Il a fallu les « événements de Val-d’Or » pour forcer la tenue de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics du Québec. Son rapport final démontre sans détour la dépossession que vivent les peuples autochtones et en appelle à transformer en profondeur la politique autochtone et la gestion des services publics.
Une collègue innue me disait récemment combien il est difficile d’être Autochtone. Elle ne parlait pas seulement de la fatigue ressentie à force de devoir défendre ses droits – les siens comme ceux de son peuple –, mais aussi de la difficulté au quotidien d’être une personne autochtone. « C’est difficile à cause de la stigmatisation et de l’étiquetage ; c’est comme si on avait toujours à prouver qu’on est capable. » Elle m’a parlé de son père à qui on avait refusé de servir à boire un soir dans un bar, dans les années 1970, la loi interdisant alors de vendre de l’alcool aux « Indiens ». Aujourd’hui, la marginalisation des Autochtones se poursuit. Cela s’observe dans les hôpitaux, les centres de santé et de services sociaux, le système judiciaire et carcéral, les postes de police ainsi qu’à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Outre les préjugés auxquels elles font face, les personnes autochtones doivent encore se battre chaque jour en raison de cadres juridiques discriminatoires, d’ententes bâclées ou non tenues, sans compter, à la source, le refus du système et des autorités en place de reconnaître l’autonomie et les savoir-faire culturels qui sont les leurs.
C’est aussi le constat qu’a pu faire le juge à la retraite Jacques Viens, nommé commissaire de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics du Québec : écoute, réconciliation et progrès (CERP, communément appelée la « commission Viens »), le 21 décembre 2016. Mise sur pied à la suite des dénonciations d’abus de pouvoir et de violences policières faites par des femmes autochtones de Val-d’Or dans le cadre de l’émission Enquête, en 2015, de processus de plaintes avortées et d’une mobilisation continue de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador et des communautés cries et anishinabe de la région, la commission Viens remettait son rapport final en septembre 2019, après deux ans de travaux. Son mandat, défini par les autorités autochtones et gouvernementales de la province, ne se limitait pas aux seuls « événements de Val-d’Or ». Il consistait à enquêter sur les faits, les causes et les effets de la violence et des pratiques discriminatoires envers les personnes autochtones au sein de cinq services publics sur tout le territoire du Québec – services policiers, correctionnels, de justice, de santé et de services sociaux, et de protection de la jeunesse –, puis à « faire des recommandations quant aux actions correctives concrètes, efficaces et durables à mettre en place[2] ».
Les conclusions de l’enquête attestent à mon avis sa nécessité, de même que la pertinence de cibler les cinq services publics en question, dont l’examen permet au bas mot de poser un regard concret sur la réalité de la discrimination vécue au quotidien par les groupes et les personnes autochtones. Remarquons toutefois l’omission des services relatifs à l’éducation dans ce tableau, une préoccupation transversale dont plusieurs témoins entendus par la Commission ont déploré l’absence.
Les effets interdépendants de la discrimination
Si les commissions d’enquête se succèdent et se ressemblent, l’une des forces de celle-ci réside dans sa capacité à rendre visible l’interdépendance des politiques actuelles et passées en matière de services publics et de prise en charge de la « question autochtone » par l’État. On aurait ainsi tort de concevoir les différents services publics de manière isolée. Les paramètres de l’enquête lèvent plutôt le voile sur les effets concomitants des uns par rapport aux autres dans le parcours de vie des individus. Pour les peuples autochtones du Québec, selon la preuve entendue par la CERP, les politiques publiques et les cadres de service ne forment qu’un seul ensemble de réponses à des vulnérabilités croisées et souvent renforcées par les manquements réciproques.
Une personne en situation d’itinérance à Montréal, à Val-d’Or ou à Chibougamau, par exemple, pourra s’être retrouvée dans ces circonstances en raison d’une pénurie de logements dans sa communauté, d’un contexte de violence familiale, de l’absence de maison d’hébergement, de la nécessité de recevoir un traitement médical seulement disponible en centre urbain, ou en cherchant simplement à améliorer une situation socioéconomique difficile. Arrivée en ville, elle se sera peut-être frottée à des préjugés racistes, des services non offerts dans sa langue, des différences culturelles difficilement compréhensibles, des cadres juridiques qui l’excluent, pour finalement se retrouver dans une situation d’isolement social inattendue. Il se peut aussi que sa nouvelle situation d’itinérance la fasse entrer dans un cycle de criminalisation et d’abus. L’expérience de la cour ou de la prison lui rappellera peut-être le contexte de la DPJ où elle sera passée, enfant. Ses parents auront peut-être vécu l’expérience des pensionnats ; ses grands-parents, celle des déplacements, des dépossessions territoriales, des interdits placés sur leurs pratiques culturelles et leurs systèmes politiques, l’imposition de lois et de cadres réglementaires étrangers à leurs manières de faire. Il est possible aussi qu’elle n’ait rien vécu de tout cela ; que, comme ma collègue, elle ait grandi dans un milieu dit « ordinaire » et que, malgré tout, elle soit exposée aux mêmes préjugés.
Ce tableau vite dessiné dresse un portrait vivant de la discrimination systémique qui touche les peuples et les personnes autochtones dans leurs relations avec les services publics québécois. Il est impossible de relever en quelques pages l’ensemble des problèmes et des obstacles déclinés dans les 12 chapitres du rapport, dont cinq sont consacrés exclusivement à chacun des services. Mentionnons néanmoins l’accès déficient au logement, aux soins de santé, à des services d’interprètes, à des mesures adaptées culturellement, à des services d’urgence ; soulignons aussi la surjudiciarisation, le profilage, le taux d’incarcération élevé, la violence, la prise en charge des enfants par l’État, le tout exacerbé par l’éloignement géographique et des conditions socioéconomiques précaires. S’il est possible d’y voir des conditions de vulnérabilité qui toucheraient tout le monde de la même manière dans les mêmes circonstances, en contexte autochtone, ces circonstances diffèrent grandement et commandent, de ce fait, des solutions différentes.
L’une de ces solutions concerne sans conteste le poids de l’histoire et la responsabilité de l’État dans le maintien des peuples autochtones dans un état de tutelle quasi permanent. Si les manquements dans les services publics s’ajoutent et contribuent aux traumatismes historiques et intergénérationnels qui sont encore le lot de la majorité des communautés autochtones au Québec, c’est que la prise en charge par l’État n’a pas réglé les problèmes ; pire, dans certains cas, elle les crée. La preuve amassée en audiences tend en effet à démontrer le lien intime entre l’incapacité des services publics à répondre aux besoins des Autochtones, les violences subies et le prolongement des politiques de dépossession et d’assimilation coloniales par ces mêmes institutions. Aux dires du commissaire lui-même, « [l]es rapports inégaux instaurés ont dépossédé les peuples autochtones des moyens susceptibles de leur permettre d’assumer leur propre destin et ont nourri au passage une méfiance certaine envers les services publics » (CERP, p. 217). La DPJ, dont le contrôle sur les familles autochtones est souvent perçu comme un substitut direct à la politique des pensionnats, en est un exemple éloquent.
Par conséquent, le dialogue espéré en mettant sur pied cette commission exige une vue plus large que l’habituelle (et paternaliste) prise en charge étatique, de façon à reconnaître les erreurs et à redresser les torts causés par des lois et des mesures de contrôle imposées historiquement, souvent sans préavis, à des peuples qui jouissaient déjà des leurs propres. C’est tout cela qu’il faut prendre en compte si l’on souhaite dépasser la stigmatisation, casser les préjugés et défaire les « murs d’incompréhension mutuelle qui séparent aujourd’hui les peuples autochtones des principaux prestataires de services publics », comme l’admet le commissaire (CERP, p. 220).
Confronté à de tels constats, celui-ci aura sans doute surpris bien des gens en faisant des mesures d’autonomie et de gouvernance locale son mot d’ordre, allant jusqu’à suggérer que l’Assemblée nationale du Québec reconnaisse la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones et en garantisse l’application réelle. Il faut y voir le travail de toute une équipe et des intervenants du milieu, qui, de son propre aveu, l’auront amené à découvrir ce qu’il lui était au départ « impossible d’imaginer ».
« [E]n érigeant des ponts là où le débit ne l’avait jamais nécessité, en posant des digues qu’ils jugeaient nécessaires et rassurantes, les services publics ont fait incursion sur des territoires dont ils ignoraient la nature profonde. Des territoires où s’entremêlent des choses aussi sensibles que la santé physique et mentale, la justice et les relations parents-enfants. » (CERP, p. 7)
L’esprit du rapport
La prise de conscience du commissaire Viens et l’humilité dont il fait preuve a pour corollaire le devoir de connaissance qu’a sinon tout citoyen, du moins tout décideur et intervenant des milieux concernés. Outre les appels à l’action 20 à 26, qui prescrivent des formations poussées portant sur les réalités autochtones et sur l’histoire coloniale, la forme même et le contenu du rapport, qui se révèle à la fois pédagogique et descriptif, répondent à cette exigence. Si celui-ci déploie moins de formules-choc que le rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, dont les travaux se déroulaient au même moment, privilégiant manifestement le dialogue à la confrontation et se montrant soucieux de s’adresser au Québécois moyen, allochtone ou autochtone, il n’en demeure pas moins radical dans ses prises de position. Il renverse, par exemple, une proposition importante de la Commission royale sur les peuples autochtones de 1996 qui, tout en reconnaissant le droit à l’autodétermination des nations autochtones et la nécessité des relations bilatérales, privilégiait encore une approche par étapes, faisant de l’adaptation des politiques et des services existants la voie préalable à l’autonomie. Or, une telle mesure a été jugée paternaliste par les autorités autochtones et mal adaptée à leurs contextes ; elle laissait entendre, entre autres, que l’état socioéconomique et politique de leurs communautés les rendait inaptes à assumer leur droit à l’autodétermination.
L’approche prônée par la CERP évite cet écueil tout en demeurant néanmoins pragmatique. On ne parle pas encore de souveraineté gouvernementale, mais de reprise de pouvoir locale. Cela passe, par exemple, par des mesures visant le renforcement des programmes de justice communautaire et la revitalisation du droit autochtone, une meilleure reconnaissance des corps policiers autochtones, la conception de solutions de rechange à l’incarcération et la promotion des centres résidentiels communautaires, la prise en charge de certains soins de santé par les communautés, le développement de politiques propres aux communautés autochtones en matière de protection de la jeunesse. C’est sans compter les nombreuses mesures qui prescrivent un meilleur financement des services, une prise en compte adéquate des réalités culturelles et un assouplissement des règles en contexte autochtone.
À supposer qu’elles soient suivies, l’ensemble de ces recommandations introduirait un changement substantiel dans la politique autochtone et la gestion des services publics au Québec. Celles-ci visent en effet l’adaptation des lois et des cadres de règlements gouvernementaux aux réalités autochtones par et pour les Autochtones, plutôt que le contraire, renversant ainsi la relation historique entre l’État et les communautés. Défendue par plusieurs organisations autochtones, cette vision de l’autonomie s’inspire de modèles déjà éprouvés, tels l’entente de la Paix des Braves signée en 2002 entre les gouvernements cri et québécois, et d’autres modèles de gouvernance locale en milieux urbains et communautaires, comme le Centre de justice des premiers peuples de Montréal, la clinique Minowé à Val-d’Or ou la Cour de Kahnawàke. Par cette approche, on reconnaît que les peuples et les communautés autochtones sont les mieux placés pour comprendre comment fournir les services et les adapter à leur contexte, sans remettre en cause la responsabilité du gouvernement à leur égard. Ce modèle promet une meilleure « sécurisation culturelle » pour les individus, une reconnaissance suffisante des savoirs communautaires et une plus grande efficacité dans l’administration des services, avec pour effet immédiat de redonner du pouvoir là où celui-ci a été confisqué historiquement.
Soulignons enfin que la contribution des groupes autochtones tout au long du processus de la commission Viens est certainement pour beaucoup dans la mise en perspective des enjeux transversaux soulevés dans cet article. Parlant souvent d’une même voix, ces groupes auront également réussi à faire entendre la nécessité qu’un mécanisme de contrainte officiel soit mis en place afin d’assurer le suivi des 142 appels à l’action que contient le rapport, fonction que le commissaire aura remise entre les mains du Protecteur du citoyen, sous la surveillance citoyenne des groupes concernés.
[1] L’auteure a participé aux travaux de la Commission à titre d’assistante à la recherche pour le volet justice.
[2] Rapport final, Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, p. 21.
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