Et si c’était des États-Unis que venait le salut du syndicalisme français ? Depuis plusieurs années, les grandes fédérations syndicales états-uniennes empruntent la voie de l’organizing, bien loin de leur mode d’action traditionnel, pour tenter de mobiliser les millions de travailleurs pauvres du pays, jusqu’ici passés au travers des mailles du filet. Avec plus ou moins de succès, comme l’explique Mathieu Hocquelet, sociologue français installé à Berlin, qui a étudié l’implantation de l’association Our Walmart au sein du géant américain très critiqué de la distribution (sa présence au sein du conseil d’administration de l’entreprise, de 1986 à 1992, continue d’être reprochée à la candidate Hillary Clinton), ainsi que le très médiatique mouvement Fight for 15 $, qui lutte pour l’augmentation du salaire minimal aux États-Unis. Il est l’auteur d’unarticle publié dans la dernière édition de la revue del’Institut de recherches économiques et sociales (IRES).
Mediapart : Mathieu Hocquelet, vous vous êtes intéressé à Walmart, qui est l’archétype de la grosse société américaine. Cependant, l’entreprise elle-même a connu des changements dans sa manière d’aborder les salariés et donc le syndicalisme ?
Mathieu Hocquelet : L’entreprise cultivait, jusqu’à la mort de son fondateur Samuel Walton à la fin des années 1990, une certaine proximité entre le management et les employés, avec la politique dite de « la porte ouverte », où le salarié pouvait parler en « face-à-face » de ses problèmes avec son supérieur, son chef de rayon, son chef de magasin… Mais à la fin des années 1990, Walmart s’est beaucoup développé, a commencé à s’implanter autour des grandes villes, et les premiers scandales sont arrivés. L’entreprise devient « LA » multinationale au centre des critiques, sur la qualité des produits, sur les importations de Chine, etc. Finalement assez peu sur le travail lui-même, même si ça commence à sortir. L’entreprise s’en soucie, car tout cela lui coûte cher sur le plan de l’image. Donc, il y a tout un processus de rationalisation du management, mais aussi de la communication et des relations publiques, qui se met en place.
L’antisyndicalisme est cependant une constante dans l’entreprise, quelle que soit l’époque ?
Sam Walton, dès le départ, diffuse l’idée selon laquelle il s’agit d’une famille, ce qui peut paraître paradoxal quand on connaît le niveau de contrôle dans l’organisation et de centralisation des données de cette entreprise. Or, en famille, il n’y a pas besoin de syndicat. Ce qui est paradoxal, c’est que la direction de Walmart, dans sa critique des syndicats, reprend des éléments contre le « syndicalisme d’affaires » qui sont utilisés par les tenants d’un syndicalisme de « mouvement social » depuis les années 50.
Un « syndicalisme d’affaires », c’est-à-dire ?
Les relations professionnelles aux États-Unis sont très décentralisées ; vous pouvez avoir une antenne locale d’une grande fédération qui va se focaliser sur quelques chaînes de magasins. Là, les employés vont être syndiqués et chacun va devoir payer une cotisation. Mais le syndicat va alors rester centré sur ces entreprises qui connaissent des conditions de travail et d’emplois vraiment différentes de celles des entreprises non syndiquées. Donc, durant des années, UFCW, c’est-à-dire le principal syndicat dans le commerce, la grande distribution et l’agroalimentaire, s’est concentré sur de grandes enseignes régionales, sans se préoccuper de Walmart. Jusque dans les années 1990, au moment où justement Walmart s’implantait dans la banlieue des grandes villes américaines (Chicago, New York, Los Angeles…), des villes qui sont des bastions de l’UFCW. La fédération a commencé à mener des campagnes très critiques vis-à-vis de l’enseigne, ce qui a coïncidé avec des plans de restructuration conduits en toute discrétion par les magasins.
Mais, hormis ces campagnes, il n’y a jamais eu véritablement de syndicats implantés chez Walmart. La tentative la plus connue est celle du magasin de Jonquière au Québec, où les employés mobilisés étaient suffisamment nombreux pour organiser des élections. Ce que voyant, Walmart a tout simplement fermé le magasin [une bataille judiciaire a opposé jusqu’en 2015 les ex-salariés et Walmart, qui s’est conclue par une simple compensation financière – ndlr].
Il s’agit donc d’un double mouvement, à la fois une politique antisyndicale radicale comme le montre l’exemple précédent du Québec et une critique plus insidieuse du syndicalisme à l’américaine, inopérant vis-à-vis des salariés ?
Oui, cette critique des syndicats est surtout présente en interne. Par exemple, aux États-Unis, dans les salles de pause, Walmart peut diffuser des messages vidéo antisyndicats, insistant sur le fait que ces derniers en veulent simplement à l’argent des salariés, que ce sont des organisations qui n’ont aucun pouvoir dans l’entreprise, laquelle serait un lieux harmonieux où les décisions seraient prises conjointement par les salariés et la direction. Au siège de l’entreprise situé dans l’Arkansas, il y a une soixantaine d’avocats spécialisés dans les questions syndicales qui sont très vigilants quant à son potentiel de développement, tant au siège que dans les magasins. Chaque manageur qui entend ou croit entendre parler de syndicat prévient directement les cadres exécutifs du groupe. Les moyens mis sur la table sont très importants.
Comment, dans ce contexte tendu, apparaît l’initiative Our Walmart et quelle est sa spécificité par rapport à un fonctionnement syndical classique ?
Our Walmart est une association de type 501, à but non lucratif. L’idée est de contourner le droit du travail américain qui est plutôt défavorable aux salariés. Il faut bien comprendre que les syndicats font face au plus gros employeur mondial, comptant plus de 4 000 magasins aux États Unis, et qui a mis en place des relations professionnelles extrêmement décentralisées. L’idée même d’élire un syndicat dans tout le pays à travers tous les magasins est impossible. Il faudrait obtenir plus de 50 % des votes dans les magasins, organiser une élection, et même si l’élection a lieu et que les salariés choisissent par exemple le syndicat UFCW, le droit du travail américain précise qu’il faut que l’employeur négocie avec ce syndicat de « bonne foi ». En réalité, l’employeur n’a aucune contrainte, donc, s’il refuse durant un an de négocier avec le syndicat, ces élections sont annulées et tout le processus est à recommencer.
Ce qu’a donc mis en place UFCW est un système d’associations, ce qui lui permet de contourner le droit du travail, et de mener des grèves ou des actions. Ces associations visent à démarcher des employés pour que ces derniers deviennent des leaders. Ils sont formés au droit du travail, formés au règlement de l’entreprise pour se défendre individuellement et collectivement, notamment sur la question de la propriété privée. Il faut savoir, par exemple, que les syndicats ne sont pas autorisés à entrer chez Walmart, ni même à démarcher sur les parkings, ce qui donne donc des situations assez cocasses sur le plan de la mobilisation.
Donc ces salariés sont membres de Our Walmart mais pas forcément syndiqués chez UFCW, c’est bien ça ?
Tout à fait. Le montant de l’adhésion, au moment où j’observais le mouvement, était de 5 dollars par mois quand le syndicat en demande 60 dollars ailleurs dans la grande distribution.
C’est donc une différence d’organisation mais aussi de travail syndical ? Sans négociation stricto sensu dans l’entreprise, mais plutôt avec des formes d’interpellations médiatiques, éventuellement des débrayages ?
Oui, c’est tout à fait ça. Il s’agit de convaincre le public de se joindre au mouvement. Informer, rassembler, mobiliser les militants qui pourraient se joindre à ces protestations. Lors d’une manifestation autour du Black Friday [jour de soldes – ndlr] en 2013 à Chicago, il y avait 80 personnes pour manifester devant deux ou trois magasins de la ville et seulement 5 employés au milieu des activistes. Ce qui peut surprendre, mais en même temps Walmart avait ce jour-là réquisitionné 90 % de sa main-d’œuvre.
Cela a eu des effets ?
Je suis un peu critique vis-à-vis de Our Walmart. Cette association a mené de vraies campagnes d’organizing, censées promouvoir davantage d’horizontalité, c’est-à-dire visant à se donner les moyens de mener un syndicalisme de mouvement social englobant toute une partie de la population – les classes populaires, les travailleurs des services, y compris les employés à temps partiel –, ce que ne faisaient pas les syndicats auparavant, UFCW compris. D’un autre côté, ce qui m’intéresse, c’est aussi de voir ce que Our Walmart soulève comme contradictions internes dans UFCW, traditionnellement un syndicat d’affaires, qui tente par l’organizing de jouer la transformation par d’autres moyens que le seul biais des relations professionnelles.
C’est effectivement cruel pour le syndicalisme : il ne faudrait pas être syndiqué pour lutter efficacement ?
Oui, c’est un peu frustrant pour les syndicats, mais en même temps, on peut aussi prendre en exemple le combat de Fight for 15 $, très populaire aux États-Unis et qui a davantage décollé que Our Walmart ces dernières années. Le syndicat à l’origine du mouvement, SEIU (Service employees international union), s’est d’abord intéressé à toute l’industrie du fast-food avant de rallier finalement une vingtaine d’autres entreprises, allant des sous-traitants dans les aéroports aux travailleurs précaires des universités. Ils ont donc bâti quelque chose de très large, en insistant sur deux points : l’augmentation du salaire horaire minimal à 15 dollars (contre 7,25 aujourd’hui au niveau fédéral) et la présence d’un syndicat dans chaque entreprise, même si la deuxième revendication est un peu passée au second plan.
Pour Fight for 15 $, il s’agit aussi de convaincre les élus locaux, les sénateurs, afin qu’ils votent les lois pour augmenter le salaire minimal. Et cela produit des résultats : 17 millions de salariés ont vu leur salaire minimal augmenter. D’un autre côté, une vingtaine de villes et d’États ont voté des lois pour bloquer toute augmentation du salaire minimal…
Concernant Our Walmart, quels ont été les gains pour les salariés, et comment Walmart s’est-il adapté à cette nouvelle forme d’organisation ?
Il y a eu des frictions entre UFCW et Our Walmart, l’ancien directeur de campagne a été limogé, et le syndicat s’est à une époque désengagé financièrement, pour des raisons qui restent obscures. Il faut comprendre que cette décentralisation des relations professionnelles fait qu’il y a des enjeux de pouvoir très importants qui se créent, y compris dans le champ du syndicalisme. Mais, d’après mes dernières informations, le syndicat avait l’intention de former à nouveau 500 leaders qui sont recrutés dans tous les États, sur le même modèle que Fight for 15 $ : des gens charismatiques, capables de communiquer avec les médias et des employés, capables de remettre des documents aux responsables des magasins. Et, au-dessus de ces leaders, un comité d’organizing, avec un représentant par État qui travaille sur les actions à venir et les thématiques. En janvier et en avril 2016, il y a eu deux augmentations du salaire minimal, c’est-à-dire que les employés sont désormais embauchés à 10 dollars de l’heure. Mais Walmart a mis également en place une sorte de période d’essai de six mois si l’on veut bénéficier de cette augmentation, et beaucoup d’employés ne vont pas au bout de cette période d’essai… Le turn-over reste très important au sein de l’enseigne. Donc, résultat mitigé.
Ces initiatives confirment le sentiment que le syndicalisme aux États-Unis peut être à la fois très puissant et en même temps quasi inopérant ?
Oui, le syndicalisme américain, en tout cas les grands syndicats, dispose de beaucoup de moyens. Pour Fight for 15 $ par exemple, en quatre ans, 40 millions ont été dépensés pour la campagne. En même temps, c’est un syndicalisme en fort déclin, qui tente donc de se renouveler.
Voyez-vous des formes similaires au combat mené par Our Walmart ou Fight for 15 $ en France dans le champ syndical ?
C’est difficile de trouver des équivalences car le syndicalisme y est vraiment différent structurellement. Mais j’ai pu observer des réunions communes en début d’année entre SCIU et la CGT autour des fast-foods. Cependant, la question de l’organizing en France est assez nouvelle, on n’a même pas réellement de traduction disponible en français. Le concept est d’« organiser » les classes populaires, de les politiser, de favoriser la participation de tous autour du travail, de l’éducation, du logement. Il y a aussi des lieux de réflexion qui se sont mis en place en France, comme ReAct à Grenoble, qui travaille aussi sur la manière de faire le lien entre les employés d’une même multinationale. Donc, il y a des choses qui se passent, un mouvement commun depuis début 2016.