Édition du 18 juin 2024

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Afrique

En Tunisie, la théorie raciste du « grand remplacement » fait son chemin

Les propos du président Kaïs Saïed dénonçant la présence de migrants subsahariens dans son pays ont suscité un tollé. Une manifestation anti-raciste est prévue samedi.

Tiré de Médiapart.

Tunis (Tunisie).– Des migrants subsahariens se cloisonnent à domicile de peur de représailles, certains sont mis à la porte manu militari par leurs propriétaires. Des étudiants subsahariens venus étudier légalement dans le pays disent « vivre la peur au ventre » et sont sommés de « rester chez eux » par des associations estudiantines pour éviter toute agression. Ce climat anxiogène s’inscrit dans la foulée des propos tenus par le président tunisien Kaïs Saïed mardi 21 février lors d’une réunion consacrée à la présence de migrants subsahariens en situation irrégulière sur le sol tunisien.

Le communiqué présidentiel publié dans la foulée parle d’une vague migratoire « inhabituelle » et d’un phénomène qui aurait engendré « de la violence et des crimes inacceptables ». Le texte parle aussi d’un « plan criminel mis en place depuis des décennies pour changer la composition démographique de la Tunisie avec des personnes ayant reçu de larges sommes d’argent pour donner la résidence à des Subsahariens », afin de laisser la Tunisie « seulement africaine » et de l’empêcher de faire partie des « pays arabes et islamiques ».

Cette théorie complotiste très proche de celle du « grand remplacement » en France a été récupérée immédiatement par Éric Zemmour, président du parti d’extrême droite Reconquête. « Les pays du Maghreb eux-mêmes commencent à sonner l’alarme face au déferlement migratoire. Ici, c’est la Tunisie qui veut prendre des mesures urgentes pour protéger son peuple. Qu’attendons-nous pour lutter contre le Grand Remplacement ? », peut-on lire dans son tweet publié mercredi.

L’arrivée de cette rhétorique en Tunisie n’est pas anodine. Depuis plusieurs jours, de nombreuses pages TikTok relayent des vidéos de Subsaharien·nes avec des messages racistes, en remplaçant les noms de quartiers tunisiens par des noms de villes africaines pour dénoncer leur supposée « colonisation », d’après les messages en arabe placés sur les images. Un parti politique, le Parti nationaliste tunisien, créé en 2018, relaye depuis plusieurs mois une pétition réclamant l’expulsion des migrants subsahariens et la suppression de la loi 50 votée en 2018 qui punit toute forme de racisme et de discrimination.

Une main-d’œuvre exploitée et maltraitée

Pourtant, les migrant·es subsaharien·nes sont présent·es depuis des années en Tunisie et représentent une population entre 30 000 et 50 000 habitant·es, selon les chiffres des ONG, faute de recensement officiel. Beaucoup arrivent pour travailler quelque temps et partent ensuite vers l’Europe, sur des embarcations clandestines.

Dès leur arrivée en Tunisie, leur statut précaire et leur situation irrégulière les condamnent à devenir une main-d’œuvre à bas coût et non déclarée, très exploitée dans le domaine des services, de la restauration et des chantiers de construction. Les procédures pour obtenir un contrat de travail ou une carte de séjour sont très cloisonnées et une partie ne cherche pas à s’installer en Tunisie pour s’installer, faute de conditions adéquates pour rester dans le pays.

La Tunisie est en partie un lieu de « transit » et n’a pas de loi sur l’asile ni de politique migratoire claire, ne voulant pas devenir un hotspot de l’Europe. « Le pays est de toute façon pris dans l’étau des politiques européennes sur la migration, avec une pression pour contrôler l’afflux de départs clandestins vers l’Europe », explique la chercheuse en science politique Yasmine Wardi Akrimi. Les migrants subsahariens sont de plus en plus nombreux (près de 10 000 en 2022) sur les embarcations au départ de la Tunisie vers l’Italie.

Une campagne raciste

Mais les propos du président Kaïs Saïed n’ont pas fait explicitement référence à cette problématique, agitant plus le spectre d’une installation de migrant·es en Tunisie, « planifiée » selon ses mots. Son communiqué fait suite à une vague d’arrestations touchant près de 400 Subsahariens et de nombreuses campagnes de haine sur les réseaux sociaux « en partie orchestrées », selon Mahdi Elleuch, chercheur à l’ONG Legal Agenda qui dénonce des pages Facebook administrées depuis l’étranger, relais des propos racistes autour des Subsahariens. « Il y a aussi le fait que le parti nationaliste, un parti raciste, soit invité dans une chaîne de télévision étatique et dans de nombreux médias ces derniers mois », ajoute-t-il.

À cette soudaine médiatisation s’ajoute l’ampleur de la propagation de la désinformation sur les réseaux sociaux. Pour l’anthropologue Kerim Bouzouita, l’arrivée des théories complotistes et conspirationnistes du Nord vers les pays du Sud n’est pas surprenante « car elles sont véhiculées et accélérées grâce à Facebook, la théorie d’un complot judéo-maçonnique était aussi arrivée jusqu’à chez nous et avait été reprise à une certaine époque », explique l’expert. En Tunisie, Facebook compte près de 7 millions d’utilisateurs et d’utilisatrices sur 12 millions d’habitant·es. « Les internautes font peu confiance aux médias traditionnels tunisiens à cause de certains mélanges des genres qu’il y a eu par le passé avec les politiques, donc ils vont chercher une vérité ailleurs, sur les réseaux sociaux en l’occurrence. »

Le ciblage des attaques racistes utilise les ressorts habituels des théories complotistes. Outre l’amalgame entre migration irrégulière et délinquance, plusieurs médias et pages TikTok sortent des chiffres exorbitants sur le nombre de personnes subsahariennes en Tunisie. Certains parlent de 700 000, d’autres de 1,2 million, sans aucune source. « Une manière d’agiter le spectre de l’invasion », selon Yasmine Wardi Akrimi. Ces théories infondées sur une « invasion » de Subsahariens se retrouvent aussi dans d’autres pays du Maghreb, ajoute-t-elle. « Au Maroc aussi vous avez actuellement une grande campagne pour interdire le mariage entre des femmes marocaines et des hommes subsahariens afin d’éviter leur reproduction. »

Une crise économique et sociale

En Tunisie, la situation de crise économique que vit le pays sert de terrain favorable pour pointer du doigt un bouc émissaire. « L’une des vidéos qui a été le plus partagée ces derniers jours est celle d’une femme tunisienne en situation précaire qui dit que les Subsahariens peuvent se payer les denrées alimentaires subventionnées par l’État, alors qu’elle, ne peut même plus se le permettre. Ils seraient ainsi aussi à l’origine des pénuries que vit le pays sur certains produits », analyse la chercheuse.

Ce contexte délétère et violent est alimenté par la dérive autoritaire que prend la Tunisie depuis le coup de force du président Kaïs Saïed le 25 juillet 2021 après une crise politique et sanitaire, selon le chercheur Mahdi Elleuch. En moins de deux ans, le président s’est octroyé tous les pouvoirs, a dissous le Parlement et fait adopter par référendum une nouvelle Constitution qui consacre un régime hyper-présidentiel.

Ces dix derniers jours, un coup de filet sécuritaire a mené à l’arrestation d’une douzaine de personnalités politiques et d’opposants au régime avec pour motif d’accusation « complot contre la sûreté de l’État » ainsi qu’un mandat de dépôt émis contre le directeur d’une chaîne de radio privée, pour « blanchiment d’argent ». Ses avocats dénoncent un dossier vide et une volonté d’intimidation sur la ligne éditoriale de la radio, sur laquelle les débats politiques sont ouvertement critiques de Kaïs Saïed.

Ce resserrement sécuritaire intervient dans un contexte où la Tunisie négocie un prêt de 1,9 milliard de dollars avec le Fonds monétaire international (FMI). « Nous sommes face à un régime où le pouvoir est confronté à des difficultés économiques sans précédent et une crise de légitimité avec le très fort taux d’abstention aux dernières élections législatives (près de 89 % d’électeurs ne sont pas allés voter). Donc fantasmer un ennemi intérieur permet de se racheter une popularité », ajoute Mahdi Elleuch.

Dans une vidéo publiée jeudi soir lors d’un entretien avec son ministre de l’intérieur, le président de la République a de nouveau parlé de la question migratoire, s’adressant cette fois-ci directement à son audience et non plus par communiqué. Il a déclaré que les migrants « légalement installés en Tunisie n’ont rien à craindre » et que le plan pour installer les migrants irréguliers en Tunisie était « bien réel » mais que les mesures sécuritaires « n’ont rien à voir avec le racisme, il s’agit juste d’appliquer la loi ».

Des propos qui n’ont pas convaincu la société civile et les défenseurs des droits humains. Une quinzaine d’associations ont créé un front antifasciste et vont porter plainte pour racisme à la suite des récentes campagnes sur les réseaux sociaux. Une manifestation va également se dérouler avenue Bourguiba à Tunis samedi 25 février, contre le racisme.

Lilia Blaise

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