24 Août 2023 | tiré du site association Autogestion
https://autogestion.asso.fr/lukraine-et-la-question-de-lautogestion/
La guerre a radicalement changé la vie sociale et politique en Ukraine, et nous ne devons pas permettre la destruction de ces nouvelles formes d’organisation sociale, mais les développer ». Parmi les revendications mises en avant par la conférence, Sotsialnyi Rukh mettait en avant « En particulier, la nationalisation des entreprises clés sous contrôle ouvrier et public est nécessaire. Introduction de l’ouverture des livres de compte dans toutes les entreprises, quelle que soit la forme de propriété et d’implication des salariés dans leur gestion, création d’organes et de comités élus séparés pour la réalisation de ce droit. »[1] De son côté, Katya Gritseva, membre de cette organisation, dans une interview donnée, lors de son passage à Paris, à la revue française Contretemps[2], observait que « Beaucoup de gens sont volontaires, ils s’engagent dans l’aide mutuelle, créent des organisations extra-étatiques pour pallier les carences d’un État peu préparé à une telle situation. Cette dynamique d’auto-organisation est contradictoire avec le retour des conservateurs, voire de l’extrême droite. Pour la gauche il agit d’agir en faveur de cette dynamique, d’aider les travailleurs, les gens, sans prétendre leur donner des leçons à la manière des staliniens ». Ksénia de la coopérative QueerLab à une question sur l’autogestion en Ukraine nous répondait « Oui, la pratique de l’autogestion est généralisée. En Ukraine, ce sujet est discuté et est pertinent, car tout le monde est impressionné par le phénomène d’auto-organisation de diverses équipes, de volontaires, d’activistes, dont la montée est devenue perceptible avec le début d’une guerre à grande échelle ! Notre équipe est également autogérée, chacun s’engage et coordonne la direction. En outre, adhérant à la structure horizontale, nous n’avons pas de chefs » ou de patrons. »[3] Ajoutons que de nombreux observateurs occidentaux surpris par la remise en route si rapide des chemins de fer ukrainiens après des bombardements russes, en concluaient que des entreprises privées n’auraient jamais pu réaliser ces exploits ni si efficacement organiser l’évacuation des réfugiés. L’association Autogestion remarquait (11 mars 2022) que « La guerre a confirmé pour les uns, révélé à d’autres, renforcé en tout cas, l’existence d’une solidarité nationale et surtout provoqué une auto-organisation populaire. À l’initiative des travailleurs, la reconversion de la production de nombreuses entreprises pour soutenir l’effort de guerre a été organisée… Municipalités, administrations locales, groupes d’habitants organisent ensemble la vie quotidienne, le ravitaillement, les soins, les évacuations. »
L’Ukraine n’est pas une terra incognita pour l’autogestion. Elle a connu un important mouvement de coopératives à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, « mouvement d’autodéfense de couches de la population politiquement, culturellement colonisées, socialement humiliées et économiquement exploitées qui a joué un rôle important dans le développement du sentiment national »[4] Marko Bojcun (1952-2023) , historien marxiste ukrainien, observe que la Rada centrale de 1917 « souhaitait remplacer le gouvernement provisoire en tant que décideur des industries stratégiques nationalisées mais n’a pas accueilli favorablement le mouvement en faveur de l’autogestion et du contrôle par les travailleurs. » et attribue pour partie cette absence de réponse à son échec[5].
Aujourd’hui la capacité d’auto-organisation de la société civile ukrainienne a été et reste une des clefs de sa résistance à l’agression impérialiste russe. Dans une situation de guerre, il peut apparaître surprenant que les exploités et dominés aient décidé de prendre leur vie en main, alors que leur situation pouvait apparaître désespérée et que la résignation ou la détresse pouvaient les tétaniser. Mais c’est souvent dans des situations de crise aigüe que les travailleurs décident de s’occuper de « l’administration des choses » (F. Engels) lorsque l’État est incapable de répondre à leurs besoins. Toutes proportions gardées, et sans tomber dans l’anachronisme, on peut penser aux travailleurs argentins, qui confrontés aux licenciements massifs, décident de reprendre leur entreprise, de la gérer eux-mêmes, d’organiser de nouvelles relations au travail, de nouvelles formes de production écologiques. On estime à près de 20 000 travailleurs qui gèrent eux-mêmes plus de 435 entreprises autogérées à travers l’Argentine (février 2022). On pense également, au cœur de la Babylone du capitalisme, à ces coopératives ouvrières autogérées aux États-Unis. Citons l’exemple de Spectrum [société d’accès à internet] à New York, où les travailleurs après une grève de quatre années, ont développé leur coopérative d’accès à Internet People’s Choice[6] et offrir aux habitants du Bronx un accès à internet moins cher. Enfin citons Dicle Amed, membre du comité de l’économie des femmes du Rojava au sujet des coopératives de femmes : « Nous essayons de développer un format de production qui n’est pas directement orienté vers l’argent et qui ne repose pas sur le développement de grands monopoles de production, mais qui répond aux besoins de la société et assure l’autosuffisance. Voilà ce que nous faisons. Nous ne faisons pas de bénéfices avec ces coopératives et nous ne sommes pas actionnaires. » On pourrait multiplier les exemples mais toutes ces expériences, du Nord au Sud, ont en commun la construction d’une économie politique des travailleurs alternative au capitalisme.
Depuis plusieurs années, l’association Autogestion a entrepris de publier une Encyclopédie internationale de l’autogestion où sont proposées des contributions sur des expériences d’autogestion ou de contrôle ouvrier du 19e siècle à aujourd’hui, mais aussi des textes théoriques sur cette question d’auteurs venus d’un large spectre du mouvement ouvrier, des sociaux-démocrates aux libertaires. À ce jour 11 volumes sont parus (en libre téléchargement[7]) en français. Trois volumes sont parus en espagnol. Dans son 12e volume, elle publiera notamment des articles sur les coopératives ukrainiennes de consommateurs dans la guerre ou sur la reconversion de restaurants en cantines militaires.
L’autogestion, une perspective politique en Ukraine
Une question se pose : après la victoire, l’État ukrainien va-t-il reprendre toute sa place, déposséder aux travailleurs et la population de capacités de gestion de la société qu’ils ont acquis durant la guerre ? Vont-ils être privés de « presque toutes leurs fonctions sociales » pour reprendre une formulation du Sotsialnyi Rukh, qu’ils ont assumé pendant cette période difficile ? Selon la vieille dialectique de « guerre-révolution », on peut espérer que le peuple ukrainien ne souhaitera pas voir l’ordre social et politique d’avant la guerre revenir. En s’appuyant sur son expérience, et sa capacité à gérer lui-même les « fonctions sociales », la question de l’autogestion démocratique à tous les niveaux devra être posée. Récemment, la question de la corruption aux plus hauts sommets de l’État est revenue dans le débat public. Il est clair que le meilleur médicament à ce fléau est le contrôle de travailleurs sur la gestion des administrations. Aucun organisme de contrôle, aucune commission d’enquête ne pourront avoir l’efficacité des collectifs de travailleurs qui contrôle démocratiquement l’utilisation des fonds publics.
L’autogestion exprime l’aspiration à prendre ses affaires en mains, à s’organiser sans hiérarchie et sans patron, à établir d’autres rapports sociaux, mais dans le cas de l’Ukraine elle devient aussi un outil de résistance et de survie dans une situation inédite. À la fois projet, programme et pratique sociale, l’autogestion se fraie un difficile chemin dans l’histoire de l’émancipation. C’est ce chemin qu’a voulu ouvrir Solidarnosc en 1980 avec son projet de République autogérée, avant d’être écrasé par la bureaucratie polonaise et russe. En Ukraine il est évident que s’écrit une nouvelle page riche d’enseignements de la longue histoire de l’auto-organisation des exploités. Dans cette situation, il apparaît que le Sotsialnyi Rukh est certainement l’une[8] des organisations les plus conscientes de ces potentialités. Ses tâches politiques sont immenses. Les courants internationalistes et anticapitalistes de la gauche occidentale doivent la soutenir.
17 février 2023
[1] Ces deux résolutions ont été publiées dans Soutien à l’Ukraine résistante n ° 12 et 15 https://www.syllepse.net/en-telechargement-gratuit-_r_20.html
[2] Contretemps, n° 56, janvier 2023, Paris, Syllepse.
[3] https://rev.org.ua/samoorhanizatsiya-ta-solidarnist%ca%b9-lhbtk-pid-chas-viyny/
[4] Voir « Mouvement ouvrier et coopératives en Ukraine (1898-1920) », Patrick Le Tréhondat, Soutien à l’Ukraine résistante n ° 16.
[5] Voir « Approches de l’étude de la révolution ukrainienne », Journal of Ukrainian Studies, summer 1999, en français dans Marko Bojcun, un marxiste ukrainien, un recueil de textes en téléchargement libre et gratuit sur le site de Syllepse.
[6] https://peopleschoice.coop
[7] https://www.syllepse.net/autogestion-l-encyclopedie-internationale-_r_76_i_648.html
[8] Mais pas la seule, citons notamment certains secteurs du mouvement syndical ukrainien ou du mouvement féministe et LGBT par exemple.
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