle de l’État unique : un État d’apartheid, où une partie de la population jouira de tous les droits et l’autre d’aucun. Seul le président, Reuven Rivlin, estime qu’« appliquer la souveraineté à une zone donne la citoyenneté à ceux qui y vivent. Il n’y a pas de loi [différente] pour les Israéliens et pour les non Israéliens ».

Toutes ces provocations s’expliquent aussi par la crise politique qui sévit depuis des mois. Benyamin Netanyahou, nous ont dit certains interlocuteurs, est « insubmersible ». Mais les scandales de corruption qui le cernent s’accumulent au point qu’il pourrait être inculpé et, le cas échéant, tomber.

D’où la surenchère ultra-nationaliste à laquelle se livrent ses alliés et concurrents. Le ministre de l’Éducation et de la Diaspora Naftali Bennett, le ministère de la défense Avigdor Lieberman et la ministre de la Justice Ayelet Shaked font notamment feu de tout bois – à droite toute !

Leur offensive vise évidemment, en Israël même, les Palestiniens, mais aussi les Juifs : la dizaine de lois liberticides votées depuis cinq ans menace les libertés des uns et des autres. Au point que même le président, Reuven Rivlin, est venu à la Knesset se poser en défenseur de la démocratie israélienne contre la droite – à laquelle, pourtant, il appartient.

Il n’est pire sourd et aveugle que celui qui ne veut ni entendre ni voir. Cette formule m’a trotté dans la tête en écoutant nos amis palestiniens. Tout se passe comme si l’Autorité palestinienne faisait « comme si ». Comme si ses succès dans l’arène internationale, avec la reconnaissance de l’État de Palestine par l’Unesco, les Nations unies et la Cour pénale internationale constituaient un rempart contre l’aventurisme israélien.

Difficile, en une semaine, de prendre le pouls des populations. Du côté palestinien, le désarroi domine, même si la vie associative reste très vivace. Et beaucoup espèrent que la réunification du Fatah et du Hamas permettra un grand coup de balai dans l’un et l’autre des mouvements, terriblement ossifiés, bureaucratisés et corrompus. Du côté israélien, l’opinion s’est indiscutablement droitisée, faute d’alternative de gauche, mais pas au point de suivre les faucons : seul un tiers des Juifs soutient l’annexion des territoires, une courte majorité restant favorable à la solution des deux États.

Mais cette dernière ressemble de plus en plus à un vague souvenir obsolète. Oslo est mort deux fois : lorsqu’Itzhak Rabin fut assassiné, en 1995, et cinq ans plus tard, avec le sabotage du sommet de Camp David et l’éclatement de la Seconde Intifada. Plusieurs amis, à qui je racontais ces conclusions de notre voyage, se sont écrié : « Formidable ! Enfin l’État binational ! » C’est prendre ses désirs pour des réalités, car l’État unique que veut un Bennett n’a rien à voir avec celui dont rêvaient Martin Buber et Judah Magnès dans les années 1930 et 1940. Il faudra sans doute des décennies de luttes pour y arracher l’égalité en droits des Palestiniens.

Pour autant, ces mauvaises nouvelles ne devraient pas conduire ceux qui souhaitent une véritable paix à baisser les bras. Dans tous les cas de figure, deux États ou un État, la réponse, à mes yeux, est la même : Boycott-Désinvestissement-Sanctions. Le BDS militant, mais aussi le BDS institutionnel : ces fonds de pension, ces grandes entreprises, ces banques qui se retirent des Territoires occupés, voire d’Israël. En France, le retrait de Veolia et la rupture du contrat qui liait Orange à son partenaire israélien représentent une grande victoire.

Voilà pourquoi Benyamin Netanyahou a qualifié la campagne de « menace stratégique majeure », et tout fait pour en obtenir la criminalisation. Mais, même en France, aucune loi n’interdit le boycott. Et la Cour européenne des droits de l’Homme est susceptible de retoquer l’arrêt de la Cour de Cassation. Est-ce ce qu’annonce Federica Mogherini lorsqu’elle répète : « L’Union européenne protège fermement la liberté d’expression et la liberté d’association, conformément à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui est applicable sur les territoires des États membres de l’UE, y compris en ce qui concerne les actions du BDS menées sur ces territoires » ?

Il est temps, plus que temps, de tirer le signal d’alarme.

D. V.

PS : Le voyage était organisé par l’Institut d’études des politiques publiques (IEPP).

Dominique Vidal

Né en 1950, Dominique Vidal a étudié la philosophie et l’histoire. Journaliste depuis 1968, professionnel depuis 1973, il a notamment travaillé dans les rédactions des hebdomadaires "France Nouvelle" et "Révolution", puis du quotidien "La Croix". Après avoir coordonné les activités internationales du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ), il a fait partie, de 1995 à 2010, de l’équipe permanente du "Monde diplomatique", dont il a en particulier créé le réseau d’éditions internationales et coordonné les Atlas. Spécialisé dans les questions internationales et notamment le Proche-Orient, il vient de publier "Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron" (Libertalia, 2018). Auparavant, il avait sorti "Comment Israël expulsa les Palestiniens 1947-1949" (Éditions de l’Atelier, 2007, avec une postface de Sébastien Boussois) ; "Israël, une société bousculée. Vingt-cinq années de reportage" (Editions du Cygne, 2007) ; et "Le Mal-être juif" (Agone, 2003). Dominique Vidal a écrit en collaboration avec Alain Gresh : "Les 100 Clés du Proche-Orient" (dernière édition avec Emmanuelle Pauly chez Fayard, 2011) ; ; "Palestine 47 : un partage avorté" (dernière édition chez André Versaille, 2007) ; "Golfe : clefs pour une guerre annoncée" (Le Monde Éditions, 1991) ; et "Proche-Orient : une guerre de cent ans" (Messidor, 1984). Depuis 2010, il dirige avec Bertrand Badie l’annuel collectif "L’état du monde", chez La Découverte. Le dernier en date, paru en 2018, s’intitule "Le Retour des populisme". Autres ouvrages : "L’Opinion, ça se travaille… Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo" (Agone, Marseille, dernière édition 2015 avec Serge Halimi, Henri Maler et Mathias Reymond) ; "Le Proche-Orient, les banlieues et nous" ( Éditions de l’Atelier, 2006 avec Leila Shahid, Michel Warschawski et Isabelle Avran) ; "Le Mal-être arabe. Enfants de la colonisation" (Agone, 2005 avec Karim Bourtel) ; "Les historiens allemands relisent la Shoah" (Complexe, 2002) ; " Promenades historiques dans Paris" (Liana Levi, 1991 et 1994, avec Christine Queralt) ; "Portraits de China Town, le ghetto imaginaire" (Autrement, 1987, avec Éric Venturini). Chez Sindbad/Actes Sud, Dominique Vidal a coordonné "Palestine-Israël : un Etat, deux Etats ?" (2011) et "Palestine : le jeu des puissants" (2014). Chez Demopolis, il vient de diriger "Les Nationalistes à l’assaut de l’Europe".

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