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Introduction de l’ouvrage de Colette Guillaumin : Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature

Publié le 19 mai 2016 | tiré du site Entre les lignes lignes entre les mots

Une introduction permet d’indiquer la logique d’un travail. En effet réunir des articles ne donne pas en soi une vue claire de cette logique puisque chacun a été écrit dans une perspective propre, à un moment spécifique du travail, et dans une conjoncture qui est à chaque occasion différente.

Et la conjoncture a joué un rôle important dans chacun de ces textes. Un certain nombre a été écrit sur une demande qui canalisait la réflexion vers un champ particulier (« Les harengs et les tigres », par exemple, l’a été pour un numéro spécial de Critique sur L’animalité), ou bien déterminé par un événement social ou politique (« Folie et norme sociale » a été publié à la suite de l’assassinat de quatorze étudiantes à Polytechnique de l’Université de Montréal en 1989). Pourtant les quelques articles réunis dans ce volume sont solidaires, et le titre Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature donne déjà une idée de ce qui fait leur unité. Les deux parties du volume correspondent à des perspectives pratiques différentes. Dans la première partie les textes tentent de décrire à la fois la réalité matérielle des relations de pouvoir et leur forme mentale (intellectuelle, psychologique, affective…). La seconde est orientée vers une analyse des systèmes théoriques, interprétations savantes ou politiques (ou les deux) qui sont à l’œuvre dans les relations de pouvoir et qui – éventuellement – prétendent les expliquer et les légitiment. En d’autres termes cette seconde partie s’attache aux systèmes de pensée. Si on considère la première comme une description et analyse de l’empirie, c’est-à-dire de la façon dont les choses se passent dans la quotidienneté, la seconde s’attache à l’analyse critique des formes théoriques. L’ensemble de ces analyses concerne des relations de pouvoir : celles de sexe et celles de race (de « sexe » et de « race »). Ces catégories occupent en effet une place spécifique dans les rapports sociaux, celle d’être considérées comme des catégories « naturelles ». Et elles sont par conséquent supposées être engagées dans les relations naturelles. Donc immuables d’abord et ensuite découlant de ces « différences naturelles » dont on parle si fort et si bas.

Les rapports de pouvoir sont interprétés, soit de façon théorique et doctrinale (les sciences naturelles, la politique, la médecine, les religions, une partie des sciences sociales, etc.) soit bien plus banalement dans les conceptions quotidiennes et le bon sens populaire (le bistro, votre médecin, l’une de vos plus proches amies, vos collègues de travail, le chroniqueur du Monde ou de Libération, etc.) comme des rapports qui plongeraient leurs racines dans l’instinct ou qui seraient régis par quelques déterminismes inscrits dans le patrimoine génétique. Sexisme, racisme sont des naturalismes en ce qu’ils mettent en œuvre une foi, préverbale et préformelle, en l’origine « viscérale » ou « programmée » des conduites humaines. Ainsi celles-ci seraient inscrites dans la nature et jailliraient d’une différence d’avant l’histoire, précédant les relations réelles entre groupes.

Or curieusement cette croyance en un fondement somatique (physiologique, génétique, chromosomique, neuro-cérébral, etc.) des conduites humaines accompagne toujours et constitue l’une des faces (un des aspects) d’une très matérielle relation. Être « naturel », immanquablement, désigne des groupes humains d’un type particulier, ceux qui sont engagés dans une relation inégalitaire, certes, mais une relation inégalitaire spécifique : celle d’appropriation. Ces groupes sont, ou ont été récemment dans l’histoire, appropriés, c’est-à-dire la propriété (au sens le plus ordinaire du terme) d’un autre groupe humain. Le sexage, l’esclavage sont des rapports de cette sorte. La possession d’autres êtres humains implique qu’on en fait usage : leur appropriation n’est pas une péripétie juridique, encore que les lois l’expriment, c’est un usage corporel d’abord. Cet usage peut prendre plusieurs formes, de la libre exploitation (l’exploitation sans limites) de la force de travail – physique bien sûr mais aussi mentale et affective – jusqu’au libre usage (l’usage sans limites) du corps lui-même. Les phénomènes associés : « différence », mépris, mise sur piédestal (mais oui), oppression, etc. expriment et entérinent la distance du groupe dominant à ceux qu’il domine et sa liberté d’appréciation à leur sujet.

Cet ensemble d’articles porte donc sur cela : la face mentale des rapports de pouvoir. Depuis les formes théoriques sophistiquées, elles, complètement explicites (racisme doctrinal, théories de la complémentarité, par exemple) jusqu’à ce qu’on peut nommer une « idéologie », c’est-à-dire une façon d’appréhender le monde, plus diffuse que les systèmes explicites de valeurs et de projets, plus vaste que la seule conscience claire le laisse apprécier et qui en définitive est la forme banale et quotidienne d’appréhension des gens et des choses communes à ceux qui parlent la même langue et/ ou qui sont plongés dans le même monde.

Rien de tout cela n’aurait pu être pensé, encore moins communiqué et discuté, sans le travail théorique de Nicole-Claude Mathieu, Monique Wittig, Paola Tabet, Christine Delphy, travail qui, dès 1970 pour la majorité d’entre elles, a été une formidable remise en question des « évidences », cette forme sacrée de l’idéologie. Ce que ces réflexions leur doivent est inévaluable.

Colette Guillaumin : sexe, race et pratique du pouvoir
l’idée de nature

Editions iXe, Donnemarie-Dontilly 2016, 238 pages.

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