Édition du 19 novembre 2024

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Europe

Face à l'ampleur de la crise sociale européenne, quelles réponses ?

L’issue de la grande crise européenne déclenchée par le séisme financier de 2007-2008 n’est pas décidée. La bataille des idées et des intérêts désormais engagée voit quatre types de réponses s’affronter.

tiré de mediapart.fr

La réponse néolibérale

La première est celle mise en œuvre par les institutions européennes sous la férule de la Banque centrale européenne (BCE) et des pays du nord de l’Europe qui dégagent des excédents commerciaux. Comme au lendemain de 1929, elle relève d’une logique déflationniste. Les créanciers entendent être payés, ils exigent donc que des politiques budgétaires restrictives dégagent immédiatement des ressources financières pour rembourser la dette ou limiter son alourdissement. Cela passe par une restriction des services collectifs assurés par l’État et les collectivités publiques, par une diminution des prestations apportées par les systèmes de protection sociale et par une hausse de la fiscalité.

Les plus lucides des partisans de l’approche déflationniste mettent en garde les « ayatollah de l’austérité » contre le caractère contre-productif de la spirale récessive enclenchée. Ils insistent davantage sur un deuxième volet, les réformes structurelles. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’agenda de la compétitivité qui vise à relancer la croissance en offrant de nouvelles opportunités d’investissement grâce à une diminution des coûts : baisse des salaires, des cotisations sociales patronales ou de l’impôt sur les sociétés. Peuvent s’y ajouter des mesures de libéralisation de secteurs protégés de la concurrence. Les privatisations imposées par la Troïka en Grèce ou au Portugal sont censées faire coup double : dégager des recettes et ouvrir un nouvel espace à la rentabilisation du capital.

La possibilité que cette dévaluation réelle soit suffisante pour entraîner un rebond apparaît d’autant plus lointaine que la synchronisation opérée au niveau européen interdit aux exportations de prendre le relais pour tirer la croissance. Surtout, les tensions qui répondent à la violence sociale de ces politiques menacent de les faire dérailler. La conséquence logique d’une capacité à générer du consentement qui s’effrite est alors la mise à distance des pressions populaires de toutes les décisions économiques importantes. Tel est le sens du renforcement d’instances non démocratiques comme la BCE, la Commission européenne ainsi que le durcissement des contraintes juridiques sur les budgets mises en œuvre par le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance.

L’approche eurokeynésienne

L’approche eurokeynesienne prend le contre-pied de la réponse déflationniste. Lorsque les ménages et les entreprises sont contraints de se désendetter pour encaisser le choc de la crise financière, si les États font de même, l’économie n’a aucune chance de redémarrer. Si, en plus, à l’accroissement du chômage consécutif à la crise financière s’ajoutent des baisses de salaires, la demande plonge. Les mesures de baisse des coûts ou d’incitation à l’investissement n’auront aucun effet tant que l’absence de débouchés privera les détenteurs de capitaux de perspectives de profits suffisants.

Cinq propositions sont alors avancées : une politique fiscale contracyclique générée par un budget européen qui deviendrait substantiel ; une politique monétaire inflationniste qui permettrait d’éradiquer progressivement la dette et de financer les budgets publics ; une taxation des transactions financières et une nationalisation des banques représentant un risque systémique ; un système de protection sociale européen ; une croissance des salaires indexée sur la productivité. Ces mesures visent à relancer la croissance, à desserrer l’étau des marchés financiers sur les budgets publics et à générer des flux financiers vers les régions périphériques de la zone euro sans pour autant accroître leur niveau d’endettement. Si ce cadre est cohérent en tant que réponse aux turbulences macroéconomiques qui font suite à une crise financière, il butte sur le politique. La construction néolibérale de l’Europe oppose toute la force de l’inertie institutionnelle à un tel projet. De plus, la désynchronisation des rythmes politiques et sociaux des différents pays met hors de portée ces propositions qui impliqueraient de fonder la légitimité d’une solidarité financière très substantielle au sein de la zone euro.

La réponse souverainiste

C’est dans cette impasse politique que se glisse la réponse souverainiste. Elle a beau jeu de pointer les contradictions générées par la création de l’euro : les écarts de niveaux de développement économique masqués un temps par des flux financiers au sein de la zone ont éclaté violemment au grand jour. En arrière plan, la déflation salariale imposée par les gouvernements allemands depuis une quinzaine d’année est venue aggraver une surexposition des économies les plus faibles à la concurrence internationale avec pour conséquence de déliter encore un peu plus leur tissu productif. La réponse souverainiste se focalise sur l’abandon de l’euro : le réajustement des taux de change est censé résorber les différentiels de compétitivité et favoriser un redémarrage de l’activité.

Mais son ambition de reconquête de l’ « indépendance nationale » est une chimère. Quand dans un pays comme la France le taux d’ouverture –c’est-à-dire le total des importations et des exportations rapporté au PIB – s’établit à 53 %, il n’y a pas de possibilité d’une transformation socio-économique substantielle dans le seul espace national. La mondialisation a fait son œuvre, les chaînes globales de marchandises traversent allègrement les frontières ; une construction politique suffisamment étendue est nécessaire pour défier et faire plier le pouvoir du capital. En outre, la logique de repli national est dangereuse en ce qu’elle tend à opposer les différents peuples. Elle privilégie une alliance avec une bourgeoisie nationale qui n’existe plus. Comme le pressentait dès les années 1970 Nicolas Poulantzas, la bourgeoisie intérieure –celle qui a des intérêts dans la production de richesses nationales– a fait le pari de la mondialisation. Elle est désormais indéfectiblement attachée à l’Union économique et monétaire en tant qu’instance lui permettant à la fois de défendre ses intérêts dans l’économie domestique et de se projeter sur la scène mondiale.

La réponse écosocialiste

La dernière réponse, éco-socialiste, repose sur un triple diagnostic : la crise européenne n’est pas seulement une crise de l’euro dans le sillage de la crise financière, c’est une des manifestations de la grande fatigue du capitalisme dans les pays riches ; l’idée d’un nouveau compromis keynésien, que ce soit au niveau national ou européen, ne fait dès lors guère sens ; le caractère brutalement prédateur du capitalisme financier est le symptôme d’un divorce complet entre logiques de l’accumulation et satisfaction des besoins sociaux. C’est ce qui se manifeste de différentes manières dans l’évolution des inégalités et l’approfondissement de la crise écologique mais aussi avec le ralentissement de long terme de la productivité. Face au retour de la vieille question de l’état stationnaire –la fin de la croissance économique- et à l’urgence de la crise sociale, cette réponse, anticapitaliste, met en avant la socialisation du système bancaire et la planification.

Il s’agit de se soustraire à la discipline de marché pour construire l’infrastructure d’une société visant à la reproduction de sa base économique et non son expansion infinie mais aussi pour donner du sens au rôle d’employeur en dernier ressort que les collectivités publiques devraient jouer. Elle propose également la construction des communs, notamment dans le champ de la connaissance et de l’information, la réduction du temps de travail et la relocalisation des activités comme modalités de promotion d’un « bien vivre » protégé de la logique marchande. Internationaliste, elle ne fétichise pas pour autant les institutions de l’UE. Loin de rassembler les peuples, celles-ci les opposent chaque jour davantage. L’accès au pouvoir de forces de la gauche radicale dans tel ou tel pays entraînera immanquablement des ruptures qui suivront des lignes de fracture nationales. Pour autant, le rejet des institutions de l’Europe néolibérale devrait, dans un même mouvement, s’accompagner de la mise en chantier d’un processus d’intégration continental alternatif fondé sur des principes de solidarité et non de concurrence.


Cédric Durand (économiste) et Guillaume Floris (éducateur), membres de la Gauche anticapitaliste et militants du Front de Gauche plaident pour des « principes de solidarité et non de concurrence ».

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