Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
27 mars 2024
Par Romaric Godin
C’est une pièce de théâtre sans cesse rejouée dans le spectacle général de l’économie. À intervalles réguliers, un placard s’ouvre et un ministre des finances découvre avec horreur l’existence de titres de dettes qu’il a lui-même placés dans le meuble. S’ensuit une panique générale bien rodée où les portes claquent et où chacun vient crier à la faillite, appeler à la responsabilité, menacer d’une attaque des marchés financiers.
Chacun alors appelle à la baisse de la dépense publique et à l’austérité « pour sauver le pays ». D’ailleurs, voici un employé de bureau du ministère qui se présente avec une pile d’études économiques fort sérieuses montrant que l’austérité renforce « la croissance structurelle ». Contre les populismes, la raison commande de couper dans les dépenses.
La scène se poursuit par un régime d’austérité sévère qui concerne principalement les plus pauvres. La misère croît, le pays voit sa croissance structurelle s’effondrer, et la récession est assurée. Le final est assuré par le même ministre qui jure, la main sur le cœur, qu’on ne l’y prendra plus. Avant de retourner remplir le placard…
La France, en ces premiers mois de 2024, semble être entrée de plain-pied dans ce mauvais vaudeville rejoué cent fois, mais dont les conséquences concrètes sont considérables. Les discours alarmistes sur la dette se multiplient. Comme le souligne auprès de Mediapart Benjamin Lemoine, sociologue et auteur de l’ouvrage L’Ordre de la dette (La Découverte, 2022), « l’effet de surprise politico-médiatique est feint ».
Il rappelle que, « quand les taux d’intérêt étaient au plus bas, grâce à la capacité de la BCE à administrer le marché des emprunts d’État, le souci des pouvoirs publics était la disparition de la dette en tant que problème ». Une fois ce soutien levé, « il convenait de préparer l’opinion à ce qu’on entrevoit aujourd’hui et qui s’apparente à un retour de l’ordre de la dette ». C’est à cette préparation, notamment, que s’attelle Bruno Le Maire depuis plus de trois mois.
Le ministre des finances a en effet ouvert le fameux placard. Soudainement, la dette publique de la France, qu’il a allègrement contribué à creuser à coups de largesses pour le secteur privé, est devenue insoutenable. Et il y a urgence.
Dans son livre-programme titré La Voie française et publié la semaine dernière chez Flammarion, le ministre consacre un chapitre au nécessaire désendettement. Il tente fort maladroitement d’y donner les raisons de l’urgence de la réduction des dépenses. C’est une véritable caverne d’Ali Baba des arguments, allant de la hausse des taux (dont la fin s’annonce en juin prochain) au « déclassement de la France » (avec le recours à des anachronismes grossiers convoquant les trop dépensiers Saint Louis et Louis XIV) en passant par la reine des preuves : la baisse de la croissance.
Depuis que l’on sait que les prévisions de croissance du gouvernement pour 2024 étaient beaucoup trop élevées, la majorité macroniste recourt en permanence à cet argument résumé ainsi par le ministre graphomane dans son livre : « La croissance faible ralentit notre désendettement ; elle doit donc nous amener à trouver dans l’immédiat d’autres leviers pour réduire la dette. »
Le vaudeville se mue alors en un pastiche d’Ubu roi, car réduire les dépenses pour réduire la dette en période de croissance faible, c’est s’assurer d’affaiblir encore davantage la croissance et donc de rendre la dette encore plus difficile à rembourser. La leçon a été clairement montrée au cours de la décennie précédente par la crise de la zone euro.
Bruno Le Maire et les dirigeants d’aujourd’hui étaient alors déjà en vie et actifs. Ils devraient avoir retenu ce fait simple. Mais ils ont désormais une autre histoire à nous raconter, la même, précisément, qu’en 2010-2014, lorsque la croyance dans « l’austérité expansive » proclamée par Jean-Claude Trichet plongeait la zone euro dans une des récessions les plus longues de son histoire.
La réduction en panique de la dette a contribué à alourdir durablement le poids de la dette. Et l’empressement à réduire la dette publique dans la zone euro a-t-il pu améliorer ses capacités à investir dans l’avenir et à construire une économie plus solide et plus durable, comme annoncé ? C’est en fait l’inverse qui a eu lieu.
La Cour des comptes, metteuse en scène du drame de la dette
C’est pourtant ce même récit que l’on retrouve déployé dans l’espace public depuis trois mois. À cet égard, on ne saurait trop sous-estimer le rôle de la Cour des comptes dans la construction de cette narration.
Depuis plusieurs années, l’institution de la rue Cambon s’est muée en gardienne du temple de l’orthodoxie financière. Compte tenu de son indépendance théorique, elle est un point d’appui extrêmement pratique pour construire le récit de panique sur la dette. Elle y joue une partition extrêmement bien rodée pour justifier l’idée d’une dette insoutenable.
Comme son prédécesseur Didier Migaud, le premier président de cette institution, Pierre Moscovici, gestionnaire désastreux pendant son passage à Bercy de 2012 à 2014 (qui avait mené une politique « d’austérité expansive » pendant son mandat, portant la dette publique de 80 à 95 % du PIB), mobilise, lui aussi, les figures classiques de la peur et de la honte pour justifier une politique rapide de désendettement.
Il utilise ainsi la comparaison, éternel levier des politiques néolibérales. Dans un entretien à La Dépêche du 13 mars, le premier président de la Cour des comptes fustige « nos dépenses publiques les plus dégradées de la zone euro ». Puis, il reprend l’argument de l’avenir gâché. Le 12 mars, lors de la présentation du rapport de la Cour sur l’adaptation au dérèglement climatique, il prétendait ainsi que la situation « préoccupante » de nos finances publiques rendrait plus difficile la mobilisation des moyens pour faire face à la crise écologique.
Bref, tout est bon pour justifier la future austérité, même l’injustifiable. Car on voit mal comment on aurait trouvé 20 % du PIB pour faire face au Covid alors que la dette publique était à 100 % du PIB, mais pourquoi on ne parviendrait pas à trouver l’argent nécessaire à l’adaptation climatique avec une dette à 110 % du PIB…
Peurs et tremblements
Une fois posé ce cadre narratif, les médias entrent dans la danse, multipliant les sujets sur la dette, assurant, sondages à l’appui (comme celui publié par La Tribune Dimanche voici dix jours), que la « France a peur » du niveau de la dette et multipliant les titres et textes alarmistes, de la « cure de détox pour notre État drogué à la dette » du Point à la « France au bord du gouffre » de François Lenglet sur TF1.
L’annonce, ce 26 mars, du déficit public pour 2023 à 5,5 %, contre 4,8 % en 2022, est alors traitée comme un choc majeur. Rapidement, un mot s’est imposé à la une des chaînes et des sites d’information : « dérapage ». « Que va faire le gouvernement ? », s’interroge ainsi BFM, alors même que le ratio dette sur PIB a reculé de deux points l’an passé et qu’il n’existe aucune tension sur les marchés financiers.
Peu importe, il faut agir, et vite. Évidemment, Bruno Le Maire sur RTL et Pierre Moscovici sur France Inter viennent renforcer cette idée d’une urgence, reprenant les arguments déjà cités en en ajoutant un dernier : celui de la morale. Car si la dette de la France « dérape », c’est parce que les Français sont nonchalants, incapables de la nécessaire rigueur.
« Nous avons une culture nationale qui fait qu’après les crises, nous ne savons pas réduire assez vite notre dépendance à la dépense », expliquait Pierre Moscovici dans La Dépêche. D’ailleurs, les Français refusent de voir la « vérité » en face, et le premier président de la Cour des comptes demande un « discours de vérité ». Et pour couronner le tout, Bruno Le Maire, lui, affirme que les Français doivent comprendre que « ça ne peut plus être open bar » sur le remboursement des frais médicaux.
Derrière ces leçons de morale, l’idée est bien sûr de préparer les esprits à l’austérité « difficile, mais nécessaire » qui devra frapper ceux qui sont ciblés comme « profiteurs » de la dépense publique. Pour Benjamin Lemoine, « tout est appréhendé à l’aune de la dépense publique et l’on oublie mécaniquement ce qui a produit ce déficit : le discours anti-impôts et la façon dont l’État se fait providence pour le capital ». Une étude de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) a évalué à près de 200 milliards d’euros par an les aides diverses au secteur privé.
Pour détourner le regard de cette responsabilité, on concentre le problème sur la dépense sociale et les services publics. Ce seraient eux qui seraient responsables du creusement de la dette, et le récit sur la dette permet de justifier à la fois les futures coupes dans les services publics et les transferts sociaux. Ceux-ci ont d’ailleurs déjà commencé avec le coup de rabot de 10 milliards d’euros réalisé en urgence en février et avec les multiples réformes de l’assurance-chômage. Mais plus encore est à venir.
Un final de guerre sociale
Ce récit politique sur la dette, martelé à longueur de temps par le gouvernement, une partie de l’opposition (et désormais même le Rassemblement national) et les « experts », permet avant tout de justifier une politique de classe. On pourrait la résumer ainsi : l’épouvantail de la dette a pour fonction de démanteler ce qui reste de l’État social pour préserver les transferts vers le secteur privé et soutenir sa rentabilité face à une croissance stagnante.
Le spectacle des déplorations sur l’état de la dette publique semble donc venir régler un conflit interne au capital posé par les récents développements économiques sur le dos du monde du travail et des services publics. Benjamin Lemoine insiste sur la pression renaissante des créanciers et du secteur financier. « La qualité d’actifs sans risque n’étant plus explicitement garantie institutionnellement par les rachats de la BCE, il incombe aux gouvernements de rassurer les prêteurs », explique-t-il en résumant : « Si le revolver des maîtres chanteurs de la dette avait été désactivé par ces rachats, il est partiellement réarmé. » Il rappelle que le refinancement sans entraves sur le marché de la dette est « produit politiquement via les promesses de réformes aux investisseurs ».
Mais cette logique vient percuter la situation d’affaiblissement structurel de la croissance et le besoin permanent d’autres secteurs, notamment de l’industrie, de bénéficier de flux publics directs et indirects. Pour régler cette tension, et permettre de satisfaire tous les secteurs du capital, la solution est alors de faire peser l’ordre de la dette sur les dépenses sociales et les services publics. La proposition de hausse de la TVA de Bruno Le Maire pour régler le problème – déjà mise en place sous le quinquennat Hollande – s’inscrit également dans ce cadre de répression sociale.
« Le retour de l’ordre de la dette vient asseoir les inégalités de classes », résume Benjamin Lemoine, qui ajoute : « Il y a un cahier des charges social du maintien de la dette en tant qu’actif sans risques au service des financiers : les plus vulnérables, ceux qui dépendent des services publics, comme les organisations de la main gauche de l’État (santé, éducation, recherche, etc.) sont la variable d’ajustement automatique de cette logique perpétuellement recommencée. »
L’historien de l’économie états-unien Robert Brenner a, dans un article de la New Left Review de 2020, résumé de cette façon ce qu’il pense être un « nouveau régime d’accumulation » et qu’il appelle le « capitalisme politique » par cette formule simple : « la redistribution directe politiquement pilotée de richesse vers le haut pour soutenir des éléments centraux d’une classe capitaliste dominante partiellement transformée ». C’est cette logique qui semble pleinement fonctionner dans le cas français.
« Le maintien de l’ordre de la dette demande un dosage incessant entre le soutien au capital privé et une capacité à assurer sans chocs politiques le service de la dette, et depuis des années cette capacité repose entièrement sur le sacrifice de l’État social », souligne Benjamin Lemoine. Le problème est que cette logique, soutenue par le récit sur la dette, craque de toute part. Non seulement elle ne produit pas de croissance, mais elle affaiblit, par son coût social et environnemental, la capacité de remboursement de la dette. La guerre sociale alimentée par le récit sur la dette est une impasse. Derrière le vaudeville, il y a bien un récit mortifère.
Romaric Godin
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