Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Deux ans de gouvernement taliban : bilan d’une catastrophe annoncée

Revenus de leur consternation, les institutions mondiales s’interrogent encore sur l’échec de la Coalition Internationale en Afghanistan. Pourtant on Occident, nombre de gouvernements espèrent encore que les nouveaux Talibans leur donneront suffisamment de garanties concernant les droits humains pour envisager de les reconnaître officiellement. Comme si c’était possible.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Avant et après : un paradis perdu ?

Depuis l’évacuation massive des forces occidentales et le retour au pouvoir des Talibans à Kaboul, le 15 août 2021, les médias n’ont eu cesse de présenter les deux décennies précédentes régies par la Coalition Internationale comme un temps béni à contraster avec le retour à un Moyen-Âge – par définition obscurantiste et violent. Tout comme quand les mêmes médias opposaient l’arrivée au pouvoir des premiers Talibans avec la période précédente, où une liberté quasi décadente aurait régné sur l’Afghanistan. Pour preuve, la même photo montrant trois jeunes filles se promenant en mini-jupe dans les rues de Kaboul reproduite partout. Comme toujours, on présente le temps qui précède un cataclysme comme un âge d’or – ainsi la Belle Époque, les Années Folles, les Swinging Sixties voire les Trente Glorieuses et les années 1980 (avant le Sida) et ainsi de suite. Précisons que chacun de ces épisodes supposés merveilleux ne concernait qu’une minorité. En Afghanistan, toute période d’ouverture, fatalement brève, semble être suivie de longues décennies de régression sociale, ce qui vient encore de se passer.

Déjà avant l’échec des communistes, il y a un siècle, dans les années 1920, le roi progressiste Amanullah Shah avait rendu le dévoilement obligatoire ainsi que l’habillement occidental pour tous, suivant le modèle d’Ataturk en Turquie, et imposé une scolarité laïque obligatoire. Ce roi trop intrépide avait été chassé par une insurrection à l’idéologie tout à fait comparable à celle des Talibans. C’est dire combien cette obligation à la modernité à marche forcée sans assurance de pouvoir la pérenniser était (et l’est encore) vouée à l’échec. Telle est la différence avec la Turquie et l’Iran de cette même époque, des États forts centralisés, unis dotés d’armées fidèles.

L’Afghanistan indécrottablement patriarcal reste toujours aussi divisé sur des lignes et factions tribales et ce dernier point demeure la pierre d’achoppement des Talibans. Malgré leurs prétentions de vouloir dépasser ces frontières internes, par leur projet islamiste supposément unificateur, ils sont eux aussi centrés sur leur propre ethnie pachtoune au point de vouloir imposer la langue pachtoue dans le pays entier. Ne pas oublier le projet pachtoune nationaliste à long terme avec ceux de l’autre côté de la frontière au Pakistan, appelés Pathanes, en particulier avec leurs vassaux locaux Tehreek-e-Taliban dont l’idéologie islamiste, politique et social est identique. Le vieux rêve du grand Pashtunistan, sous forme cette fois d’un Émirat islamiste, réunissant les vastes contrées des deux pays n’est nullement inimaginable et paraît à Kaboul bien plus désirable qu’une alliance avec l’Occident.

Sous-estimer les Talibans : les conséquences dramatiques

En vérité, le problème, c’est que la Coalition a largement sous-estimé ses ennemis, confortant un stéréotype du Mollah illettré et primitif. Ce qui a largement contribué à la débâcle du 15 août 2021. Si le but des Talibans est resté le même que celui des années 1990, soit l’instauration d’un Émirat Islamique fondé sur une interprétation rigoriste de la Sharia, les méthodes sont devenues plus sophistiquées. La jeune génération a fait des études souvent à l’étranger, et a intégré des méthodes de management et de communication, voire de commerce mafieux, ce que j’ai expliqué dans un précédent article. Le groupe a tissé des liens avec les mouvements jihadistes internationaux, au Moyen-Orient, dans le Golfe, en Iran et le Kashmir. Sans oublier le soutien indéfectible du Pakistan.

Dans les zones pachtounes au sud et au nord, les provinces de Helmand, Kandahar, Paktia, Uruzgan, Nuristan, Kunar, Badakhshan, Zabul, Ghazni, les Talibans n’étaient d’ailleurs jamais partis et avaient eu le temps de consolider leur base tout en prenant entièrement en charge le marché florissant de la drogue (près de 85% de l’opium et de l’héroïne sur la planète jusqu’à aujourd’hui), ainsi que la contrebande, avec l’aide de proches du gouvernement théoriquement pro-américain, dont le frère du président Karzaï, Ahmed Wali Karzai, véritable parrain du commerce illicite.

La corruption généralisée, l’inefficacité des nouvelles institutions d’État, les pertes civiles suite aux bombardements de l’ISAF, l’obligation de se plier à des normes étrangères par définition ‘haram’ ont réussi à élargir la base de soutien traditionnel aux Talibans en conférant une légitimité politique auprès de très nombreux Afghans.

Durant deux décennies, les Talibans ont su instrumentaliser les réticences locales en comblant les lacunes du gouvernement officiel, en particulier en matière de justice : ainsi la mise en place de nombreux tribunaux ad-hoc administrant la loi chariatique. Les institutions gouvernementales ont été rapidement marginalisées, à l’exception peut-être ce qui concerne les services hospitaliers.

C’est ainsi qu’un mois avant le retour définitif des Talibans à Kaboul, ceux-ci contrôlaient déjà le pays avec la bénédiction d’une large partie de la population surtout rurale qui en compose 80%. Les forces de l’OTAN ne contrôlaient que les zones de Kaboul et Mazar-Sharif, de loin les plus développées.

Ce qu’on oublie, c’est que les progrès réalisés en Afghanistan n’ont concerné qu’une minorité dans les grandes métropoles, en particulier l’ascension fulgurante de toute une génération de jeunes femmes urbanisées ainsi que de jeunes hommes dont l’instruction avait été limitée aux madrasas. Néanmoins le principe d’une scolarité non-religieuse, même rudimentaire, avait été acquis. Selon le rapport 2020-2021 du ministère de l’éducation, 18 765 écoles publiques et privées avaient été ouvertes, enseignant un nouveau programme (qui comprenait des cours sur les droits humains) ; plus de 100 000 filles suivaient un cursus universitaire. Ainsi on trouvait des femmes aux plus hauts niveaux de responsabilité, députés, ministres, maires (ce qui bien entendu n’était pas systématiquement synonyme de probité et d’indépendance politique). Cependant 280 juges et 500 procureures ont introduit un nouvel accès à la justice pour un bon nombre de femmes urbanisées. Hélas, les filles les plus pauvres des zones rurales ont à peine été touchées par ces avancées extraordinaires. Et aujourd’hui ce sont justement ces courageuses pourfendeuses qui ont osé confronter directement la justice traditionnelle qui sont persécutées.

Les Talibans, version 2.1

Deux jours après leur arrivée au pouvoir, les Talibans ont promis monts et merveilles. Quasiment rien ne devait changer, une amnistie générale décrétée, les femmes pouvaient continuer à étudier et à travailler librement, à condition de « suivre les principes de la charia », selon le porte-parole. Malheureusement personne ne s’était penché sur ce que des Talibans comprenaient par cette conformité aux principes de la charia. Sinon on aurait tout suite compris que ces assurances ne pouvaient être que mensongères.

Il aurait fallu se pencher sur le personnage de Haibatullah Akhundzada, le chef suprême reclus dans son fief de Kandahar, mais néanmoins présent dans la gestion de l’administration. Hanafiste de la plus stricte obédience, il tire son autorité du fait qu’il avait été la référence pour les questions théologiques auprès du Mollah Omar et qu’il est l’auteur d’un manuel sur la conduite efficace du jihad, qui a été largement diffusé par internet et des volumes imprimés, distribués gratuitement dans les cercles militants dès 2017, Mujahedino ta de Amir ul-Mumenin Larshowene (Instructions aux Mudjhaddins de la part du Commandeur des Fidèles. Il aurait suffi de prendre au sérieux ce qui est devenu le ‘petit livre rouge’ des Talibans.

Dans ce texte, il écrit que le jihad armé ne s’arrêtera pas avec le « départ des infidèles » mais l’anéantissement de toute forme de corruption (fasad) qu’ils auraient apporté, un programme qui visiblement n’est limité ni dans le temps ni dans son envergure, d’autant que la vie terrestre n’est considérée qu’une étape vers une éternité purifiée par l’évacuation de tout élément considéré non-, donc anti- islamique. C’est dire l’indifférence totale du Mollah envers la famine et les ravages indicibles qui tuent la population afghane à petit feu : du reste les catastrophes naturelles sont perçues comme des punitions divines, ce que l’on retrouve également dans le nouveau programme scolaire. On ne s’étonne pas que le Mollah n’ait pas hésité d’envoyer son propre fils de 23 ans en mission-suicide dans le Helmand.

Et l’avenir ?

Tous les leaders, y compris ceux plus ouverts au standing terrestre que leur chef spirituel, adhèrent officiellement à l’éthique obscurantiste et ascétique, du moins pour la population, sinon eux-mêmes.Le risque est de voir ceux qui ne les estiment pas assez rigoureux passer du côté de État islamique au Khorassan, une filiale active du califat en Asie centrale, renforcée depuis le retour au pouvoir des talibans. L’équilibre est délicat et explique du moins en partie la centralisation inflexible voulue par Akhunzada.

Néanmoins, les autres factions à l’intérieur du gouvernement ont des préoccupations plus terre-à-terre, liés à la survie économique du pays – et surtout la leur. Parmi eux, le ministre de la défense, le Mollah Yacub, fils du Mollah Omar, le premier ministre Abdul Ghani Baradar et le ministre de l’intérieur Sirajuddin Haqqani. Chacun d’entre eux semble avoir accumulé chacune une importante fortune personnelle (avec des parts dans le commerce des ressources naturelles, le trafic de la drogue, les donations étrangères, l’immobilier, les impôts détournés, les exports), ce qui fait des Talibans une des organisations reconnues terroristes les plus riches du monde. Le retour triomphal de Haji Bashir Noorzai, appelé parfois le Paolo Escobar de l’Afghanistan, relâché après dix-sept ans de prison aux États-Unis signale une modernisation des méthodes. On peut prévoir des changements progressistes plus pragmatiques, histoire de mieux s’intégrer dans l’économie moderne. C’est sur eux que misent les gouvernements tentés de rétablir des liens officiels avec l’Afghanistan. Sauf qu’ils oublient que le Taliban modéré n’existe pas. Pas plus qu’un membre de l’État islamique féministe.

Le ‘nouveau’ programme scolaire des Talibans

C’est dans le programme scolaire destiné aux garçons que se dessinent les principes qui doivent gérer l’avenir de l’Afghanistan et l’éthique appelée à les guider, sous de stricts principes en accord avec l’interprétation de la Sharia du leader Akhunzada, qui demeure unique dans son extrémisme dans le monde islamique. Remarquez que ce programme avait été mis en place dès la conférence de Doha en 2020, donc il n’y a pas de quoi de s’étonner. Les filles ont été immédiatement exclues de toute scolarité secondaire.

L’agence de presse afghane Hasht e Subh a reçu une copie du programme scolaire destiné aux élèves (masculins) du primaire et secondaire, publié d’abord en pashto avec une traduction en dari. Première constatation, le programme est quasiment identique à celui qui était enseigné lors du premier règne des Talibans, dont l’interdiction de toute image ou illustration (y compris pour la biologie), censure totale de toute éducation civique, histoire et culture afghanes, cours de dessin. Concernant la scolarité secondaire, de la 7ème à la 12ème classe, le comité a décrété qu’il faut revoir « tous ces manuels qui contiennent des sujets qui sont pour la plupart nuisibles ou inutiles et qui sont le résultat de la démocratie : tels que l’introduction aux institutions, la démocratie, la constitution, les droits de l’homme, les élections, la police nationale, etc. Puisque ces manuels sont encore présents, il est nécessaire d’enseigner les impacts négatifs de ces choses aux élèves ».

A la place, la priorité est donnée au jihad, toute forme de guerre sainte aux catégories considérées ‘infidèles’ (l’Occident, les minorités musulmanes dont les chi’ites et les ismaéliens) ainsi que les formes d’application le droit chariatique dans son expression la plus fondamentaliste, donc la justification de la lapidation et des amputations et les restrictions imposées à la gent féminine. Sans oublier l’apprentissage par cœur du Coran en arabe, langue que les Afghans en général ne comprennent pas et qui n’est pas enseigné. Ce programme est toutefois limité à l’Afghanistan mais n’exclut pas la gestion de toute présence étrangère. Les enseignants eux-mêmes devront passer des examens pour voir si leurs connaissances de la Charia sont suffisantes pour exercer leur métier, ce qui permettra à peu près à n’importe quel mollah d’enseigner toutes les matières même s’il n’en possède pas la moindre notion. Pour résumer, le programme ressemblerait en tout point à celui des madrasas, écoles religieuses, légèrement agrémenté de connaissances hasardeuses

Bien entendu, il y aura des exceptions pour la progéniture de l’élite talibane, filles comprises, qui aura droit à un enseignement plus moderne, probablement à l’étranger, les préparant à la gestion future de l’Émirat. Comme ce qui s’était passé dans les vingt dernières années dans les familles des dignitaires talibans, installés à Doha et ailleurs.

Les Talibans ont déclaré que la réouverture des écoles pour les filles aurait lieu à un moment jugé propice. Vraisemblablement pour coïncider avec la publication des nouveaux manuels. Les perspectives sont sinistres : c’est l’avenir des garçons comme celui des filles qui est condamné. Les associations étrangères qui se préoccupent de l’éducation des filles devraient s’inquiéter de toute urgence de celle de leurs frères.

Le gouvernement afghan actuel n’estime pas devoir rendre des comptes à un Occident à la démocratie de plus en plus vacillante, c’est bien ce qui rend la libération du journaliste franco-afghan Mortaza Behdoudi tellement difficile, mais bien sûr pas impossible puisque l’Afghanistan ne peut pas vraiment risquer de s’isoler complètement tant que l’aide humanitaire est financée par les Nations Unies, https://www.usaid.gov/humanitarian-assistance/afghanistan en dépit des fortunes amassées par les Talibans par le commerce illicite qui visiblement ne sert pas à soutenir la population.

Pourtant, même s’ils en représentent la version la plus extrême, les Talibans ne sont pas les seuls à appliquer un rigorisme religieux, profondément misogyne enrobant une corruption bétonnée – voir ce qui se passe actuellement au Soudan sous la direction du gouvernement militaire ou en Iran avec la répression massive, à tous les niveaux, qui a suivi les réactions de la jeune génération contre l’assassinat de Mahsa Amini dans un commissariat de police en septembre 2022. Les Talibans n’ont aucune raison de se sentir isolés, bien au contraire : ils doivent s’imaginer chevauchant à l’avant-garde d’une jihad planétaire.

Carol Mann

Sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflits armés, activiste, chercheuse associée au LEGS (Paris 8), directrice de ‘FemAid’et ‘Women in War’ [https://femaid.org]
https://blogs.mediapart.fr/carol-mann/blog/140823/deux-ans-de-gouvernement-taliban-bilan-d-une-catastrophe-annoncee

femmes-afghanes-en-guerre

De l’autrice :
Femmes afghanes en guerre
https://editions-croquant.org/terra/766-femmes-afghanes-en-guerre.html
Kurde, Juive et féministe avant la lettre : Asenath Barzani
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/04/19/kurde-juive-et-feministe-avant-la-lettre-asenath-barzani/
De Kaboul à Kyiv : femmes déchues de leur citoyenneté
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/05/04/de-kaboul-a-kyiv-femmes-dechues-de-leur-citoyennete/
En Afghanistan, on décapite impunément les droits des femmes
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/01/19/en-afghanistan-on-decapite-impunement-les-droits-des-femmes/

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