Tiré de A l’encontre
13 juillet 2024 .
Par Chris McGreal
Les médecins affirment qu’un grand nombre des décès, des amputations et des blessures qui ont changé la vie des enfants qu’ils ont soignés sont dus aux tirs de missiles et d’obus – dans des zones peuplées de civils – qui explose en libérant des milliers d’éclats (bombes à fragmentation).
Les médecins volontaires de deux hôpitaux de Gaza ont déclaré que la majorité de leurs interventions concernaient des enfants touchés par de petits éclats d’obus qui laissent des blessures à peine perceptibles à l’entrée, mais qui provoquent des destructions considérables à l’intérieur du corps. Amnesty International a déclaré que les armes semblent conçues pour maximiser le nombre de victimes.
Feroze Sidhwa, chirurgien californien spécialisé dans les traumatismes, a travaillé à l’Hôpital européen du sud de Gaza en avril. « Près de la moitié des blessures dont je me suis occupé concernaient de jeunes enfants. Nous avons vu beaucoup de blessures dites par éclats qui étaient très, très petites, au point qu’on pouvait facilement les manquer en examinant un patient. Elles sont beaucoup plus petites que tout ce que j’ai vu auparavant, mais elles ont causé d’énormes dégâts à l’intérieur. »
Les experts en armement ont déclaré que les éclats d’obus et les blessures correspondaient à des armes de fabrication israélienne conçues pour faire un grand nombre de victimes, contrairement aux armes plus conventionnelles utilisées pour détruire des bâtiments. Les experts s’interrogent sur les raisons pour lesquelles ces armes sont tirées sur des zones peuplées de civils.
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Le Guardian s’est entretenu avec six médecins étrangers qui ont travaillé dans deux hôpitaux de Gaza, l’Hôpital européen et l’Hôpital al-Aqsa, au cours des trois derniers mois. Tous ont déclaré avoir été confrontés à des blessures graves causées par des armes à « fragmentation », qui, selon eux, ont contribué au taux alarmant d’amputations depuis le début de la guerre. Ils ont indiqué que les blessures étaient observées chez les adultes et les enfants, mais que les dommages causés étaient probablement plus graves pour les corps plus jeunes.
« Les enfants sont plus vulnérables à toute blessure pénétrante car leur corps est plus petit. Leurs parties vitales sont plus petites et plus faciles à perturber. Lorsque les enfants ont des vaisseaux sanguins lacérés, ils sont déjà si petits qu’il est très difficile de les reconstituer. L’artère qui alimente la jambe, l’artère fémorale, n’a que l’épaisseur d’une nouille chez un petit enfant. Elle est très, très petite. Il est donc très difficile de la réparer et de maintenir le membre de l’enfant attaché à lui », explique Feroze Sidhwa.
Mark Perlmutter, chirurgien orthopédiste de Caroline du Nord, a travaillé dans le même hôpital que Feroze Sidhwa. « Les blessures les plus courantes sont des plaies d’entrée et de sortie d’un ou deux millimètres. Les radiographies montrent des os démolis avec une blessure en trou d’épingle d’un côté, un trou d’épingle de l’autre, et un os qui semble avoir été écrasé par un tracteur. La plupart des enfants que nous avons opérés présentaient ces petits points d’entrée et de sortie. »
Selon Mark Perlmutter, les enfants frappés par de multiples morceaux de minuscules éclats sont souvent morts et ceux qui ont survécu ont perdu des membres. « La plupart des enfants qui ont survécu présentaient des lésions neurologiques et vasculaires, une cause majeure d’amputation. Les vaisseaux sanguins ou les nerfs sont touchés, et ils reviennent un jour plus tard et la jambe ou le bras est mort. »
Sanjay Adusumilli, un chirurgien australien qui a travaillé à l’Hôpital al-Aqsa dans le centre de Gaza en avril, a retrouvé des éclats d’obus constitués de petits cubes de métal d’environ trois millimètres de large alors qu’il opérait un jeune garçon. Il a décrit des blessures causées par des armes à fragmentation qui se distinguent par le fait que les éclats détruisent les os et les organes tout en ne laissant qu’une égratignure sur la peau.
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Les experts en explosifs qui ont examiné les photos de ces éclats et les descriptions des blessures faites par les médecins ont déclaré qu’elles correspondaient à des bombes et des obus équipés d’un « manchon à fragmentation » autour de l’ogive explosive afin de maximiser le nombre de victimes. Leur utilisation a également été documentée lors de précédentes offensives israéliennes à Gaza.
Trevor Ball, ancien technicien de l’armée des Etats-Unis chargé de la neutralisation des explosifs et munitions, a déclaré que l’explosif pulvérise des cubes de tungstène et des roulements à billes qui sont bien plus mortels que l’explosion elle-même.
« Ces billes et ces cubes constituent le principal effet de fragmentation de ces munitions, l’enveloppe de la munition ne fournissant qu’une part beaucoup plus faible de l’effet de fragmentation. La plupart des obus et bombes d’artillerie traditionnels reposent sur l’enveloppe de la munition elle-même plutôt que sur l’ajout d’un revêtement de fragmentation », a-t-il déclaré.
Cubes retirés d’un enfant par Sanjay Adusumilli, un chirurgien australien travaillant à l’Hôpital al-Aqsa dans le centre de Gaza. (The Guardian)
Trevor Ball a indiqué que les cubes métalliques retrouvés par Sanjay Adusumilli se trouvent généralement dans les armes fabriquées par Israël, comme certains types de missiles Spike tirés par des drones. Il a ajouté que les récits des médecins faisant état de minuscules plaies d’entrée sont également caractéristiques des bombes planantes et des obus de chars équipés de manchons à fragmentation tels que l’obus M329 APAM, conçu pour pénétrer les bâtiments, et l’obus M339 que son fabricant, Elbit Systems de Haïfa, décrit comme « hautement létal contre l’infanterie débarquée ».
Certaines de ces armes sont conçues pour pénétrer dans les bâtiments et tuer tous ceux qui se trouvent à l’intérieur des murs. Mais lorsqu’elles sont larguées dans les rues ou parmi les tentes, il n’y a pas de limitation.
« Le problème réside dans la manière dont ces petites munitions sont utilisées », a déclaré Trevor Ball. « Même une munition relativement petite utilisée dans un espace surpeuplé, en particulier un espace avec peu ou pas de protection contre la fragmentation, comme un camp de réfugiés avec des tentes, peut entraîner un nombre important de morts et de blessés. »
C’est en 2009 qu’Amnesty International a identifié pour la première fois des munitions contenant les cubes métalliques utilisés dans les missiles Spike à Gaza.
« Ils semblent conçus pour causer un maximum de blessures et, à certains égards, semblent être une version plus sophistiquée des roulements à billes ou des clous et des boulons que les groupes armés placent souvent dans des roquettes rudimentaires et des bombes suicides », a déclaré Amnesty International dans un rapport publié à l’époque.
Trevor Ball a déclaré que les armes équipées de douilles de fragmentation sont des « munitions relativement petites » par rapport aux bombes qui ont une large zone d’explosion et qui ont endommagé ou détruit plus de la moitié des bâtiments de Gaza. Mais comme elles contiennent du métal supplémentaire, elles sont très meurtrières dans les environs immédiats. Les éclats d’un missile Spike tuent et blessent gravement dans un rayon de 20 mètres.
Un autre expert en armement, qui a refusé d’être nommé parce qu’il travaille parfois pour le gouvernement des Etats-Unis, s’est interrogé sur l’utilisation de telles armes dans des zones de Gaza peuplées de civils. « On prétend que ces armes sont plus précises et qu’elles limitent le nombre de victimes à une zone plus restreinte. Mais lorsqu’elles sont tirées sur des zones à forte concentration de civils vivant en plein air et n’ayant nulle part où s’abriter, l’armée sait que la plupart des victimes seront ces civils. »
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En réponse à des questions sur l’utilisation d’armes à fragmentation dans des zones à forte concentration de civils, les Forces de défense israéliennes (FDI) ont déclaré que les commandants militaires sont tenus « d’examiner les différents moyens de guerre qui sont également capables d’atteindre un objectif militaire défini, et de choisir le moyen qui devrait causer le moins de dommages accidentels dans les circonstances actuelles. Les FDI s’efforcent de réduire les dommages causés aux civils dans la mesure du possible, compte tenu des circonstances opérationnelles qui prévalent au moment de la frappe. Les FDI examinent les cibles avant les frappes et choisissent la munition appropriée conformément aux considérations opérationnelles et humanitaires, en tenant compte d’une évaluation des caractéristiques structurelles et géographiques pertinentes de la cible, de l’environnement de la cible, des effets possibles sur les civils à proximité, de l’infrastructure critique dans le voisinage, etc. »
L’Unicef, l’agence des Nations unies pour l’enfance, a déclaré qu’un nombre « stupéfiant » d’enfants avaient été blessés lors de l’assaut israélien sur Gaza. Les Nations unies estiment qu’Israël a tué plus de 38 000 personnes à Gaza au cours de la guerre actuelle, dont au moins 8000 enfants, bien que le chiffre réel soit probablement beaucoup plus élevé. Des dizaines de milliers de personnes ont été blessées.
En juin, les Nations unies ont ajouté Israël à la liste des Etats qui commettent des violations visant des enfants pendant les conflits, décrivant l’ampleur des tueries à Gaza comme « une échelle et une intensité sans précédent de violations graves à l’égard d’enfants », principalement par les forces israéliennes.
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La plupart des cas évoqués par les chirurgiens concernent des enfants gravement blessés par des missiles tombés dans ou à proximité de zones où des centaines de milliers de Palestiniens vivent dans des tentes après avoir été chassés de chez eux par l’attaque israélienne.
Le docteur Mark Perlmutter a expliqué qu’il avait été confronté à plusieurs reprises à des blessures similaires. « La plupart de nos patients avaient moins de 16 ans. La blessure de sortie ne fait que quelques millimètres. La blessure d’entrée est de la même taille ou plus petite. Mais vous pouvez voir qu’il s’agit d’une vitesse extrêmement élevée en raison des dégâts qu’elle provoque à l’intérieur. Lorsque plusieurs petits fragments se déplacent à une vitesse folle, les dommages causés aux tissus mous dépassent de loin la taille du fragment. »
Sanjay Adusumilli a décrit le traitement d’un garçon de six ans qui est arrivé à l’hôpital après un tir de missile israélien près de la tente où vivait sa famille après avoir fui leur maison suite aux bombardements israéliens. Le chirurgien a déclaré que l’enfant avait des blessures en forme de trou d’épingle qui ne donnaient aucune indication sur l’ampleur des dégâts sous la peau. « J’ai dû ouvrir son abdomen et sa poitrine. Il avait des lacérations aux poumons, au cœur et des trous dans l’intestin. Nous avons dû tout réparer. Il a eu de la chance qu’il y ait un lit dans l’unité de soins intensifs. Malgré cela, ce jeune garçon est décédé deux jours plus tard. »
Un médecin urgentiste états-unien travaillant actuellement dans le centre de Gaza, qui n’a pas voulu être nommé de peur de compromettre son travail, a déclaré que les médecins continuaient à traiter les blessures profondément pénétrantes créées par les éclats de fragmentation. Le médecin a indiqué qu’il venait de soigner un enfant qui souffrait de blessures au cœur et aux principaux vaisseaux sanguins, et d’une accumulation de sang entre ses côtes et ses poumons qui rendait sa respiration difficile.
Selon le docteur Feroze Sidhwa, « environ la moitié des patients dont nous nous sommes occupés étaient des enfants ». Il a pris des notes à propos de plusieurs d’entre eux, dont une fillette de neuf ans, Jouri, gravement blessée par des éclats d’obus lors d’une frappe aérienne sur Rafah. « Nous avons trouvé Jouri mourant de septicémie dans un coin. Nous l’avons emmenée en salle d’opération et avons constaté que ses deux fesses avaient été complètement écorchées. L’os le plus bas de son bassin était même exposé. Ces blessures étaient couvertes d’asticots. A sa jambe gauche, il manquait une grande partie des muscles à l’avant et à l’arrière de la jambe, et environ deux pouces de son fémur. L’os de la jambe avait disparu », a-t-il déclaré.
Selon Feroze Sidhwa, les médecins ont réussi à sauver la vie de Jouri et à traiter le choc septique. Mais pour sauver ce qui restait de sa jambe, les chirurgiens l’ont réduite au cours d’opérations répétées.
Le problème, selon Feroze Sidhwa, c’est que Jouri aura besoin de soins constants pendant des années et qu’il est peu probable qu’elle les trouve à Gaza. « Elle a besoin d’une intervention chirurgicale avancée tous les ans ou tous les deux ans, à mesure qu’elle grandit, pour ramener son fémur gauche à la longueur nécessaire pour qu’il corresponde à sa jambe droite, faute de quoi il lui sera impossible de marcher. Si elle ne sort pas de Gaza, si elle survit, elle sera définitivement et complètement infirme. »
Selon Sanjay Adusumilli, les armes à fragmentation ont entraîné un grand nombre d’amputations chez les enfants qui ont survécu. « Le nombre d’amputations que nous avons dû pratiquer, en particulier sur des enfants, est incroyable. L’option qui s’offre à vous pour sauver leur vie est d’amputer leur jambe, leur main ou leur bras. C’était un flux constant d’amputations chaque jour. »
Sanjay Adusumilli a opéré une fillette de sept ans qui avait été touchée par des éclats d’obus provenant d’un missile qui avait atterri près de la tente de sa famille. « Elle est arrivée avec le bras gauche complètement arraché. Sa famille a apporté le bras enveloppé dans une serviette et dans un sac. Elle avait des blessures à l’abdomen causées par des éclats d’obus et j’ai dû lui ouvrir l’abdomen et contrôler l’hémorragie. Elle a fini par être amputée du bras gauche. Elle a survécu, mais si je me souviens d’elle, c’est parce que lorsque je me précipitais dans la salle d’opération, elle me rappelait ma propre fille et c’était en quelque sorte très difficile à accepter sur le plan émotionnel. »
L’Unicef estime qu’au cours des dix premières semaines du conflit, environ 1000 enfants ont été amputés d’une jambe ou des deux.
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Les médecins ont déclaré que de nombreux membres auraient pu être sauvés dans des circonstances plus normales, mais que la pénurie de médicaments et de salles d’opération limitait les chirurgiens à effectuer des procédures d’urgence pour sauver des vies. Certains enfants ont subi des amputations sans anesthésie ni analgésiques, ce qui a entravé leur rétablissement, sans compter les infections endémiques dues à l’insalubrité et au manque d’antibiotiques.
Sanjay Adusumilli a déclaré que, par conséquent, certains enfants sauvés sur la table d’opération sont morts plus tard alors qu’ils auraient pu être sauvés dans d’autres conditions.
« Ce qui est triste, c’est que l’on fait ce que l’on peut pour essayer d’aider ces enfants. Mais en fin de compte, le fait que l’hôpital soit si surpeuplé et ne dispose pas des ressources nécessaires en matière de soins intensifs fait qu’ils finissent par mourir plus tard. » (Article publié par The Guardian le 11 juillet 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Chris McGreal écrit pour le Guardian US et a été correspondant du Guardian à Washington, Johannesburg et Jérusalem. Il est l’auteur de American Overdose, The Opioid Tragedy in Three Acts (Guardian Faber Publishing, 2018).
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