Tiré du site de la revue Contretemps.
Le sous-titre du livre de Stéphane Haber donne le ton en inscrivant d’emblée sur la couverture ces vers des Châtiments : « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent[1]. » C’est la complexité des combats et des engagements de Hugo, homme de lettres mais aussi homme politique, que Stéphane Haber choisit d’explorer aux Éditions Sociales, dans la collection « Les propédeutiques » qui, en présentant et commentant treize textes d’un auteur, propose des pistes d’entrée dans son œuvre. Les autres volumes de la collection témoignent explicitement d’un goût prononcé de la maison d’édition pour la tradition marxiste : par exemple, Simon Lemoine a signé Découvrir Bourdieu en octobre 2020, Ulysse Lojkine et Alice Vincent Découvrir Luxemburg en 2021, Jean Batou Découvrir Trotsky en mars 2023… Placer Hugo à leurs côtés est donc déjà un choix éditorial fort et signifiant puisqu’il fait de l’auteur un penseur de gauche.
L’angle d’attaque est clairement affirmé ici dès l’introduction : montrer comment Hugo « s’est confronté à [la] part d’ombre de l’histoire[2] ». Le défi est colossal, surtout quand on sait combien la place de l’histoire est centrale dans l’œuvre hugolienne et combien elle a fait couler d’encre chez les spécialistes. L’intelligence du livre de Haber repose sur le refus de donner une réponse univoque et de systématiser (et donc caricaturer et réduire) la pensée de Hugo en préférant en montrer l’évolution, la complexité et la nuance. Les contradictions du poète sont étudiées comme autant de perspectives différentes sur l’histoire.
Pour cela, le livre progresse par entrées thématiques, « de l’obscurité à la lumière[3] », des ténèbres de l’humanité à son sursaut de révolte et de vitalité : ainsi, les treize textes commentés sont chacun précédés d’un titre de chapitre qui en oriente la lecture et ordonne le parcours du lecteur – « Corruption », « Crime », « Peine », « Oubli », « Mépris », « Résistance », « Devoir », « Réforme », « Destin », « Enfance », « Révolte », « Avenir », « Espérance ». Cette avancée en clair-obscur est en elle-même fidèle à l’œuvre hugolienne où les couleurs, le jour et la nuit métaphorisent une pensée ontologique, politique et sociale.
Les passages commentés sont extraits, dans l’ordre, de Ruy Blas, Châtiments, L’Homme qui rit (deux textes en sont tirés), Les Misérables (c’est l’œuvre la plus commentée avec quatre textes), L’Année terrible, Actes et paroles, Napoléon le petit, Quatre vint-treize et Les Contemplations. Si le poème « Loi de formation du progrès » extrait de L’Année terrible permet au lecteur de découvrir une œuvre moins connue que Les Misérables ou que Châtiments, les autres passages appartiennent au canon hugolien et, en ce sens, illustrent bien les principales réflexions de Hugo sur l’histoire : la lutte contre la misère et toute forme d’oppression, le progrès, la personnification du pouvoir, la place de l’homme face à la marche de l’histoire, la puissance de la poésie, le rôle politique et social du poète…
On peut regretter que le théâtre et les œuvres dites d’avant l’exil figurent peu dans l’anthologie mais ce déséquilibre s’explique par le choix scientifique de l’ouvrage : insister sur la pensée historique (et, de facto, politique) de Hugo. Effectivement, même si les thématiques explorées par Stéphane Haber sont présentes dans l’œuvre dès les années 1820 et 1830 (il suffit de penser au Dernier jour d’un condamné ou aux répliques de Hernani et de Triboulet), c’est bien à partir des années 1840 puis au cours de l’exil que l’engagement de Hugo se fait plus explicite.
Le choix éditorial (justifié aussi par la taille relativement courte de l’ouvrage qui ne permet de présenter que treize textes), est donc tout à fait légitime du point de vue scientifique. Pourtant, les spécialistes de théâtre pourront regretter que la pensée politique de Hugo ne soit pas mise en lien avec sa conception du public qui, de « foule » doit devenir « peuple »[4]. Mais comme il faut faire des choix, on pardonne à Stéphane Haber, d’autant plus que ses analyses de texte sont toutes stimulantes et éclairantes – à l’exception peut-être de la célèbre réplique de Ruy Blas aux ministres, « Bon appétit ! messieurs », dans laquelle l’auteur voit un plaidoyer de Hugo contre la corruption sans interroger le dispositif énonciatif qui met en échec la parole révolutionnaire et subversive de Ruy Blas puisque le spectateur, qui est au courant de sa fausse identité, ne peut adhérer que partiellement à son discours[5].
Chaque chapitre (d’une dizaine de pages) est présenté de manière simple et efficace : extrait ; rapide présentation contextuelle ; axe de lecture présentée sous forme de question qui permet à chaque fois d’ouvrir la réflexion sans rester uniquement focalisé sur le texte (par exemple, pour le discours « La misère » extrait des Actes et paroles : « Pourquoi Victor Hugo fait-il confiance à la réforme pour réaliser la justice[6] ? » ; pour « Les morts ont raison et les vivants n’ont pas tort » extrait des Misérables : « Quelle valeur Victor Hugo accorde-t-il aux révoltes populaires[7] ? ») ; l’analyse proprement dite qui court sur cinq à six pages ; enfin, des repères bibliographiques organisés en deux sections.
La première s’intitule « Autres textes de Hugo » et invite le lecteur à continuer sa découverte de Hugo par Choses vues, Le roi s’amuse ou encore Histoire d’un crime. Chaque nouvelle œuvre de Hugo est introduite par quelques lignes de présentation qui permettent de guider le lecteur dans son exploration future. Histoire d’un crime est par exemple mis en parallèle de « Souvenir de la nuit du 4 » des Châtiments : « On peut voir dans cette enquête une autre façon, plus distanciée, plus froide, mais plus maîtrisée aussi, de rendre hommage à l’enfant de la nuit du 4, à sa grand-mère et à tous leurs semblables[8]. » Ces courtes présentations tissent des réseaux de sens entre les différents ouvrages de Hugo et permettent de se repérer dans un ensemble colossal et complexe.
La seconde section se nomme « Pour aller plus loin » et mélange essais sur Hugo (comme Le Roi et le bouffon d’Ubersfeld ou Le Monde de Victor Hugo de Michel Winock – étrange absence : les analyses de Claude Millet ou Franck Laurent, pourtant spécialistes de la question historique et politique chez Hugo[9]), autres études littéraires, philosophiques ou historiques (L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance de Bakhtine, Le Peuple dans le roman français de Zola à Céline de Nelly Wolf, La Connaissance de l’amour : essais sur la philosophie et la littérature de Martha Nussbaum, ou encore Les Bas-fonds : histoire d’un imaginaire de Dominique Kalifa) et autres textes littéraires ou philosophiques. Stéphane Haber met ainsi en relation Hugo avec des auteurs et penseurs qui lui sont ou non contemporains : on est invité à lire Le Prince de Machiavel[10], Germinal de Zola[11] ou Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte de Karl Marx[12].
C’est cette dernière mise en relation qui est le point fort de l’ouvrage : Stéphane Haber, spécialiste de théories sociales et politiques (et notamment de l’aliénation et du capitalisme), réussit à mettre en lien simplement et efficacement Marx et Hugo et à synthétiser la critique que le premier fait au second à propos du coup d’état du 2 décembre 1851. Ainsi, l’analyse de Napoléon le petit (dans le chapitre que Stéphane Haber nomme « Destin ») est plus une mise en relation des deux penseurs qu’une étude strictement dite de l’extrait.
Plutôt que d’opposer stérilement Hugo et Marx (l’un se serait limité à la critique du dictateur quand le second aurait, par un point de vue surplombant, mit en avant la lutte des classes à l’œuvre dans les années 1848-1852), l’auteur montre comment Hugo, à l’instar de Marx, note déjà « le rôle des forces et des institutions les plus conservatrices […] ainsi que de la bourgeoisie d’affaires[13] » dans le coup d’état de 1851. Les analyses de Stéphane Haber, en mettant en résonance les deux penseurs, placent définitivement Hugo du côté du matérialisme politique et d’une littérature engagée : « malgré les déclarations d’intention, Hugo et Marx montrent bien par l’exemple à quel point est féconde la jonction de l’indignation et de la connaissance. Ce sont bien des œuvres où il s’agit (entre autres choses, mais centralement) de penser, de dénoncer, la misère et la violence[14]. »
Les pages où Stéphane Haber ouvre la réflexion à d’autres penseurs éclairent la lecture hugolienne et stimulent la réflexion : l’enfant parisien des Misérables fait écho à l’Oliver Twist de Dickens et ses « compétences subversives[15] » résonnent avec les analyses de Blaise Pascal et Pierre Bourdieu sur les coutumes qui forgent la mise en scène politique et maintiennent l’ordre social. Ces liens sont au centre de l’ouvrage de Stéphane Haber puisqu’ils font « découvrir Victor Hugo » en témoignant de son actualité.
C’est d’ailleurs sur ce point que s’ouvre la très bonne introduction du volume dans laquelle l’auteur pose une question qui, depuis quelques années déjà, agite le monde scientifique et plus largement la sphère médiatique[16] : doit-on encore lire Victor Hugo aujourd’hui ? Sans tomber dans une hugolâtrie idiote (Stéphane Haber commence ainsi par montrer ce qui, aujourd’hui, peut être inaudible dans l’œuvre hugolienne, comme le ton paternaliste, colonialiste ou sexiste), il soutient que les « engagements de Hugo dessinent néanmoins, pris ensemble, les contours d’une puissante inspiration » et « proposent une certaine façon tout à fait suggestive de penser le monde social et historique »[17].
C’est en cela que le livre de Stéphane Haber est une excellente introduction aux écrits hugoliens : les extraits sélectionnés ainsi que les commentaires et les ouvertures sur d’autres œuvres et penseurs empêchent « l’affadissement par le consensus neutralisant » qui a condamné Hugo à être un homme « « de la République » qui se serait débattu dans des temps archaïques et auquel il faudrait rendre un culte, comme à un héros qui aurait deviné nos valeurs humanistes et nos acquis prétendus[18]. » Contre la simplification mythificatrice, Stéphane Haber privilégie une lecture nuancée qui déploient les différentes facettes de l’engagement hugolien.
*
Agathe Giraud est maîtresse de conférences en arts du spectacle – études théâtrales à l’université d’Artois.
Notes
[1] Victor Hugo, Les Châtiments, 1852, livre IV, 9.
[2] Stéphane Haber, Découvrir Victor Hugo, Paris, Les éditions sociales, coll. Les propédeutiques, 2022, p. 20.
[3] Ibid.
[4] « En présence de cette foule, il [le poète] sent la responsabilité qui pèse sur lui, et il l’accepte avec calme. Jamais, dans ses travaux, il ne perd un seul instant de vue le peuple que le théâtre civilise, l’histoire que le théâtre explique, le cœur humain que le théâtre conseille. » (Victor Hugo, préface à Marie Tudor, Victor Hugo, Œuvres complètes, Théâtre I, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 1080).
[5] Sur ce point, voir Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon : étude sur le théâtre de Hugo, Paris, Corti, 1974.
[6] Ibid., p. 108.
[7] Ibid., p. 147.
[8] Ibid., p. 44.
[9] On peut penser à l’ouvrage de Claude Millet Victor Hugo et La Légende des siècles publié aux Presses universitaires de France en 1995 dans la collection « Études littéraires » ou à Victor Hugo : espace et politique jusqu’à l’exil de Franck Laurent, publié aux Presses universitaires de Rennes en 2008.
[10] Ibid., p. 129.
[11] Ibid., p. 152.
[12] Ibid., p. 129.
[13] Ibid., p. 125.
[14] Ibid., p. 126.
[15] Ibid., p. 139.
[16] Voir par exemple Claude Millet, « Actualité de Victor Hugo : réflexions sur le succès du bicentenaire de 2002 », Revista da Universidade de Aveiro – Letras, n° 19-20, Portugal, 2002-2003 ; Jordi Brahamcha-Marin, « Victor Hugo raciste ? À propos du « Discours sur l’Afrique » et de quelques autres textes », RevueAlarmer, mis en ligne le 7 juillet 2023, https://revue.alarmer.org/victor-hugo-raciste-a-propos-du-discours-sur-lafrique-et-de-quelques-autres-tex (consulté le 3 octobre 2023).
[17] Ibid., p. 12
[18] Ibid.
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