Pile ou face ? Côté pile : un pays qui a entamé sa transition énergétique, qui souhaite se passer complètement du pétrole d’ici à 2030, et où près du quart de l’électricité consommée provient de l’éolien. Le gouvernement assure même que les Uruguayens seront les plus grands consommateurs au monde de cette énergie renouvelable d’ici à 2015. L’anti-consumérisme de l’ex-président de ce petit pays de moins de 3,5 millions d’habitants, José Mujica, est connu dans le monde entier. Il vit toujours dans sa « chacra » (petite ferme) et son discours prononcé à Rio+20, en juin 2012, demeure dans les mémoires. Devant un auditoire surpris, il s’en prenait alors à l’« économie de marché » et à « la consommation » qui détruisent la planète. « La crise n’est pas écologique », disait-il, « elle est politique ».
Côté face : des champs de soja à 100 % transgénique à perte de vue, deux usines de pâte à papier qui recouvrent le pays d’eucalyptus à la soif d’eau inassouvissable, un projet de mine de fer à ciel ouvert avec cinq cratères de plusieurs centaines d’hectares, ayant pour corollaire le projet d’un port en eau profonde. Pour l’instant, et d’autant plus en période d’élections, le gouvernement uruguayen ne choisit pas. La protection de l’environnement fut peu abordée durant la campagne présidentielle. Le candidat de la coalition de gauche du Frente Amplio (Front large), Tabaré Vázquez, élu dimanche 30 novembre, ou son opposant, le libéral Luis Lacalle Pou du Partido nacional se sont concentrés sur l’insécurité, l’éducation ou encore le rapatriement de six prisonniers retenus à Guantanamo. Le candidat vert, César Vega, du tout jeune Partido ecologista radical intransigente (Parti écologiste radical intransigeant) fondé en 2013, est à peine parvenu à réunir 0,75 % des voix au premier tour et ne fait même pas son entrée à l’Assemblée nationale comme espéré.
Marcelo Fagundez, chauffeur de son état, mène campagne pour le Frente amplio (FA) depuis sa petite ville d’à peine plus de 5 000 habitants, Guichón, à l’ouest du pays. À notre arrivée, il ôte le drapeau de la coalition de gauche qui coiffait son véhicule, et le range à l’arrière de sa camionnette, au-dessus des drapeaux du Venezuela et de Cuba. « Maintenant, je parle au nom de mon collectif en toute indépendance », dit-il. Responsable du Groupe des voisins de Guichón pour la défense de la terre et des biens naturels, il tente d’alerter les autorités sur les activités polluantes des entreprises agricoles et sylvicoles. En mai 2012, il exposait au Sénat ses craintes de pollution des eaux par l’utilisation de produits agrotoxiques. Il ne remet pas pour autant en cause son soutien à la coalition de gauche qui, selon lui, doit faire face à « de puissantes entreprises agricoles » et « une logique économique ».
Sa ville est encerclée d’eucalyptus, utilisés pour réaliser la pâte à papier dans deux fabriques du pays appartenant d’une part à l’entreprise finlandaise UPM, et d’autre part à Montes del Plata, fondée en Uruguay. Les arbres, parfaitement droits, parfaitement alignés, sont au garde-à-vous sur plusieurs kilomètres. En bordure de ces forêts ordonnées, des terres nues : ce sont des champs de soja transgénique qui viennent d’être moissonnés. À Guichón, les pâturages où paissent ses vaches, la pampa avec ses prairies aux hautes herbes clairsemées de palmiers, se font de plus en plus rares. Les paysages et l’écosystème uruguayens sont menacés.
La sylviculture recouvre désormais un million d’hectares. Une très grande surface, pour un pays qui compte 14 millions d’hectares de surface agricole utile. Cette culture a été favorisée par la loi forestière de 1987, qui a attiré des entreprises par une série d’avantages fiscaux. Les fabriques de pâte à papier d’UPM et Montes del Plata sont d’ailleurs des zones franches. « Les grandes entreprises seraient de toute façon venues sans ces aides », assure le professeur en géographie Pierre Gautreau. « Dans les années 1990, elles ont profité des prix bas du terrain, entre 500 et 600 dollars l’hectare. Vu les grandes surfaces des propriétés, il était possible d’acheter de grandes étendues en peu d’opérations », explique le géographe qui souligne aussi que la biodiversité de la prairie est encore peu mise en valeur internationalement. Son grignotage soulève moins d’indignation que les menaces qui pèsent sur la forêt tropicale brésilienne, par exemple. Le soja s’est lui développé dans les années 2000. 10 000 hectares étaient cultivés en 2000, pour aujourd’hui atteindre plus de 1,3 million d’hectares. Comme dans d’autres pays d’Amérique latine, l’expansion du soja s’explique par l’augmentation de la demande mondiale, la hausse des prix, quasiment continue depuis 2000, alliée à la baisse des coûts de production que procure le transgénique.
« Chaque fois, on tente de se protéger comme on peut. On court pour vite rentrer avec les enfants »
Les habitants de Guichón n’ont plus confiance en l’eau du robinet. Comme beaucoup, le professeur à l’école technique de la ville, Carlos Urruty, préfère acheter de l’eau en bouteille. Depuis sa petite ferme entourée de champs de soja, il dit craindre que les nappes phréatiques ne soient contaminées par les herbicides et les insecticides. Et cette eau manque. « Tout le monde voit les changements. Il suffit de regarder le fond de nos puits qui sont presque à sec », raconte Carlos Urruty. Les eucalyptus plantés non loin de là sont friands d’eau.
D’après l’organisation de défense de l’environnement REDES, affiliée aux Amis de la terre, la monoculture d’arbres, si elle poursuit son expansion aux environs de la réserve Santa Lucia d’où provient 60 % de l’eau consommée par les Uruguayens, menace « la capacité de la réserve à approvisionner suffisamment en eau l’aire métropolitaine de Montevideo ». Contacté, UPM rétorque que « l’offre d’eau est plus que suffisante pour réaliser des cultures forestières sans affecter négativement la disponibilité pour d’autres ressources », et d’ajouter que les territoires occupés par la sylviculture sont définis par le gouvernement.
« Il y a des espèces d’animaux qui prolifèrent, comme les sangliers, alors que des espèces d’oiseaux autochtones disparaissent. C’est tout l’équilibre de notre environnement qui est modifié », poursuit le professeur de 49 ans. Les habitants de Guichón s’attardent sur l’épandage de produits agrotoxiques dans les champs de soja. Un béret basque vissé sur le crâne, l’apiculteur Luis Thomas Leiva raconte avoir perdu trente ruches sur les 290 qu’il possède, « en une application » il y a trois mois. Les trente ruches se situaient à une centaine de mètres d’un champ de soja. « Mais le pire, c’est qu’ils ne préviennent pas », relate le vieil homme. « Chaque fois, on tente de se protéger comme on peut. On court pour vite rentrer avec les enfants », poursuit en écho, à quelque kilomètres de là, Mabel Rivero, 44 ans, qui dit avoir des problèmes respiratoires et tousser régulièrement après les fumigations.
L’épouse de Carlos Urruty, Carolina Valdomir, a enregistré quinze fausses couches dans le village de novembre à décembre 2013, une « période où les fumigations sont intenses », fait-elle savoir. Le couple a dénoncé ces cas au ministère de la santé, qui n’a pas donné de réponse. En poste depuis un an, la directrice de l’hôpital de Guichón, Griselda Tealdi, préfère éluder le problème, s’excusant de ne pas pouvoir répondre à nos questions car elle est trop récemment arrivée dans l’établissement. La médecin María del Lourdes Suárez, qui est aussi la maire du village (Partido nacional), est un peu plus prolixe : « Oui, il y a des patients qui souffrent de toux, de vomissements, des jeunes développent un cancer. Cela peut venir de l’utilisation des produits agrotoxiques mais nous ne pouvons rien affirmer. Aucune étude n’a été faite sur le sujet. Je pense, d’ailleurs, que l’on peut attendre longtemps pour avoir un rapport de la sorte. »
En juin 2013, une professeure des écoles de Rolón, à environ 40 kilomètres au sud de Guichón à vol d’oiseau, a gagné un procès contre Agronegocios del Plata (ADP) et a été indemnisée à hauteur de 6 800 dollars. La professeure dénonçait un épandage tout proche de l’école où elle enseignait. Elle a souffert durant trois mois de démangeaisons. Les habitants de Guichón pointent du doigt la même entreprise. Cette dernière assure ne pas louer de terre, ni produire aux environs de Guichón depuis trois ans. « Dans certains cas, les entreprises comme ADP commercialisent les graines cultivées par des particuliers », assure de son côté Ignacio Cirio de REDES. Un moyen pratique pour ne pas assumer ses responsabilités.
Cet aspect négatif est balayé par le gouvernement. Les cultures génétiquement modifiées sont entrées sur le territoire bien avant l’accession au pouvoir du Frente Amplio, en 2005, puisque dès octobre 1996, le soja OGM « Roundup Ready », développé par Monsanto, était autorisé. La coalition de gauche n’a pas cherché pour autant à en freiner l’expansion. En novembre 2010, le gouvernement a autorisé les semences de soja transgéniques A2704-12 (de Bayer Cropscience), MON89788, MON98788×MON87701 (Monsanto). Concernant l’installation des fabriques de pâtes à papier, l’Uruguay a fait fi des inquiétudes de son grand voisin l’Argentine, de l’autre côté du fleuve Uruguay où sont installées les industries, provoquant ainsi depuis 2005 un long conflit diplomatique.
« Pour Mujica, la mine, c’est le développement »
Le soja transgénique et les fabriques de papier sont autant d’avancées pour l’Uruguay selon le président José Mujica. Le soja « mérite un monument parce que c’est une plante sacrée qui nous a apporté la rentabilité », a-t-il déclaré début novembre 2012, lors de la conférence mondiale sur la recherche agricole. Montes del Plata est « un bond en avant pour l’Uruguay », annonçait-il lors de l’inauguration de l’usine le 8 septembre dernier.
Pour l’économiste de l’université de la République d’Uruguay Rodrigo Arim, cette politique productiviste n’est pas étrangère à la bonne santé économique : « La croissance de 4,4 % en 2013 s’explique par l’augmentation des prix des matières premières, que ce soit le blé, la viande, mais aussi le soja depuis ces vingt dernières années, et par les investissements qui, dans l’industrie papetière, dans l’hydraulique ou encore le projet de port en eau profonde, donnent confiance aux investisseurs, attirés par notre stabilité. » La politique de redistribution, les aides sociales ont fait diminuer la pauvreté : 11,5 % de la population étaient sous le seuil de pauvreté en 2013, contre 20,9 % en 2009.
Le projet du grand port en eau profonde, que pourraient aussi utiliser le Brésil ou le Paraguay, est le serpent de mer du mandat de José Mujica qui en fait « la décision de politique étrangère la plus importante de ce gouvernement ». Ce projet devait fournir un débouché rapide au fer extrait de la mine à ciel ouvert Aratiri de la compagnie minière Zamin Ferrous (enregistrée à Jersey) via un minéroduc (pipeline) de 212 kilomètres traversant une centaine de cours d’eau et 26 kilomètres de végétation dites « sensibles ». Le projet Aratiri patine lui aussi. Les polémiques qu’il soulève et les contestations des organisations écologistes ne poussent pas le gouvernement à de nouvelles déclarations, et José Mujica a souhaité obtenir la certitude que « le pays » y gagnera « entre 800 et 1 000 millions de dollars ».
Ana Filippini, d’Uruguay Libre de Megamineria, organisation opposée à Aratiri, ne croit pas à la fin du projet de mine à ciel ouvert et pense qu’il ressortira des cartons une fois la campagne présidentielle passée. Elle écorne l’image véhiculée par les médias internationaux d’un président flirtant avec la décroissance : « José Mujica, comme tous les membres du gouvernement, répète que notre développement passe par la productivité. Pour eux, la mine, c’est le développement. » Un des biographes de José Mujica, Mauricio Rabuffetti, détaille le paradoxe de José Mujica qui reversait 87 % de son salaire à un programme de logement : consommer moins ne va pas de pair avec une conscience écologique. « Pour José Mujica, moins tu possèdes de choses matérielles, plus tu es libre. Il ne possède rien de neuf et, dans sa ferme, ses papiers et livres sont rangés dans des cagettes d’oranges. Il a grandi dans une société austère où l’accès aux biens matériels était compliqué. Il descend d’une famille d’immigrants, habitués à vivre dans la sobriété. Pour lui, cette façon de vivre est naturelle, comme pour encore beaucoup d’Uruguayens de son âge. Mujica croit sincèrement que la crise écologique de la planète s’explique par la consommation excessive plus que par la façon dont on gère l’environnement. Sa priorité reste de créer des emplois et c’est pour cela qu’il promeut un projet comme Aratiri. »
C’est aussi l’emploi qui est mis en avant pour le développement du soja, ou par les usines de pâte à papier UPM qui déclarent embaucher 3 400 personnes directement. Pourtant, la porte-parole de REDES, Maria Selva Ortiz, soutient que « le département Rio Negro [ndlr : à l’ouest du pays] est celui qui a le plus de cultures d’arbres et un taux de chômage parmi les plus élevés du pays ». À Guichón, les habitants sont moins enthousiastes que le gouvernement : « J’ai travaillé un mois et demi à récolter le bois pour un sous-traitant d’UPM », commence Mabel Rivero, assise dans son jardin d’où s’aperçoit la pépinière de l’entreprise. « Ils ne t’appellent jamais par ton prénom mais seulement par le numéro qu’ils te donnent le jour de l’embauche. Tu travailles 9 heures d’affilée avec seulement 15 minutes de pause. Par conséquent, beaucoup quittent l’entreprise, mais ils reviennent car il est difficile de trouver du travail ailleurs. » L’entreprise répond laconiquement : « UPM respecte pleinement les normes et les législations de l’État uruguayen, offrant à ses employés les moyens nécessaires pour développer leur travail de manière adéquate. »
Il y a un an, Mabel et son mari, Gerardo Monancillo, se sont retrouvés sans terre. Ils habitaient sur le terrain d’un éleveur qui a décidé de louer ses terres à une entreprise de soja. « Je m’occupais du bétail du propriétaire. Nous vivions là-bas. Nous avions notre petite maison puis, du jour au lendemain, tu te retrouves sans rien », raconte l’agriculteur, chapeau de paille vissé sur le crâne. « J’étais seul pour surveiller 1 200 hectares pour un salaire misérable, moins de 600 euros par mois. Je n’avais pas le temps de m’occuper de mes propres bêtes. »