Édition du 18 juin 2024

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Asie/Proche-Orient

En Chine, la double peine des « poumons noirs » du Henan – « La maladie vient à bout de l’ouvrier avant que l’ouvrier ne vienne à bout des procédures »

C’était le milieu des années 1990, la Chine des réformes. Liu Changxia et les autres hommes du village de Qinggou sentent qu’il est « temps de sortir de chez soi ». La ferme ne rapporte rien, il y a des familles à soutenir, des enfants à élever. Tout le pays parle de développement économique. Dans la province rurale du Henan (centre-est), riche en charbon, les hommes en âge de travailler n’ont guère le choix. Les options sont limitées pour la main-d’œuvre peu qualifiée. Il leur faut descendre à la mine. Ils le paieront de leurs poumons.

Dix-neuf anciens mineurs sont aujourd’hui atteints de silicose dans ce seul village – une affection pulmonaire qui évoque en Europe le temps de la révolution industrielle mais qui, dans la Chine du XXIe siècle, est la première maladie du travail, avec 10 592 cas détectés pour la seule année 2012.
Autant que le mal des « poumons noirs », c’est la lourdeur des procédures juridiques pour obtenir une indemnisation qui afflige les familles de Qinggou. Ils étaient au départ vingt et un anciens ouvriers à engager le combat devant la cour de justice locale contre la mine. Mais deux sont déjà morts, au début de l’année 2013, sans être venus à bout de cette bataille juridique ni avoir obtenu les fonds nécessaires pour se soigner.

« La mine est plus puissante, elle attend que nous mourrions »

« C’est injuste, dit Liu Changxia. Nous avons gagné très peu et tout dépensé pour tenter de nous soigner, et certains, mêmes très jeunes, sont déjà morts. » M. Liu était chef d’équipe jusqu’à ce que la mine ferme temporairement ses portes en 2007, lors d’une énième réforme, et que les hommes de Qinggou soient renvoyés à leurs fermes. Lui et ses voisins détaillent leur parcours du combattant pour être indemnisés : le bureau du travail local qui ne les prend pas au sérieux, l’hôpital où les médecins diagnostiquent des tuberculoses… Il faut se rendre au centre de la santé au travail le plus proche pour obtenir une réponse fiable et officielle, ce que M. Liu fait en 2010. Mais les cadres de l’administration locale arguent qu’il y a prescription.

S’ensuivent les appels de la compagnie minière sur absolument toutes les décisions de la cour. La réalité du travail des plaignants est finalement confirmée en mars 2012. Mais les patrons de la mine ont, depuis, demandé que le juge local soit dessaisi, au profit d’un magistrat plus proche du siège actuel de l’entreprise.

Reste toujours à obtenir une compensation. Ces hommes affaiblis font le constat d’une certaine collusion entre les responsables de la mine et les officiels locaux, à leurs dépens. « Nous comprenons bien que la mine est plus puissante, elle cherche à faire durer les procédures, car elle sait que nous ne vivrons pas vieux. Ils attendent que nous mourions », avance M. Liu.

Ancien chef de quart, il a travaillé douze ans en sous-sol, à remonter ce charbon qui couvre toujours les deux tiers des besoins en énergie de la deuxième économie mondiale. Il se souvient de l’appel, chaque matin à 6 h 30, après une heure de marche pour rejoindre la mine depuis son village. Puis de la quarantaine de minutes de marche pour descendre 1 000 mètres à pied sous terre. Ce n’est qu’alors que débutait réellement le labeur. Il consiste à creuser, à placer la dynamite dans les parois, à reculer d’une soixantaine de mètres, à attendre une petite demi-heure pour que l’air circule avant de charger les chariots de charbon. C’est à ce moment que les mineurs sont le plus exposés. Les masques à 1 yuan ne leur sont que rarement distribués, les hommes en achètent parfois eux-mêmes, mais le plus souvent n’en portent pas.

Aux côtés de son ancien chef d’équipe, bonnet noir sur la tête, Sun Zhaohui souffre de la phase la plus avancée de la maladie des poumons noirs. Ses voies respiratoires s’atrophient et il inspire en un lent ronflement. Il lui suffit de marcher jusqu’au centre du village, sur la butte à deux pas, pour se retrouver totalement à bout de souffle, raconte ce père de famille de 39 ans avant de mimer la scène, bouche grande ouverte. Il a dû acheter un respirateur électrique, à plus de 3 000 yuans (350 euros) qui limite temporairement sa sensation d’étouffement. Il explique être hospitalisé quatre à cinq fois par an, comme les autres parmi les plus fragilisés, et trouve le délai d’indemnisation insupportable car, ne pouvant plus travailler, il a le plus grand mal à payer ses soins.

« La maladie vient à bout de l’ouvrier avant qu’il ne vienne à bout des procédures »

L’avocat Zhang Shiqian, qui leur vient gratuitement en aide, peut citer des dizaines de cas similaires. La plupart de ces ouvriers n’étaient pas en position d’exiger un contrat et peinent aujourd’hui à établir la preuve de la relation de causalité entre leur travail et leur maladie. « Leurs chances de gagner le procès sont d’environ 30 % s’ils ont un papier pour prouver qu’ils étaient bien employés à la mine », estime par expérience M. Zhang, qui se demande où trouver une assistance financière pour soutenir ces hommes ne pouvant plus travailler. « La maladie vient à bout de l’ouvrier avant que l’ouvrier ne vienne à bout des procédures », résume-t-il, citant plusieurs cas de décès récents.

Face à ces recours sans fin, beaucoup perdent espoir. A une heure de route de là, Wang Decheng, qui a travaillé pour une autre mine de 1976 à 2007, est parvenu en 2009 à obtenir un diagnostic de silicose de la part de l’administration de la médecine du travail. Mais la mine qui l’avait mis à la retraite deux ans plus tôt a refusé de lui donner un certificat d’employeur. Après avoir été privatisée, elle avait changé plusieurs fois de nom, de sorte que le tampon officiel était introuvable, lui a-t-on répondu. La cour lui a ensuite expliqué qu’il lui manquait des documents.

Membre du Parti communiste dès les années 1980, puis du syndicat officiel à partir de la décennie suivante, quatre fois nommé employé modèle dans sa mine, M. Wang a été paradoxalement chargé, au cours de sa carrière, de rédiger les slogans sur la sécurité au travail – il était fier d’avoir inventé celui-ci, qui avait été placardé autour de la mine : « Mieux vaut entendre les plaintes des mineurs que les pleurs de leurs familles. »

Il s’est décidé à se battre pour l’indemnisation en voyant qu’un ancien mineur était allé jusqu’à se faire ouvrir les poumons pour prouver qu’il souffrait bien d’une silicose – l’histoire a fait grand bruit sur Internet. Aujourd’hui, sa retraite de 10 euros mensuels ne lui permet plus d’acheter les médicaments nécessaires. Alors il se demande à quoi bon tenter de relancer la justice.

Harold Thibault

Journaliste au quotidien Le Monde.

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