Édition du 5 novembre 2024

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Etats-Unis-Arabie saoudite. Des bouleversements dans le royaume préféré de Washington

Une lutte pour le pouvoir est en train de secouer l’arbre généalogique royal de la Maison de Saoud, ce qui pourrait conduire au déchaînement d’une conflagration régionale de dimensions effrayantes.

Tiré de À l’encontre.

Au début novembre 2017, le prince héritier Mohammed ben Salman Al Saoud (auquel on réfère souvent par ses initiales : MBS) a délibérément rassemblé ses ennemis et rivaux chez lui, tout en menant simultanément des actions politiques extérieures agressives dans la région, depuis le Yémen jusqu’au Liban.

Il est trop tôt pour savoir si le pari de MBS va aboutir ou s’il va échouer de manière spectaculaire, mais le prince héritier âgé de 32 ans a réussi à gagner à son camp un partisan particulièrement important.

Alors même que plus de 200 membres de la famille régnante, des gradés militaires et des magnats du business étaient arrêtés et mis en détention pour des accusations non spécifiées de « corruption », Donald Trump tweetait : « J’ai beaucoup de confiance dans le roi Salman et le prince héritier d’Arabie saoudite, ils savent exactement ce qu’ils sont en train de faire ».

On ne sait pas si MBS sait ce qu’il fait, mais ce n’est certainement pas le cas de Trump.

Il était facile pour le roi Salman et pour son fils préféré – dont on s’attend à ce qu’il monte sur le trône dans quelques années – de séduire Trump qui admire sans doute les abondants milliards de Salman, la forte dépendance de MBS par rapport à des membres de sa famille pour gérer l’Etat royal et sa capacité à enfermer ses rivaux politiques.

Mais la compréhension transactionnelle de Trump de la géopolitique signifie qu’il est en train de jouer aux dames alors que les membres de la famille royale saoudiens jouent aux échecs.

Trump s’est souvent vanté de l’accord sur l’armement qu’il a conclu avec les Saoudiens. Ces derniers ont signé des contrats avec des fabricants d’armes états-uniens pour 110 milliards de dollars immédiatement et 330 milliards au total au cours de la décennie suivante.

Trump semble envisager ces questions uniquement en termes économiques, comme s’il suffisait que les fabricants de matériel militaire et les salaires de leurs PDG grossissent pour que l’« Amérique soit de nouveau grande ».

Mais cette interprétation est celle d’un joueur de dames. Dans un jeu d’échecs, il s’agit toujours d’avoir à l’esprit plusieurs déplacements en avance par rapport à l’adversaire. Or, toutes les manœuvres rendues possibles par une Arabie saoudite mieux armée impliquent d’énormes risques, aussi bien pour la population de la région en général que pour l’engagement de Trump à restaurer la puissance en perte de vitesse des Etats-Unis, en particulier.

La politique étrangère de Barack Obama cherchait à instaurer un équilibre entre les souhaits des alliés les plus proches de Washington au Moyen-Orient, en particulier l’Arabie saoudite et Israël, avec une vision stratégique plus large pour la domination de l’ensemble de la région par les Etats-Unis.

Mais cela signifiait chercher à stabiliser les intérêts états-uniens sans attiser la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran ce qui guettait fortement derrière chaque transaction sur des armements, traité de paix et guerre par procuration d’un bout à l’autre du Moyen-Orient.

Dans l’optique de l’administration Obama, l’accord sur le nucléaire avec l’Iran était bien équilibré. En échange d’une levée des sanctions, les Etats-Unis recevaient le droit de surveiller étroitement les équipements de production du nucléaire iranien.

Mais surtout, l’accord dégageait la voie pour une collaboration soutenue entre les deux pays en ce qui concerne l’Irak, où l’Iran et les Etats-Unis étaient du même côté dans leur soutien d’un gouvernement dominé par les chiites et qui partageaient l’objectif de chasser l’Etat islamique de l’Irak et de la Syrie et d’empêcher les rivalités ethniques de déchirer le pays.

Mais lorsque Trump s’est lancé dans la campagne électorale, l’accord avec l’Iran est devenu sa première carte dans sa guerre contre Obama et contre les démocrates. Pour Trump, cet accord illustrait la faiblesse militaire de l’administration Obama et sa prétendue politique d’apaisement à l’égard de l’islam radical.

Mais l’empressement de Trump à déchirer l’accord avec l’Iran l’a laissé sans défense face à l’offensive de charme des membres de la famille royale de l’Arabie saoudite. N’ont-ils pas été les ennemis jurés de l’Iran depuis que la révolution iranienne de 1978-1979 qui a mis au pouvoir un gouvernement chiite hostile à la monarchie sunnite wahhabite en Arabie saoudite.

Pour ce qui a trait à Trump, MBS semble avoir su exactement ce qu’il faisait : il a multiplié les manœuvres pour amadouer et flatter Trump de manière à ce qu’il prenne plus clairement parti pour l’Arabie saoudite et menace de manière agressive l’Iran.

Mais une série de manœuvres conçues par MBS pour repousser l’influence régionale de l’Iran ont tourné aux désastres au cours des récents mois et années.

Au Yémen, à la frontière Sud de l’Arabie saoudite, les militaires saoudiens ont mené une campagne militaire de terre brûlée contre les rebelles houthis soutenus par l’Iran, ce qui a abouti à la mort d’innombrables civils sans réussir à écraser l’insurrection.

La crise humanitaire provoquée par les forces saoudiennes armées d’équipements militaires états-uniens a poussé sept millions de personnes au bord de la famine dans le pays le plus pauvre du Moyen-Orient et a entraîné une épidémie de choléra qui pourrait encore coûter des milliers de vies.

Le régime agressif de sanctions imposées par l’Arabie saoudite au Qatar – une péninsule dans le Golfe persique à la frontière de l’Arabie saoudite – pour punir ce pays de n’avoir pas adopté une position suffisamment hostile à l’égard de l’Iran était censé entraîner une rapide capitulation de la part du Qatar. En lieu et place, les sanctions ont échoué à isoler le Qatar, qui a été incité à entrer plus étroitement dans les orbites de l’Iran et de la Turquie.

En Syrie, l’Arabie saoudite a soutenu une série de milices islamistes fondamentalistes dans leur lutte contre le régime de Bachar al-Assad, un autre allié de l’Iran. Cette stratégie a échoué à renverser le dictateur syrien, mais a réussi à consolider les forces fondamentalistes sunnites qui échappent au contrôle de l’Arabie saoudite

Plus récemment, le régime saoudien a convoqué plusieurs leaders arabes dans la capitale de Riyad. Le but évident était de consolider ses alliances dans la bataille régionale avec l’Iran, mais le résultat a été, au mieux, très mitigé.

D’abord il y a eu la « visite » du premier ministre libanais Saad Hariri. Alors qu’il était à Riyad, il a abruptement donné sa démission au Liban, visiblement sous pression, le même jour où MBS faisait arrêter ses ennemis domestiques.

Pour MBS et pour le régime de Riyad, Hariri – qui a la double nationalité saoudienne et libanaise et qui est le gardien des intérêts politiques sunnites au Liban – se montrait trop faible face au Hezbollah, l’allié de l’Iran dans le pays, en particulier lorsque Hariri a proposé l’année dernière une solution à l’impasse qui avait laissé le pays sans gouvernement stable pendant plusieurs années.

Lors de son discours de démission vacillant, il a attaqué le Hezbollah et l’Iran. Il a également expliqué qu’il retournerait « bientôt » au Liban, mais sans sa famille, qui resterait en Arabie saoudite, visiblement en tant qu’otages [invité à Paris par Macron le samedi 18 novembre, il devrait se rendre à Beyrouth le 22 novembre.]

Cette manœuvre était tellement brutale qu’elle a presque réussi à unir tout le Liban contre elle : tous les partis politiques y compris le Hezbollah ont demandé à l’Arabie saoudite de permettre à Hariri de rentrer librement dans le pays.

Mais le régime saoudien a continué à poursuivre cette voie agressive. Le ministre des affaires du Golfe, Thamer al-Sabhan, a utilisé le discours de Hariri, qui était visiblement fait sous pression, comme une excuse pour dénoncer encore le Hezbollah et déclarer que le gouvernement libanais devrait maintenant « être considéré comme un gouvernement qui déclarait la guerre contre l’Arabie saoudite ».

Le leader suivant convoqué à Riyad était Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne (AP).

Pendant de longues années l’Arabie saoudite et Israël ont eu des points de vue similaires en ce qui concerne la politique étrangère. L’influence grandissante de l’Iran n’a fait que les rapprocher davantage.

Il y a des spéculations selon lesquelles les Saoudiens faisaient pression sur Abbas pour abandonner la tentative faite il y a deux mois en vue de parvenir à une unité nationale palestinienne entre l’AP et le Hamas, qui domine Gaza, au lieu de s’engager dans un nouveau « processus de paix » que Trump et le Premier ministre Benjamin Netanyahou sont en train de monter. Cela mettrait un maximum de pression sur le Hamas, qui dépend de l’Iran pour maintenir ses forces militaires face au blocus israélien de Gaza.

L’Arabie saoudite semble donc déterminée à faire en sorte que l’alliance sectaire sunnite qu’elle domine intensifie sa confrontation avec les milices sectaires et les forces chiites soutenues par l’Iran.

Cependant le prix qu’il faudra payer pour cette stratégie pourrait être la stabilité même de l’Arabie saoudite. Or, à part ses abondantes ressources pétrolières, cette stabilité semblait être l’atout dont le régime n’avait jamais manqué.

Pendant des décennies, la famille royale a maintenu la paix dans ses propres rangs et plus généralement dans sa société, avec une combinaison de grandes ressources financières, de cooptation politique et de répression brutale.

Le pouvoir était distribué à travers les ministères et l’économie pour maintenir un équilibre entre les six ailes de la famille royale. Des subsides pour maintenir le prix du gallon [3,8 litres] d’essence en dessous de un dollar et une série d’autres allocations et dépenses pour des allocations sociales donnaient au royaume une apparence de paix sociale.

Mais la chute dramatique des prix du pétrole depuis leur point le plus haut en 2014, a fait que la marge de manœuvre de l’Arabie saoudite est devenue plus étroite.

La principale raison de l’arrestation par MBS d’autres membres de la famille royale n’a rien à voir avec la corruption – si c’était le cas c’est toute la famille royale qui aurait dû être arrêtée. Au lieu de loger ses prisonniers princiers dans le Ritz-Carlton Riyad, qui est certainement la prison la plus luxueuse du monde, il aurait eu besoin d’un stade de sport de taille respectable pour les loger, car la famille Al Saoud comprend quelques 15’000 personnes, dont la « valeur » cumulée est de plus de mille milliards de dollars.

Les arrestations du début novembre avaient pour objectif de cimenter le pouvoir de MBS en entamant la capacité de ses rivaux à utiliser leur fortune pour financer leurs propres efforts de contre-patronage. En agissant ainsi il a sapé des décennies de réseaux de pouvoir et de richesse soigneusement équilibrés.

Même si l’Arabie saoudite a des réserves massives de pétrole et de richesses, un large segment de ses 33 millions de résidents vit dans la misère, surtout – mais pas uniquement – les quelque 7 millions de travailleurs étrangers qui accomplissent toutes les tâches « dépréciées » qui maintiennent l’éclat des palais et des centres commerciaux, alors que les membres de la famille royale dépensent leurs millions.

Le coup de force de MBS pourrait préparer le terrain pour que les chamailleries et les divisions au sein d’une famille régnante aigrie éclatent au grand jour. Si cela se produisait, les griefs de ceux d’en bas pourraient également éclater, avec des enjeux beaucoup plus importants.

Aux Etats-Unis, Donald Trump se bat pour effacer toutes les traces des années Obama, ce qui fait penser à un vieil adage : « Plus les choses changent, plus elles restent les mêmes ».

Trump a attaqué Obama tout au long de la campagne, mais pas seulement pour la politique d’Obama à l’égard de l’Iran. Il a aussi attaqué Obama pour s’être opposé à la loi fédérale « Justice Against Sponsors of Terrorisme Act » qui élargissait la possibilité des familles des victimes de l’attentat du 11 septembre de poursuivre en justice le gouvernement saoudien [15 des 19 « pirates de l’air » étaient Saoudiens]. C’était le seul veto de la législation par Obama qui a été annulée avec succès par le Congrès.

Mais maintenant Trump s’oppose également à cette loi, car il ne veut pas que les actifs saoudiens soient saisis aux Etats-Unis, surtout à un moment où le régime essaie d’obtenir des ressources [étant donné le déficit budgétaire] en vendant une portion importante la compagnie pétrolière [Saudi Aramco] gérée par l’Etat.

Obama avait essayé de réparer les dommages occasionnés aux intérêts états-uniens par l’impérialisme cow-boy de George W. Bush. Cela impliquait un retour à une politique bien établie. Il a essayé de satisfaire le célèbre dicton de Henry Kissinger que « L’Amérique n’a pas d’amis ou d’ennemis permanents, elle n’a que des intérêts ». Et c’est dans ce sens qu’il a œuvré notamment pour aboutir un accord nucléaire avec l’Iran.

En ce sens, la politique étrangère entêtée d’Obama a satisfait « l’art de l’accord » sur lequel Trump a écrit un livre, mais qu’il ne semble pas pouvoir pratiquer en tant que président.

Au lieu de cela, Donald Trump s’est trouvé enchevêtré dans l’agenda stratégique d’un des régimes le plus inégal et oppresseur du monde, soutenant les décisions de son prince héritier, et peut-être préparant le terrain pour un affrontement régional meurtrier.

Article publié par socialistworker.org en date du 16 novembre 2017 ; traduction A l’Encontre.

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