Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Chine : vers la crise économique ?

Mylène Gaulard, qui enseigne l’économie à l’Université de Grenoble, a publié en 2014 « Karl Marx à Pékin. Les racines de la crise en Chine capitaliste » (Démopolis). Elle fournit une analyse des difficultés actuelles de l’économie chinoise et développe son point de vue sur l’évolution de la Chine depuis 19491.

Henri Wilno – Beaucoup d’auteurs sont d’accord pour caractériser comme capitaliste la Chine d’aujourd’hui. Pour votre part, vous soutenez que la Chine n’a jamais présenté de caractéristiques socialistes. Pouvez-vous préciser ce point ?

Mylène Gaulard – L’un des objectifs de Karl Marx à Pékin est de bien faire prendre conscience que toutes les caractéristiques spécifiques du capitalisme se sont progressivement renforcées après la prise du pouvoir du PCC en 1949 [1]. N’ont ainsi jamais été remis en question ni le salariat, ni l’accumulation du capital, et encore moins la puissance de l’Etat et son implication dans le développement de l’appareil productif… Cette omniprésence de l’Etat, loin d’être un trait « socialiste », est simplement analogue aux phases initiales du développement capitaliste en Europe même.

Ce qui me semble intéressant pour mieux appréhender aussi bien la Chine que l’URSS, c’est de comprendre leur phase de transition du mode de production asiatique (concept présent chez Marx, rejeté pendant des décennies par les auteurs staliniens, mais magistralement développé par Karl Wittfogel), dans lequel une bureaucratie contrôle un vaste territoire sur lequel des grands travaux doivent être menés, vers le capitalisme. Les partis communistes ont pu mener cette transition, palliant en cela les déficiences initiales de la bourgeoisie nationale, pour à terme transmettre progressivement les rênes du pouvoir économique à cette dernière.

Où en est la réforme économique ? Quels sont les groupes sociaux qui ont gagné à la réforme et ceux qui y ont perdu ?

La Chine est dans un processus de réforme permanent depuis la décennie 1980. Derrière cela, il faut surtout voir la capacité d’adaptation du mode de production capitaliste aux difficultés rencontrées. La « libéralisation » économique amorcée dès la fin de la décennie 1970 est ainsi liée à la nécessité de transmettre progressivement l’appareil productif à une bourgeoisie suffisamment développée et capable de prendre le relais de la bureaucratie pour renforcer le processus d’accumulation et l’exploitation des travailleurs qui l’accompagne. Toujours dans le même objectif de renforcer la compétitivité de l’économie chinoise, la réforme consistait durant la décennie 1990 à encourager encore davantage l’intégration de la Chine au commerce international et à prendre des mesures pour attirer les entreprises étrangères.

Enfin, depuis la décennie 2000, le gouvernement ne cesse de proclamer sa volonté d’instaurer une « société harmonieuse », dans laquelle la consommation serait stimulée et la classe moyenne élargie, afin de faire face à un excédent commercial de plus en plus faible et aider l’appareil productif à trouver de nouveaux débouchés sur le marché intérieur. Dans tous les cas, ce sont bien les intérêts des capitalistes qu’il s’agit de préserver en soutenant le processus d’accumulation, et la classe ouvrière, sur laquelle pèse une exploitation de plus en plus forte, subit de plein fouet cette évolution.

Comment s’articule le ralentissement actuel de l’économie chinoise et la crise capitaliste internationale ?

Après le déclenchement de la crise internationale de 2007-2008, il était fréquent d’évoquer un « découplage » entre la croissance économique des pays développés et celle des émergents, notamment celle de la Chine. Cependant, depuis 2007, l’excédent commercial chinois n’a cessé de chuter, pour ne plus représenter que 3 % du PIB (contre 9 % en 2007), ce qui s’explique aussi bien par le ralentissement des Etats-Unis et de l’Europe que par une moindre compétitivité liée à la hausse des salaires observée dans les provinces côtières.

Dans le même temps, la Chine connaît depuis l’année dernière un début de fuite de capitaux étrangers qui s’étaient investis sur le territoire afin de trouver une rémunération plus intéressante que dans les pays développés en crise. Il y a aussi des sorties de capitaux nationaux. Cette fuite des capitaux explique en partie que des secteurs spéculatifs comme l’immobilier connaissent un début d’essoufflement, et commencent à plomber la croissance du PIB. Finalement, la Chine n’est donc pas déconnectée des grandes perturbations internationales, et de la même manière que le ralentissement des Etats-Unis et de l’Europe de l’Ouest a fini par se répercuter sur son économie, on peut craindre qu’une moindre croissance chinoise ait de graves répercussions sur nos pays.

Vous donnez beaucoup d’informations sur la crise de l’immobilier : en quoi est-elle révélatrice, non seulement sur le plan économique mais aussi social et quant au rapport entre les différents échelons politiques et administratifs ?

La bulle immobilière, avec la baisse des prix rencontrée depuis le début de l’année 2014 présageant d’un éclatement imminent, est révélatrice des difficultés économiques du pays ; les entreprises, privées et publiques, chinoises et étrangères, ont investi massivement dans ce secteur depuis le début de la décennie 2000 faute d’investissements rentables dans le reste de l’appareil productif. Les collectivités locales, sur lesquelles repose la majeure partie des dépenses publiques (80 % des dépenses sociales), ont joué un rôle important dans le gonflement de cette bulle, notamment parce qu’elles réussissaient à sortir près de 50 % de leurs revenus du secteur immobilier et foncier.

Souhaitant attirer les populations les plus aisées, les communes et les différentes provinces ont aussi massivement investi dans l’immobilier de luxe, contribuant à rendre l’accès au logement de plus en plus difficile pour les catégories les plus pauvres (et ce malgré la volonté du gouvernement central de construire davantage de logements sociaux).

Quels sont les points essentiels de fragilité de l’économie chinoise ? La crise immobilière latente ? Le système financier informel ? Les tendances à la surproduction de l’industrie ? Une chute brutale de la croissance est-elle vraisemblable dans un proche avenir ?

Comme je vous le disais précédemment, la fragilité principale de l’économie chinoise est la faible rentabilité de l’appareil productif. Pour expliquer cela, nous pouvons reprendre la thèse de Karl Marx sur la baisse tendancielle du taux de profit. Il a été possible de mettre en évidence une baisse effective du taux de profit en Chine depuis le milieu de la décennie 1990. La hausse du taux d’exploitation ne suffit pas à compenser la baisse de l’efficacité du capital, c’est-à-dire le fait que de moins en moins de valeur ajoutée soit dégagée relativement aux investissements réalisés. Cette baisse du taux de profit explique que les investisseurs se soient de plus en plus orientés vers des secteurs spéculatifs comme l’immobilier pour rentabiliser leur capital, ce qui ne peut que déboucher sur l’éclatement de la bulle que j’évoquais précédemment.

Dans le même temps, aussi bien cet appareil productif de moins en moins rentable que le secteur de l’immobilier ont fait reposer leurs investissements sur des prêts, accordés par le secteur formel pour les plus grandes entreprises mais surtout par l’informel pour les autres, faisant croître le taux d’endettement privé et public à plus de 200 % du PIB. Avec une croissance économique qui ne cesse de chuter, prévue officiellement pour dépasser à peine 7 % en 2014, alors que jusqu’en 2011, elle avoisinait plutôt les 10 %, les créances insolvables menacent d’être de plus en plus nombreuses, et le secteur bancaire connaît des difficultés majeures depuis l’année dernière, avec une crise de confiance révélée notamment par des hausses dangereuses et de plus en plus fréquentes des taux interbancaires.

Certains économistes occidentaux ont une solution « clef en main » pour la Chine : le passage d’un modèle basé sur les exportations à un modèle basé sur la consommation. On peut être sceptique et penser que cette évolution ne se ferait pas sans conflits au sein du groupe dirigeant. Que pensez-vous des évolutions possibles ?

Oui, il est fréquent depuis plus de dix ans maintenant de prôner le passage à un modèle reposant davantage sur le marché intérieur. En raison de problèmes de surproduction croissants, et de capacités de production oisives atteignant près de 50 % dans de nombreux secteurs, mais aussi de la perte de compétitivité internationale liée à la hausse du coût du travail, il apparaît clairement que les exportations ne sont plus suffisantes pour stimuler la croissance économique.

C’est pourquoi sous la pression de nombreux mouvements sociaux, les autorités tentent à la fois de réformer le système de sécurité sociale, afin d’inciter la population à plus consommer et moins épargner, mais aussi de relever rapidement le niveau du salaire minimum (hausse de plus de 40 % depuis 2009 dans les différentes provinces). Cette évolution renforce la perte de compétitivité des entreprises chinoises, et il est évident qu’elle ne pourra se poursuivre durablement : l’été dernier, la croissance de la production industrielle a notamment connu un ralentissement inquiétant, et face à cela, le gouvernement risque probablement de renforcer la répression des mouvements sociaux de plus en plus nombreux menaçant le processus d’accumulation.

Mylène Gaulard

Mylène Gaulard, qui enseigne l’économie à l’Université de Grenoble, a publié en 2014 « Karl Marx à Pékin. Les racines de la crise en Chine capitaliste » (Démopolis). Elle fournit une analyse des difficultés actuelles de l’économie chinoise et développe son point de vue sur l’évolution de la Chine depuis 19491.

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