Mai 2022 | tiré du magazine Jacobin
La troisième course à la direction du Parti conservateur du Canada en cinq ans est en cours. La forte rotation des dirigeants est, en partie, due à l’échec du parti à renverser les libéraux du Premier ministre Justin Trudeau lors des dernières élections fédérales. Ces échecs ne signifient toutefois pas que les conservateurs cherchent à couronner un nouveau chef pour un ensemble hétéroclite de laissés-pour-compte. Aux élections de 2019 et de 2021, le parti a obtenu plus de voix que les libéraux.
Lors de l’élection de 2015, alors que le pays était lassé du règne de neuf ans de son prédécesseur conservateur, Stephen Harper, Trudeau a remporté un gouvernement majoritaire. Un gouvernement majoritaire est à peu près l’équivalent canadien d’un président américain qui obtient le contrôle de la Chambre des représentants. Ce n’est toutefois qu’en raison des particularités du système parlementaire canadien de type britannique que M. Trudeau a pu s’en sortir lors des deux élections suivantes avec une pluralité de sièges au Parlement.
Trudeau a pu obtenir cette pluralité tout en se plaçant en deuxième position dans le vote populaire, car le vote conservateur était massivement concentré dans l’Ouest canadien. Les conservateurs ont en outre été gênés par une poussée du Parti populaire d’extrême droite, dont le chef, Maxime Bernier, a perdu de justesse la course à la direction des conservateurs en 2017 face à Andrew Scheer. Bien que le Parti populaire ait triplé sa part de voix pour atteindre 5 %, il n’a remporté aucun siège à la Chambre. Néanmoins, l’augmentation de la part de voix du parti a eu un coût pour les conservateurs.
Scheer, membre de l’aile sociale-conservatrice du parti, a été évincé après les élections de 2019, où il a obtenu 238 589 voix de plus que Trudeau. Comme Scheer, son successeur, Erin O’Toole, qui a projeté une image plus modérée, a également remporté le vote populaire - cette fois par 185 800 voix - mais n’a pas réussi à changer substantiellement le nombre de sièges au Parlement.
Le caucus du parti a évincé O’Toole par un vote de 73-45 pour avoir soutenu et accéléré l’interdiction par les libéraux de la thérapie de conversion pour les personnes LGBTQ. La manœuvre d’O’Toole visait probablement à éviter un conflit interne inconfortable entre l’aile sociale conservatrice du parti et l’aile rouge des conservateurs. O’Toole a aussi probablement perdu le soutien du caucus parce que son soutien tiède au Convoi de la liberté, un parti d’extrême droite, l’a mis en porte-à-faux avec bon nombre de ses députés.
L’élection à la direction du parti, qui doit avoir lieu le 10 septembre, compte grosso modo trois principaux candidats. Ces candidats représentent trois ailes différentes du parti : l’idéologue libertaire Pierre Poilievre, qui s’est engagé dans le bloc populiste émergent du Canada ; l’ancien premier ministre libéral du Québec Jean Charest, qui représente l’aile plus centriste du parti ; et la zélatrice évangélique Leslyn Lewis, qui est un porte-parole de la droite sociale et religieuse.
Les jérémiades populistes de Pierre Poilievre
Alors qu’O’Toole a soutenu tièdement le convoi tout en dénonçant ses "éléments extrémistes", Pierre Poilievre a apporté un soutien enthousiaste. "La liberté, pas la peur. Les camionneurs, pas Trudeau ", a-t-il déclaré à une foule de partisans du convoi. Selon l’Alliance canadienne du camionnage - qui a dénoncé le convoi - 85 % des camionneurs canadiens sont vaccinés.
M. Poilievre, qui a été élu pour la première fois au Parlement en 2004 à l’âge de vingt-cinq ans, est très habile dans l’art d’inventer des bouts de phrases prêts à l’emploi pour faire plaisir à ses nombreux fans sur les médias sociaux. Mais sa popularité n’est pas seulement un phénomène en ligne. M. Poilievre a organisé des rassemblements auxquels ont participé des milliers de personnes à travers le pays, créant ainsi un mouvement qui rappelle celui de M. Trudeau au sommet de sa popularité en 2015.
Lors d’un rassemblement dans sa ville natale de Calgary, Poilievre a démontré son attrait populiste et le danger qu’il représente pour la gauche en invoquant une fausse empathie pour les pauvres et les opprimés :
Pour illustrer à quel point la situation est mauvaise, M. Poilievre a cité l’exemple d’un couple vivant dans un parc à roulottes d’Ottawa qui gagne 100 000 $ en travaillant dans une carrière qui fournit des matériaux de construction pour des maisons qu’ils ne peuvent eux-mêmes se permettre. "Lorsque les gens qui construisent nos maisons n’ont plus les moyens d’y vivre, notre système économique est fondamentalement injuste", a-t-il déclaré sous un tonnerre d’applaudissements.
Cependant, la critique de Poilievre à l’égard du système économique est qu’il n’est pas suffisamment capitaliste. Il attribue la responsabilité des difficultés économiques du Canada à ce qu’il appelle la "Justinflation", qui, selon lui, ne peut être résolue que par des "centimes communs". Comme solution, Poilievre a un plan : "Nous allons imprimer moins d’argent - construire plus de maisons." Ce raccourci peut être un excellent moyen de rendre les promoteurs riches, mais en l’absence de mesures supplémentaires telles que le contrôle des loyers et l’expansion du logement public, on ne voit pas comment il rendra les logements abordables.
M. Poilievre s’est également emporté contre les "banquiers et les politiciens" responsables de la crise financière de 2008. Il a ensuite immédiatement pivoté vers les crypto-monnaies. "Ce que nous devrions faire, c’est avoir un marché libre où les gens peuvent choisir la monnaie qu’ils utilisent", a déclaré M. Poilievre. L’idée que les crypto-monnaies sont une sorte de panacée pour les problèmes économiques est très douteuse. Jusqu’à présent, les premiers rapports d’expériences similaires menées dans d’autres pays ne laissent pas présager de résultats favorables.
Jean Charest
Il est indéniable que Jean Charest est le candidat le plus expérimenté de la course. Comme Poilievre, il a été élu pour la première fois au Parlement au milieu de la vingtaine. Toutefois, M. Charest a fait ses armes il y a plus de trente ans, lors du gouvernement supermajoritaire du Parti progressiste-conservateur (PC) de Brian Mulroney, aujourd’hui disparu, en 1984.
Pendant le mandat de son parti au gouvernement, M. Charest a gravi les échelons du caucus du parti et a obtenu divers portefeuilles ministériels, dont celui de vice-premier ministre. Il s’est présenté avec succès à la direction du parti après les élections dévastatrices de 1993, au cours desquelles il a été l’un des deux députés PC réélus.
Charest est ensuite passé à la politique provinciale, où il est devenu chef du Parti libéral du Québec en 1998 et premier ministre en 2003. Dans la politique québécoise, les lignes de démarcation de gauche et de droite entre les partis importent moins que la ligne entre les souverainistes et les fédéralistes. Les libéraux sont le porte-drapeau des fédéralistes. La campagne de Poilievre a néanmoins utilisé les antécédents de Charest avec les libéraux, ainsi que son soutien à la tarification du carbone et au renforcement du contrôle des armes à feu lorsqu’il était premier ministre, pour l’accuser de ne pas être suffisamment conservateur.
Charest a lancé sa campagne pour la direction du parti en 2022 à Calgary - le centre financier de l’industrie pétrolière et gazière du Canada - où il s’est montré nostalgique de l’époque où il était le principal champion du fédéralisme au Québec. Il s’est appuyé sur cette expérience pour se présenter comme un candidat capable d’unir les différentes ailes du parti. Il a déclaré à son auditoire - qui était environ un centième de la taille de celui de Poilievre - que :
le parti doit se regarder en face et se demander qui il représente, qu’est-ce qu’il représente ? Aujourd’hui, avec l’obsession de la politique identitaire, tout devient un trait d’union, entre les rouges et les bleus, les so-cons et les autres - alors qu’en fait, nous sommes des conservateurs, et je me présente en tant que conservateur.
Il peut vouloir unir les différentes factions du parti, mais il reste à voir si elles veulent être unies sous sa direction.
Le joker : Leslyn Lewis
Lewis s’est présentée à la direction du parti conservateur en 2020 en tant qu’outsider sans siège au Parlement, se classant troisième dans la course que O’Toole a gagnée. Profitant de ce succès relatif, elle a été élue au Parlement pour représenter un district rural de l’Ontario lors des élections de l’année dernière.
Mme Lewis, une chrétienne évangélique noire, a mis en avant sa race et son sexe tout en dénonçant le shibboleth conservateur de la "politique identitaire". "Ma seule présence envoie un message très fort", a déclaré Lewis à la Presse canadienne en 2020. "Je ne pense pas avoir besoin d’articuler l’évidence". Comme Poilievre, elle est inflexible dans son soutien « au convoi de la liberté. »
Elle a reçu un "feu vert" de la Campaign Life Coalition, un groupe de pression anti-choix qui a dénoncé à Poilievre pour ses penchants libertaires sur l’avortement et le mariage homosexuel ainsi que son opposition à la thérapie de conversion. Le soutien de la coalition est dû à son désir ouvert de réduire le droit à l’avortement au Canada. Son plaidoyer repose sur l’utilisation des manoeuvres sur les avortements "sélectifs" et "coercitifs" comme moyen de réduire le droit de choisir.
Pour Mme Lewis, les valeurs chrétiennes sont attaquées partout au Canada. Lorsqu’il s’agit de la politique éducative, elle utilise une série de dénonciations de la droite religieuse qui sont familiers aux lecteurs américains :
« Nous devons faire quelque chose à propos de [l’éducation], parce que nos enfants sont endoctrinés. Ils n’apprennent pas à lire, écrire et compter, comme lorsque nous étions à l’école. Ils apprennent l’idéologie et très probablement l’idéologie du groupe politique dominant. Ce dont nous avons besoin... c’est une loi sur les droits parentaux qui aidera les parents à élever leurs enfants conformément à leurs valeurs et non à des valeurs qui leur sont imposées par leur gouvernement. »
Lors d’un événement à Calgary, je lui ai demandé dans quelle mesure la foi devrait jouer un rôle sur la place publique. Elle a répondu par une esquive qui, prise isolément, ne peut être rejetée : "Je pense qu’il est important que les gens puissent pratiquer leur foi sans interférence du gouvernement." Mais son soutien retentissant de la Campaign Life Coalition suggère que la protection des personnes religieuses contre les persécutions gouvernementales n’exprima pas la l’entièreté de ses motivations.
Bien que la droite religieuse ne soit pas la force dominante de la politique conservatrice canadienne comme cela est le cas dans le Parti républicain, elle a encore de l’influence. Dans un scrutin serré, Lewis est prêt à servir de faiseur de roi si Poilievre ne l’emporte pas au premier tour.
C’est un gros "si". L’enthousiasme intense que suscite Poilievre donne l’impression que c’est peu probable qu’il perde cette course. Même si ses solutions ne feront qu’empirer la situation des classes moyennes et ouvrières, M. Poilievre exprime les véritables préoccupations matérielles de nombreux Canadiens. Un Parti conservateur dirigé par Poilievre devrait inquiéter énormément la gauche canadienne qui semble assoupie.
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