C’est le cas du Mouvement du 23 novembre, une organisation de la société civile de la diaspora burkinabé, qui possède des bureaux dans plusieurs régions en Côte d’Ivoire. Au premier étage d’une petite maison située non loin du zoo d’Abidjan, une estrade de fortune composée de quelques tables témoigne du dernier meeting tenu par le mouvement ; des logos peints et des tracts politiques tranchent avec le blanc des murs.
Depuis son bureau coincé au fond d’un couloir derrière la salle de réunion, Saidou Sidibe, Ivoiro-burkinabé, publie les dernières déclarations des mouvements citoyens du Congo, du Burkina Faso ou du Sénégal sur son site personnel, Wakat info, qui revendique entre 80 et 400 visiteurs uniques par jour. Un site militant d’information panafricaine, à l’image de son fondateur, qui explique que « tous les Africains vivent les mêmes problèmes ! En Europe, ils sont solidaires entre eux, alors pourquoi pas sur le continent ? » Concernant la Côte d’Ivoire, le site est pourtant peu bavard. « C’est encore trop tôt », explique Saidou Sidibe : « Le premier combat des Ivoiriens activistes, aujourd’hui, c’est la paix et la réconciliation avant tout… ». Sa patience impressionne lorsqu’il raconte son histoire. Voici dix ans, à Abidjan, il a décidé de créer son site, car « les journaux et la télé étaient devenus comme télé Moscou ! » Pendant la crise ivoirienne, il a subi des pressions, et a perdu trois de ses frères, Yaya, Mouni et Ali, assassinés par des milices affiliées à l’ancien président Laurent Gbagbo.
Les cicatrices de la crise
Compte tenu de ce climat délétère, l’absence de mouvements citoyens en Côte d’Ivoire n’est pas surprenante. Si Y’en a marre au Sénégal, Le balai citoyen au Burkina Faso ou Filimbi au Congo, n’ont pas d’équivalent dans le pays, c’est parce que « les Ivoiriens ont parfois peur de parler sur la place publique », explique Saidou Sidibé. Il affirme que « les activistes de demain sont aujourd’hui dans les associations qui militent pour la paix », car il faut recoudre le tissu social avant de débattre. Pour Johann Oscibi, autre binational (Burkina Faso et Côte d’Ivoire), membre du Balai Citoyen à Ouagadougou, « les Ivoiriens ont cru que la contestation était quelque chose de diabolique ». Johann Oscibi, qui tient à s’exprimer en tant qu’acteur de la société civile et artiste engagé, explique que « depuis les années 1960 et jusqu’à récemment, la Côte d’Ivoire n’a connu qu’un parti unique qui a imposé une idéologie unique, sans contestation. Les manifestations étaient réprimées. Cela a contribué à créer cet état d’esprit. »
« Les Ivoiriens ont développé un respect maladif de l’autorité », commente le sociologue Rodrigue Koné, pour qui la politique ivoirienne a épousé les fractures ethniques et religieuses du pays, faute d’idée.Le sociologue qui mené plusieurs recherches au CERAP (Centre de recherche et d’action pour la paix) constate une forme de lassitude ivoirienne : « Nous, les Ivoiriens, aimons tourner tout en dérision, c’est un mécanisme de résilience. » La réussite économique ivoirienne par rapport à ses voisins a aussi pu y contribuer, en sapant toute velléité de s’engager dans un combat risqué. « Le confort ménager corrompt. Un homme droit est un homme qui n’a pas d’évier », soulignait l’écrivain Marc Escayrol. À l’inverse, « le Burkina Faso est pauvre et a un passé de contestations politiques, violentes ou non », analyse Johann Oscibi.
Une diaspora politisée
Pourquoi, alors, les Burkinabés vivant en Côte d’Ivoire ne font pas profiter les Ivoiriens de leur expérience démocratique ? « Les Ivoiriens nous ont accueillis ici, nous n’avons pas à nous mêler de leurs affaires politiques », tranche ce membre de Balai citoyen. Une attitude prudente dans un pays encore marqué par l’« ivoirité », concept xénophobe et ultra-nationaliste.
Rodrigue Koné souligne le rôle d’une catégorie de population qui joue un rôle central dans l’émergence, ou non, d’une société civile : la diaspora. « Or, les Ivoiriens ne sont pas sortis de Côte d’Ivoire qui est historiquement une terre d’immigration. » À l’inverse, le Sénégal, le Burkina Faso ou le Congo disposent d’une diaspora importante en Europe, qui a insufflé des idées, ainsi qu’un soutien technique et financier. Quant à la diaspora ivoirienne, « elle est politisée. Elle porte le conflit ivoirien », constate le sociologue.Sans moyens financiers, les organisations de la société civile sont condamnées à se plier aux plus offrants ; dans le cas de la Côte d’Ivoire, il s’agit des partis politiques. Pour le sociologue, « on a fabriqué une société civile artificielle rattachée à des partis ».
Il évoque le cas des associations de défense des droits de l’homme : « La ligue ivoirienne des droits de l’homme a été créé par un responsable du FPI (Front populaire ivoirien) et de la Fesci (syndicat étudiant), le Mouvement ivoirien des droits de l’homme par Zoro Bi Balo, un responsable du RDR (Rassemblement des républicains) qui a fourni le certificat de naissance controversé de Ouattara, l’Association pour les droits de l’homme est, elle, proche de Laurent Gbagbo... » énumère-t-il. A tel point que ces associations semblent uniquement défendre les « droit de l’homme politique ». « L’aide au développement a provoqué un boom de ces organisations, explique Rodrigue Koné. On est passé d’une cinquantaine de structures avant 2002 à plus de 600 à la fin des années 2000. »
Aujourd’hui, seule une partie de la communauté des artistes ivoiriens semble s’activer pour l’émergence d’une société civile, laquelle passe notamment par une indépendance financière, gage d’un engagement non partisan. « La musique est la religion de tout le monde ! », lance Malayky, chanteur de reggae, qui revendique, comme ses confrères, sa liberté de parole. « Quand tu dis quelque chose sur la place publique, on regarde ton visage, ton ethnie, ta religion et on interprète tes propos », déplore ainsi Bassamuka, un comique et chanteur reggae. « Mais quand on chante, il n’y a plus d’ethnie ni de religion entre nous », complète Ousbilaye, un autre chanteur de reggae. Ces « sentinelles du peuple », comme ils aiment à s’appeler, ont décidé de créer un syndicat d’artistes engagés qui, ils l’espèrent, servira de socle pour la société civile. Le Synaproci (Syndicat national des artistes professionnels de Côte d’Ivoire) luttera pour l’indépendance financière en réclamant l’application d’une protection de la propriété intellectuelle. Il défendra aussi certaines idées, comme l’éducation, la santé, la liberté d’expression ou l’accès équitable aux ressources du pays.