Édition du 19 novembre 2024

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Amérique latine

Evo Morales revisite les doctrines Truman et Jdanov face aux Etats-Unis

Cette semaine, Evo Morales, président de la Bolivie, a accepté officiellement les excuses de la France, de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal. Ces pays avaient refusé qu’il survole leurs territoires le 2 juillet. Ces interdictions ont été faites car ces quatre pays soupçonnaient Morales de cacher Edward Snowden dans son avion pour l’amener en Bolivie. Malgré ces excuses, Evo Morales a des comptes à régler et pas tellement vis-à-vis de l’Europe mais des Etats-Unis.

Tiré de la section Blogues de Mediapart.

"Même si nous ne sommes pas complètement satisfaits, nous acceptons les excuses des quatre pays parce que nous voulons continuer à entretenir des relations respectueuses. Nous maintenons nos plaintes devant les organisations internationales pour empêcher qu’une telle situation se répète dans le futur" a annoncé cette semaine Evo Morales lors d’une conférence de presse. Depuis sa "prise d’otage" le 2 juillet sur le sol autrichien, Evo Morales n’avait pas cessé de clamer haut et fort la violation de la Convention de Vienne de 1961 par ces quatre pays : elle accorde l’immunité aux chefs d’Etat lors de leurs déplacements à l’étranger. Si les pays incriminés ont vite regretté et présenté leurs excuses, Morales aura attendu plusieurs semaines pour donner suite à ces demandes. Mais, surtout, le président bolivien n’en a pas fini avec cette histoire. Dans son numéro d’août, Le Monde diplomatique fait sa une sur un écrit d’Evo Morales, sûrement rédigé peu de temps après l’incident, intitulé "Moi, président de la Bolivie, séquestré en Europe". Dans cet écrit, le président bolivien revient sur le déroulement de cet événement le 2 juillet mais donne surtout le véritable responsable, selon lui, de cet incident : les Etats-Unis.

Passés les premiers paragraphes sur les circonstances, le tout en utilisant des mots forts comme "séquestration" ou "attentat", Morales dénonce rapidement le rôle des Etats-Unis dans cette affaire : "Washington a dépassé les limites du concevable. Violant tous les principes de la bonne foi et les conventions internationales, il a transformé une partie du continent européen en territoire colonisé". Ces propos sont agrémentés de critiques face aux guerres menées par les USA dans le monde (Irak, Afghanistan, Libye, Syrie) et d’accusations de soutien aux tentatives de coup d’Etat de ces dernières années dans différents pays latino-américains (Hugo Chavez au Venezuela en 2002, Zelaya en Honduras en 2009...et même celui de son pays en 2008). Il avait d’ailleurs déjà accusé le rôle des Etats-Unis dans ces coups d’Etat lors d’un discours à l’assemblée des Nations Unies le 27 juillet 2011 : "Là où il y a un ambassadeur des USA, il y a un coup d’Etat [...] le seul où il n’y a pas de coup d’Etat, ce sont les USA". Si on ne peut pas affirmer que les différents gouvernement actuels en Amérique Latine soient des modèles de vertu démocratique, on ne peut pas non plus donner tort à Evo Morales sur ces accusations.

Les Etats-Unis, la plaie de l’Amérique Latine... et de l’Europe

Depuis le XIXe siècle, l’Amérique Latine a été l’objet de la convoitise étatsunienne et de sa volonté d’affirmer son hégémonie...quitte à faire de la casse. Tout a commencé avec la mise en place de la doctrine Monroe en 1823, qui affirme qu’aucun Etat américain ne doit être considéré comme un objet de colonisation par les puissances européennes. Toute tentative de l’Europe sur le continent américain est considéré à partir de ce moment comme une attaque contre les Etats-Unis. La doctrine a ainsi servi de justification à l’intervention des Etats-Unis en Amérique Latine...et ils ne s’en sont pas privés ! De nombreuses interventions militaires directes des Etats-Unis ont eu lieu jusqu’en 1933 (Mexique, Haïti, Nicaragua...) avant l’adoption par F.D. Roosevelt du Good Neighbor Policy qui a permis à l’Amérique Latine ne profiter d’une accalmie relative. Cependant, la fin de la Seconde Guerre mondiale, confirmant le statut de grande puissance des Etats-Unis et l’arrivée de la Guerre Froide, ont très rapidement redonné un élan à la conquête politique de l’Amérique Latine par les Etats-Unis. Effrayés par la montée du communisme avec comme exemple frappant Cuba, les Etats-Unis ont mené une lutte contre les gouvernements pro-communistes d’Amérique Latine. Ce positionnement a engendré le soutien américain aux différents coups d’Etat menant la chute de régimes démocratiques en faveur de dictatures. De plus, ce type de gouvernements permettait de faire des investissements économiques que n’auraient pas permis les gouvernements pro-communistes au vu des tensions. D’ailleurs, financièrement, les Etats-Unis ont aussi imposé leur contrôle par la mise en place du consensus de Washington de 1989. Plus récemment, le plan Colombie, sorte de plan Marshall élaboré par Andrés Pastrana et Bill Clinton en 1999, a permis de faire des financements juteux dans l’armement tout en imposant des groupes militaires sur le territoire colombien.

La critique des Etats-Unis par Evo Morales s’accompagne d’un constat déplorable pour l’Europe : "Elle n’est plus qu’une pâle figure d’elle-même : un néo-obscurantisme menace les peuples d’un continent qui, il y a quelques siècles, illuminait le monde de ses idées révolutionnaires et suscitait l’espoir". Ce constat est d’autant plus amer que l’Amérique latine a été pendant longtemps assez admirative de quelques pays européens comme la France. La France a joui d’un grand prestige depuis 1789. Francisco de Miranda a d’ailleurs combattu à la bataille de Valmy avant d’être le principal collaborateur de Simon Bolivar. De nombreux symboles de la Révolution française ont été repris par les révolutionnaires latino-américains. La langue française a été aussi, pendant longtemps, répandue et très enseignée. Mais, progressivement, les relations se sont dégradées au XXe siècle. La France, comme d’autres pays européens, ont perdu leur influence en Amérique Latine avec la construction de l’Europe économique puis politique et l’alignement sur Washington. Le traité européen subordonne l’UE à l’OTAN (article 42) et les actualités récentes montrent que les institutions européennes sont à la fois infiltrées et surveillées par les Etats-Unis. Ne parlons même pas des débats liés au traité transatlantique. Pour l’Amérique Latine, comme l’exprime aussi Morales, l’Europe est à la botte des Etats-Unis.

Une Guerre froide Etats-Unis/Amérique Latine ?

Face à ce constat, le plus surprenant dans le discours de Morales et qui peut prêter à sourire, c’est la haute opinion qu’il se fait de l’Amérique Latine et du rôle qu’elle peut jouer face aux Etats-Unis. Pour Morales, l’exemple américain "conduit désormais les humbles du continent et du monde entier à redoubler leurs efforts d’unité pour renforcer leurs luttes". Plus loin, il dit encore "l’attentat dont nous avons été victimes dévoile les deux visages d’une même oppression, contre laquelle les peuples ont décidé de se révolter ; l’impérialisme et son jumeau politique et idéologique, le colonialisme". Enfin, il voit cet événement comme "l’occasion unique de constituer un bloc solidaire" rassemblant les peuples des différents continents souhaitant "renforcer les mobilisations des mouvements sociaux". Utilisation des mots "impérialisme", "idéologique", "bloc", idée que l’Amérique latine lutte pour le bien-être social des peuples contre le libéralisme économique étatsunien...tout cela ressemble à une pâle copie des doctrines Truman et Jdanov, celles qui ont lancé, entre-autre, la Guerre Froide. Mais, la différence, qui est de taille, c’est que les pays d’Amérique Latine ne sont pas des puissances : elles n’ont aucun impact possible, pour le moment, en dehors de leur continent. Le message d’Evo Morales est donc complètement disproportionné : on ne peut que saluer sa critique des Etats-Unis et de l’Europe mais on ne peut que sourire (ou s’indigner pour les plus réfractaires) face au manque total d’esprit autocritique des politiciens latino-américains et à leurs rêves utopiques. Les propos de Morales ressemblent ainsi plus à une pseudo-conférence de Bandung ou de Belgrade qu’à une doctrine Truman ou Jdanov. C’est malheureux mais c’est ainsi.

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