Pour ceux et celles qui sont partisans de faire sortir les migrant·e·s sans papiers hors de l’obscurité et de leur donner le droit de choisir de devenir des citoyens et citoyennes des Etats-Unis, l’année avait commencé sous des auspices favorables. Le Grand Vieux Parti [le Parti républicain] anti-immigration chancelait encore suite à sa défaite aux élections de novembres. Les médias – et même certaines personnalités républicaines – avaient pris note du vote massif des Latinos et des personnes d’origine asiatiques en faveur des démocrates.
Les résultats électoraux représentèrent non seulement un rejet du racisme du candidat républicain à la présidentielle, Mitt Romney, et de la droite, mais ils démontrèrent également qu’après plus de sept ans d’activisme, les travailleuses et travailleurs ainsi que les jeunes sans papiers ont réalisé de percées majeures dans l’opinion publique.
Une enquête réalisée en mars par la Brookings Institution montra que 63% des Américains étaient en faveur d’un « accès à la citoyenneté » pour les sans-papiers. Une enquête menée, en avril, par la CNN et ORC International indiqua que 84% étaient en faveur d’un programme de légalisation. Plus récemment, l’enquêteur conservateur Jon Lerner découvrit que 70% des républicains étaient partisans d’une réforme des lois sur l’immigration (bien que draconienne) qui comprendrait la légalisation des résidents.
Eu égard à ce cadre favorable, trois groupes d’intérêts différents s’alignèrent pour pousser à une réforme d’ensemble des lois sur l’immigration au Sénat des Etats-Unis. Le premier était constitué de la base mobilisée des migrant·e·s sans papiers, de leurs familles et des groupes de solidarité parmi lesquels les organisations religieuses et syndicales. L’objectif principal de ce groupe est d’apporter un soulagement à des millions de familles en les faisant sortir de l’obscurité légale, en arrêtant les expulsions et en réformant les lois sur l’immigration afin de favoriser le regroupement familial et le respect des droits syndicaux et humains.
D’autres organisations en faveur des migrant·e·s, en particulier celles associées au Parti démocrate, partagent la plupart de ces objectifs. Dans le même temps, cependant, elles sont désireuses de réaliser des concessions aux milieux d’affaires et aux lobbies sécuritaires afin d’aboutir à une réforme d’ensemble des lois sur l’immigration.
Le deuxième groupe principal poussant à une réforme d’ensemble des lois sur l’immigration est celui du grand capital. Lequel dispose, bien entendu, de l’influence la plus importante à Washington. Le Capital souhaite restructurer le marché du travail afin de rendre l’industrie états-unienne plus compétitive dans l’économie mondialisée. Son objectif est de diminuer les « coûts du travail » au moyen de programmes de « travailleur détaché » (guest worker, en fait des saisonniers) ainsi que par d’autres formes de contrôle du travail.
Enfin, il y a le « complexe industriel de la sécurité des frontières », un parasite composé des contractants militaires, de sous-traitance des prisons et de firmes dites de sécurité. Ces entreprises ont bénéficié des débats corrosifs et racistes qui ont dominé les discussions sur l’immigration. Ils espèrent naviguer entre les revendications des sans-papiers et celles des entrepreneurs afin de « fournir » plus de centres de détention, de technologie biométrique et d’instruments de surveillance et de mort à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique – et même du ciment afin de construire n’importe quel mur frontalier que les xénophobes réclament.
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C’est dans ce contexte que le Sénat des Etats-Unis, à la fin du mois de juin, passa le S. 744, soit la « Border Security, Economic Opportunity and Immigration Modernization Act » (Loi sur la sécurité des frontières, l’opportunité économique et la modernisation de l’immigration). S. 744 est plus ou moins un amalgame qui reflète les revendications des trois groupes décrit ci-dessus [1].
A quelques exceptions près, le S. 744 donne aux milieux d’affaires et industriels à peu près tout ce qu’ils demandent. Selon Oscar Chacon, directeur exécutif de la National Alliance of Latin American and Caribbean Communities (NALACC) : « L’agenda législatif a été dominé par les intérêts des grandes entreprises. Cela était certainement le cas lors des débats au sujet de la loi sur les soins médicaux et sur les lois environnementales au cours des dernières années, mais c’est aussi le cas de la réforme sur l’immigration que le Sénat a passée. »
L’industrie de la « sécurité aux frontières » a également obtenu tout ce qu’elle demandait ; et même plus. Ainsi que l’explique le New York Times : « Une demi-douzaine de grands contractants militaires – parmi lesquels Raytheon, Lockheed Martin et General Dynamics – se préparent à une démonstration comparative, une « épreuve de force », inhabituelle dans le désert cet été, illustrant les capacités de leurs radars de type militaire ainsi que de leurs systèmes caméra en vue de s’assurer des contrats du Homeland Security Departement valant jusqu’à 1 milliard de dollars. »[2]
Tous les bonus donnés aux entreprises ont été pris aux sans-papiers et à leurs familles. Les prévisions les plus optimistes au sujet de la législation approuvée par le Sénat indiquent que seulement 60% des sans papiers pourraient être légalisés.
Et il y a plus. Ainsi que l’écrit Justin Akers Chacon, auteur de No One Is Illegal : Fighting racism and State Violence on the U.S-Mexico Border (Haymarket Books, 2006), « des millions de travailleuses et de travailleurs pourront aboutir à un statut « légal », mais c’est là quelque chose de très éloigné d’une citoyenneté pleine ou même partielle. Ce processus peut mieux être compris comme étant une stratégie soigneusement élaborée de créer une sous-classe de travailleuses et de travailleurs sans droits, rendus perpétuellement vulnérables par un ensemble austère et rigide de lois et de règles sur l’immigration. »
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Le dédain complet que représente la loi du Sénat pour ce qui se rapporte à ce qui est juste pour les migrant·e·s a conduit de nombreux groupes de défense des migrant·e·s, ainsi que des organisations de solidarité, à se prononcer contre elle. La liste des opposants à la loi du Sénat augmente chaque jour et peut être trouvée sur le site internet de la Mexican-American Political Association. La Campaign for Dignity, qui réunit plus de 50 groupes communautaires, décrit la loi comme « un cadeau aux entreprises qui sera un désastre pour les droits civiques des communautés de migrant·e·s ».
Dans le débat législatif, la loi du Sénat à majorité démocrate est le « mieux » de ce que peuvent espérer les sans-papiers. Mais ce « mieux » met à nu le Parti démocrate comme le meilleur ami du capitalisme américain et tout à la fois comme le plus mauvais allié des travailleuses et travailleurs migrant·e·s sans papiers.
Entre 2009 et 2011, les démocrates étaient majoritaires dans les deux Chambres du Congrès (Chambre des représentants et Sénat) et Obama était à la Maison-Blanche. Affirmer qu’au cours de cette période les démocrates ne firent absolument rien du tout pour les migrant·e·s sans papiers serait un mensonge. En réalité, ils firent beaucoup pour augmenter les souffrances des familles de migrant·e·s.
Ils situèrent le nombre d’expulsions à des niveaux record tout en acceptant toutes les prémices de la campagne raciste de la droite contre les migrant·e·s (comme, par exemple, celle d’assurer avant tout la « sécurité des frontières »). Cette année, après une forte victoire électorale, avec un Parti républicain sur la défensive et des sondages d’opinion indiquant un soutien large à la légalisation, les démocrates sont toujours déterminés à réaliser des compromis qui ne sont pas nécessaires.
C’est désormais à la Chambre des représentant·e·s de légiférer sur l’immigration. Et c’est là que le pire du racisme institutionnalisé contre les migrant·e·s montrera sa tête. Le président de la Chambre, John Boehner, a annoncé que cette dernière adoptera des parties de la réforme sur l’immigration par le biais de lois séparées. En d’autres termes, viendra tout d’abord la sécurité aux frontières, puis les cadeaux à l’industrie et aux entreprises et, enfin, la légalisation restera pour la fin – si quelqu’un se montrera encore intéressé. Boehner a déjà invoqué la « règle Hastert » qui veut qu’aucune proposition ne sera soumise au vote de la Chambre à moins qu’elle dispose du soutien de la majorité des représentant·e·s [député·e·s] républicains [règle informelle, du nom d’un ancien président républicain de la Chambre ; cette règle empêche qu’une minorité du parti majoritaire soit soumise au vote de l’ensemble de la Chambre, raison pour laquelle on la nomme « règle de la majorité de la majorité »].
Mais même les représentant·e·s républicains sont soumis à des pressions. Leur opposition à la réforme sur l’immigration les place en contradiction des intérêts du grand capital qu’ils représentent. La Maison-Blanche, les organisations patronales, les dirigeants républicains nationaux ainsi que les groupes qui soutiennent la loi passée au Sénat utilisent toutes les ressources qu’ils disposent pour faire pression sur les représentant·e·s du Grand Vieux Parti, y compris sur les plus récalcitrant·e·s.
Afin d’apparaître plus raisonnables, les législateurs républicains ont approuvé en comité une proposition qui donne un accès à la citoyenneté aux jeunes qui sont arrivés aux Etats-Unis lorsqu’ils et elles étaient enfants. Mais ce vote ne doit tromper personne en laissant penser que ces lois rendront justice [aux migrant·e·s].
De nombreux activistes, plusieurs semaines auparavant, révisaient leurs objectifs d’action en reconsidérant déjà ce qu’ils allaient effectivement obtenir suite aux décision du Congrès. Ils recentrèrent dès lors leurs efforts sur l’arrêt des expulsions et sur le soutien au regroupement familial. Cela reflète la compréhension du fait que si la réforme sur l’immigration passe, elle pourrait créer un système qui est plus pervers que le statu quo.
Les activistes de la Immigrant Youth Justice League (IYJL) publièrent une « Déclaration d’indépendance de la réforme d’ensemble sur l’immigration », soulignant que « nous ne pouvons soutenir quoique ce soit qui ne fera pas droit à ce pour quoi nos parents ont œuvré pendant des décennies » [la légalisation]. Ils ajoutent : « C’est par respect pour notre communauté, ainsi que par responsabilité envers eux, que nous nous présentons comme des partisans déterminés, non des lois qui sont discutées, mais des sans papiers. »
Au cours des dernières années, les jeunes sans papiers se sont trouvés à l’avant-garde de la lutte pour la dignité et la justice pour les migrant·e·s. Ils défièrent les préjugés les plus répandus sur ce que signifie être sans papier, en particulier lorsque, en 2010, ils sortirent publiquement de l’obscurité. Ils ont osé mettre au défi les autorités de les arrêter et de les déporter. Ils déclarèrent qu’ils ne vivront plus dans la peur.
Aujourd’hui, alors que l’administration Obama maintient son taux record d’expulsions et que le Congrès considère le passage d’une mauvaise réforme, les jeunes activistes sans papiers se placent à nouveau sur le devant de la scène. Ils défient les bases du système d’immigration et tentent de faire disparaître la frontière elle-même.
Le 22 juin, six jeunes activistes qui avaient déjà été expulsé·e·s, qui, tous, considèrent les Etats-Unis comme leur pays, en association avec trois jeunes sans papiers membres de la National Immigrant Youth Alliance (NIYA), se rencontrèrent au point d’entrée de la frontière avec les Etats-Unis à Nogales, en Arizona. Les six qui avaient été expulsé·e·s demandèrent qu’ils/elles puissent retourner dans leurs foyers et auprès de leurs familles.
Depuis lors, tous les neuf sont détenus au centre de détention d’Eloy, d’où ils exigent que le président Obama fasse usage de ses pouvoirs exécutifs pour leur permettre d’entrer aux Etats-Unis. En parallèle, le NIYA organise des manifestations et des appels massifs des membres du Congrès, insistant pour qu’ils signent une lettre de soutien des Dreamer 9, écrite par la représentante Michael Honda (Démocrate de Californie).
Lizbeth Mateo, l’une des Dreamer 9, a déclaré dans une vidéo enregistrée avec leur action : « Je comprends que cela soit fou, mais ce qui est encore plus fou est le fait de ne pas pouvoir voir ma famille depuis 15 ans. Je fais cela non seulement pour ma famille, mais pour les familles des 1,7 million de personnes expulsées sous les administrations Obama. Imaginez cela. Ce n’est pas seulement 1,7 million de personnes expulsées, mais c’est 1,7 million de familles séparées, comme la mienne. »
Ainsi, alors que les membres du Congrès font leurs valises, des milliers de migrant·e·s, plus les Dreamer 9, sont enfermés dans des centres de détention. Ils et elles n’ont même pas l’espoir que le Congrès, quoiqu’il en fasse en matière de réforme sur l’immigration, rende justice aux 11 millions de sans papiers, à leurs familles et aux communautés qui ont contribué à bâtir et à renforcer le pays dans lequel ils et elles vivent, les Etats-Unis.
Mais, contre cette apathie du Congrès et le mépris ouvert des migrant·e·s d’une partie substantielle de ses membres, nous avons l’exemple d’activistes sans papiers qui nous inspire ainsi que l’engagement de nombreux groupes de défense et en faveur des droits des migrant·e·s qui se prononcent contre les injustices de la législation du Congrès.
Ils et elles cherchent toutes et tous urgemment de nouvelles pistes pour travailler ensemble, résolu sur le fait que le but n’est pas tant la réforme sur l’immigration que d’aboutir à ce que justice soit rendue et que la dignité soit assurée à toutes et tous. (Traduction A l’Encontre ; article publié le 5 août 2013 sur le site socialistworker.org)
[1] Pour une analyse détaillée du contenu de la loi : http://socialistworker.org/2013/06/17/justice-left-out-of-reform
[2] http://www.nytimes.com/2013/06/07/us/us-military-firms-eye-border-security-contracts.html