Tiré de Médiapart.
Le président rwandais, Paul Kagamé, qui dirige son pays depuis plus de vingt ans d’une poigne de fer, finira-t-il par admettre que son régime soutient les rebelles du M23 responsables de massacres dans les provinces orientales de la République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre) frontalières du Rwanda ? Ou, au contraire, va-t-il s’en tenir au déni indigné dans lequel il s’est enfermé jusqu’à présent, en rejetant la responsabilité de l’instabilité régionale sur ses voisins ?
Même si rien ne peut être exclu de la part d’un despote qui jette en prison ceux qui le critiquent, s’accommode volontiers de la « disparition » des gêneurs et utilise le logiciel d’espionnage téléphonique israélien Pegasus pour surveiller opposants, journalistes ou diplomates, il semble peu probable qu’il puisse ignorer la nouvelle réalité créée, fin décembre, par la publication du rapport de mi-mandat des experts mandatés par le comité des sanctions du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Quelques jours après la publication du rapport, l’Union européenne demandait d’ailleurs au Rwanda de « cesser de soutenir le M23 » par la voix de Josep Borrell, chef de la diplomatie de l’UE.
Rédigé après deux mois d’enquête sur le terrain par cinq expert·es (deux Africains, deux Européennes, une Latino-Américaine) spécialistes des groupes armés, de l’armement, des questions humanitaires et financières, ce document, rendu public en dépit de l’activisme diplomatique du Rwanda, comporte vingt-quatre pages d’analyse de la situation et plus de deux cents pages d’annexes (témoignages, cartes, documents, photographies, captures d’écran…). Il apporte des « preuves solides », véritablement accablantes, de l’implication active du Rwanda, et en particulier de son armée (Force de défense du Rwanda – RDF) aux côtés des rebelles du « M23 » (« Mouvement du 23 mars ») dans l’est du Congo.
Voilà plus de trente ans que cette région de l’Afrique des Grands Lacs est en proie à des conflits armés. Au fil des années, près d’une centaine de milices, guérillas, bandes armées et rébellions diverses, souvent liées à la contrebande des minerais rares, y ont été recensées. Selon l’UNHCR (Agence des Nations unies pour les réfugiés), plus de 5 millions de personnes ont été chassées de leurs foyers par les combats entre 2017 et 2019. Des centaines de milliers d’autres ont fui vers l’Angola, la Zambie et d’autres pays voisins.
Le M23 est l’un des groupes armés les plus actifs – et les plus redoutés – de la région. Dénoncé pour ses massacres, souvent accompagnés de viols, qui ont provoqué la fuite de centaines de milliers de civils, le M23 est aussi connu, à l’origine, pour son implication dans de multiples trafics.
Accusés de crimes contre l’humanité, le mouvement et nombre de ses dirigeants ont été placés depuis une dizaine d’années sur la liste des entités ou des personnes frappées par les sanctions de l’ONU. Le soutien militaire fourni par le régime rwandais, déjà contrôlé par Kagamé, explique largement l’ampleur de ses conquêtes territoriales, notamment dans le Nord-Kivu. Cette intervention de Kigali sur les terres de son voisin de l’Ouest avait même incité Washington à annoncer, en juillet 2012, la réduction de son aide militaire au Rwanda, soupçonné de « soutien et incitation » à des crimes de guerre.
Il faudra, en 2013, la conjugaison d’une initiative diplomatique régionale – incluant d’énergiques rappels à l’ordre adressés à Kigali et à Kampala – et de la pression militaire exercée par la Force d’intervention de l’ONU pour mettre un terme à l’offensive du M23 et provoquer son retrait vers ses camps en Ouganda et au Rwanda. Mais ce retrait n’était qu’un repli provisoire.
La ville de Goma menacée
Car le M23, qui semblait inactif depuis près de dix ans, a fait une réapparition surprise sur le terrain en novembre 2021, lorsque ses unités bien armées, bien encadrées, ont pris le contrôle, après une offensive éclair, d’une partie du Nord-Kivu et menacé la capitale de la province, Goma. Offensive suivie d’une série d’attaques meurtrières contre des positions des forces armées congolaises dans la zone traditionnellement très instable où se rejoignent les frontières de la République démocratique du Congo, du Rwanda et de l’Ouganda.
Au cours de ces affrontements, les combattants du M23 ont « tué des soldats congolais et volé des armes, des uniformes, du matériel de communication et des vivres, renforçant ainsi leurs capacités militaires », comme le constatait déjà un rapport parvenu au Conseil de sécurité en juin 2022.
Par la suite, constate le rapport de décembre 2022, « la fréquence, la durée et l’intensité des attaques du M23 ont suivi une courbe ascendante, tout comme le nombre de ses victimes parmi les forces armées du Congo, ce qui indique un plus grand degré de professionnalisme, un recrutement plus actif et de meilleures capacités de réapprovisionnement. Ainsi une attaque du M23 contre l’armée congolaise à Nyesisi, en janvier 2022, a entraîné la mort d’au moins quarante soldats dont leur commandant ».
Même l’envoi d’importants renforts de l’armée congolaise, le déploiement de systèmes de lance-roquettes multiples et le bombardement régulier des bases du M23 n’ont pu dissuader ses chefs d’attaquer des sites stratégiques, souvent avec succès.
Depuis sa résurgence de novembre 2021, « la fréquence, la durée et la force des attaques menées par le M23 se sont considérablement intensifiées et le territoire que celui-ci contrôle s’est agrandi de façon significative », note le rapport des expert·es, qui affirment en outre avoir « trouvé des preuves substantielles de l’intervention directe de la Force de défense rwandaise sur le territoire de la République démocratique du Congo, soit pour venir en renfort au M23, soit pour mener des opérations militaires contre les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) [groupe hostile au régime de Kigali – ndlr] ».
« Jusqu’à la mi-octobre 2022, le M23 contrôlait un territoire environ trois fois plus grand que celui qu’il contrôlait en mars 2022, précise le document. Le 20 octobre, après un calme relatif depuis la mi-juin, le M23 a lancé une nouvelle offensive contre les Forces armées du Congo, les repoussant vers le nord, le nord-ouest, l’ouest et le sud-ouest. Au 1er novembre 2022, la superficie du territoire qu’il contrôlait avait de nouveau doublé et englobait des lieux stratégiques tels que le camp militaire de Rumangabo, la centrale électrique de Matebe et les postes-frontières de Kitagoma et de Bunagana. »
« Au moment de l’établissement du présent rapport, ajoutent ses auteur·es, le M23 menaçait de prendre la ville de Goma. Les Forces armées du Congo […] appuyées par la Monusco [Mission de l’ONU pour la stabilisation en République démocratique du Congo – ndlr] étaient dans l’incapacité de stopper son avancée malgré l’arrivée de renforts dans le territoire de Rutshuru […]. Le M23 a pu mener des combats intenses sur plusieurs fronts simultanément, pendant plusieurs semaines, ce qui témoigne d’un haut degré d’organisation, d’une amélioration des tactiques et du recrutement, d’un relèvement des effectifs et d’un réapprovisionnement considérable en matériel militaire. »
Des millions de personnes déplacées
Selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), la République démocratique du Congo, qui compte aujourd’hui plus de 92 millions d’habitant·es, hébergerait, principalement dans ses provinces orientales, plus de 5 millions de personnes déplacées et plus de 520 000 réfugié·es, c’est-à-dire la plus grande concentration de personnes réfugiées et de déplacées du continent africain et l’une des plus importantes de la planète.
Pour les seuls derniers mois, les ONG humanitaires évaluent à près de 200 000 le nombre des civils qui ont fui les combats dans l’est de la RDC. « Ces dix-huit derniers mois, constatent, dans leur texte de présentation, les cinq expert·es missionné·es par l’ONU, les conditions de sécurité et la situation humanitaire se sont notablement détériorées dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri. »
Sur les 210 pages d’annexes jointes à leur « rapport à mi-parcours », près de la moitié est consacrée à l’exposé des preuves de l’aide décisive et multiforme fournie par l’armée rwandaise au M23. Le nombre d’exemples concrets rapportés et documentés, la précision des informations et témoignages recueillis auprès de témoins oculaires identifiés, la localisation minutieuse des nombreux documents vidéo ou photographiques fournis par des organisations de la société civile, la qualité des images diurnes et nocturnes fournies par les drones de la Monusco expliquent le caractère catégorique des accusations de collaboration entre l’armée régulière du Rwanda et le M23.
On apprend ainsi au fil des pages que des colonnes de soldats rwandais – entre 80 et 500 hommes – ont franchi, à plusieurs reprises, de jour comme de nuit, la frontière entre les deux pays pour livrer des armes et des munitions (notamment des roquettes de 107 et 122 mm, des grenades et des obus de mortier) à leurs « alliés » du M23 ou pour combattre à leurs côtés. On découvre aussi que des soldats rwandais sont impliqués dans l’attaque de l’usine hydroélectrique de Rwanguba, ou dans celle des villages de Ruvumu et de Ruseke, qui a fait une vingtaine de morts civils. Et qu’ils se sont livrés à plusieurs reprises à des détentions arbitraires de citoyens de la RDC, dont certains ont été torturés.
Le terrorisme des ADF
Mais le M23 n’est pas seul à sévir dans la région, et le rapport fait également état d’attaques attribuées aux ADF , les « Forces démocratiques armées », un groupe en conflit avec le régime congolais et qui a reçu le soutien de l’État islamique.
« À partir d’avril 2022, le nombre de communications de Daech revendiquant, au nom de la “Province d’Afrique centrale de l’État islamique”, des attaques attribuées aux ADF en République démocratique du Congo a de nouveau augmenté. Les ADF, précisent les expert·es, ont continué d’être considérées comme une option pour les recrues souhaitant rejoindre Daech, notamment parce que la publicité que leur a faite Daech a renforcé leur notoriété. Dans son bulletin d’information “Al-Naba” de juin 2022, Daech a encouragé les recrues n’ayant pas réussi à rejoindre ailleurs les champs de bataille du djihad, à se rendre dans ses provinces africaines. En novembre 2022, il a publié une vidéo de propagande de 20 minutes sur les ADF intitulée “La Vie du djihad”. Cette vidéo présentait les activités des ADF, notamment une exécution mise en scène à la manière de Daech, l’objectif étant de projeter l’alignement des ADF sur les positions et les méthodes de Daech. »
C’est ce schéma qui aurait été reproduit dimanche 15 janvier : un attentat contre une église pentecôtiste a fait 14 morts et des dizaines de blessés, « perpétré visiblement », selon le gouvernement, « par des terroristes ADF » et revendiqué par l’État islamique.
Les expert·es détaillent longuement l’évolution du modus operandi terroriste des combattants des ADF. « Au cours de la période considérée, lit-on dans leur rapport, plusieurs attentats à l’engin explosif improvisé sont venus confirmer que les ADF avaient opté pour des opérations plus visibles et plus meurtrières en utilisant ce type d’engin en milieu urbain, notamment des attentats suicides, en s’appuyant sur un réseau et des cellules opérationnelles bien établies. »
« Dans la soirée du 7 avril 2022, écrivent-ils, une explosion s’est produite dans un bar du quartier Mabanga-Sud de Goma, également connu sous le nom de camp militaire de Katindo. Six personnes ont été tuées et au moins seize blessées. Les éléments recueillis sur place par le groupe d’experts, corroborés par des informations reçues des Forces armées du Congo, de médecins légistes, de témoins et des ADF, indiquent que l’explosion a été provoquée par un gilet explosif que portait une femme qui a trouvé la mort dans l’attaque. Trois collaborateurs des ADF et trois sources des services de renseignement ont indiqué que l’attaque avait été planifiée par les ADF, qui s’étaient appuyées sur leur réseau de collaborateurs à Goma. Au moins trois individus […] faisaient partie de ce réseau et avaient reçu des instructions de Meddie Nkalubo [cadre des ADF et agent de liaison avec Daech – ndlr]. […] Par un appel vidéo, Meddie Nkalubo a expliqué à l’autrice de l’attentat suicide comment activer le gilet explosif. »
En d’autres termes, la résurgence du M23, renforcé par le soutien de ses alliés rwandais, n’a pas seulement aggravé le chaos sécuritaire dans l’est du Congo, multiplié et agrandi les zones de non-droit, et rendu plus insupportable et insoluble encore le désastre humain que dénoncent les ONG humanitaires, elle semble avoir permis aux ADF, un groupe lié à l’État islamique, de prospérer.
Les expert·es en prennent pour exemple ce qui s’est produit « autour de Mamove et à Boga et Tchabi, dans le sud de l’Ituri », où « le retrait » des forces gouvernementales et onusiennes, redéployées pour combattre le M23 dans le Nord-Kivu, a créé un « vide sécuritaire [qui a] permis des mouvements et des attaques des ADF ».
Enfin, le rapport des expert·es déplore la propagation dans la région d’un climat et de discours de haine, dont les conséquences demeurent menaçantes près de 30 ans après le génocide des Tutsis du Rwanda.
« Dans le contexte de la résurgence du M23 et de l’intensification de ses opérations, lit-on en effet dans le document, le groupe d’experts a constaté une prolifération inquiétante de la xénophobie et des discours de haine incitant à la discrimination, à l’hostilité et à la violence à l’égard des populations rwandophones, […] ce qui a parfois conduit à des actes de violence voire à des meurtres.
Cette rhétorique s’est répandue dans tout le pays, soit dans le cadre de manifestations, soit par des discours publics de responsables de la défense ou de la sécurité ou de personnalités politiques de la République démocratique du Congo, d’acteurs de la société civile et de membres de la diaspora congolaise, diffusés dans les médias conventionnels et sociaux. Aba Van Ang, commissaire divisionnaire adjoint en charge de la police au Nord-Kivu, a incité les civils à prendre les machettes “contre l’ennemi”, et Justin Bitakwira, ancien ministre et ancien député, a invité tous les Congolais et les Congolaises à détecter les “infiltrés”. »
Face à cette reprise des violences dans la région des Grands Lacs, et à la confirmation par l’ONU de l’aide fournie par Kigali au groupe armé congolais, la réaction des « amis » occidentaux du Rwanda a été discrète. Paris a « condamné », le 19 décembre à Kinshasa, « le soutien que le Rwanda apporte au M23 ». Washington a demandé au Rwanda de cesser son aide au M23 et insisté sur l’urgence de revenir au processus diplomatique. Londres, qui a signé en avril avec Kigali un accord qui lui permet d’expulser vers le Rwanda les demandeurs d’asile arrivés illégalement au Royaume-Uni, est resté sur une prudente réserve.
Pouvait-on attendre une attitude plus énergique, voire une initiative commune ferme de ces capitales ? Non. Et pour cause.
Paul Kagamé présente, avec Benyamin Netanyahou, la particularité de s’exprimer au nom d’un peuple constitué en partie de survivants et de descendants de survivants d’un génocide. Il semble estimer, comme le premier ministre israélien, que ce statut lui permet de s’affranchir, quand il le souhaite, du droit international, des résolutions des Nations unies, des droits humains et autres contingences morales encombrantes. Et le dispense d’écouter les conseils des capitales dont il n’a rien à craindre.
Quelles que soient les motivations du président rwandais, qu’il ait agi pour affaiblir son voisin congolais, pour lutter contre des groupes armés hostiles à son régime, ou pour entretenir le chaos régional à l’abri duquel prolifèrent les réseaux de contrebande qui contribuent à l’économie de son pays, il est peu probable qu’il accède aux demandes d’amis bien disposés à son égard et lâche ses alliés du M23 avant d’avoir atteint son but. Quel qu’il soit. Et quel que soit le tribut humain payé par les millions d’habitant·es de la région.
René Backmann
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