Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Chine : D’une classe ouvrière à l’autre

Entre l’époque maoïste et aujourd’hui, la structure du prolétariat chinois (composition, statut social, niveau de vie, conscience…) a été profondément modifiée. On est même en présence d’une classe ouvrière totalement différente.

Depuis 1911, la Chine a vécu un siècle de révolutions et contre-révolutions, de « modernisations » successives (1). La structure de classe du pays a été par deux fois bouleversée : après la conquête du pouvoir par le Parti communiste (PCC) en 1949, puis dans la foulée des réformes procapitalistes introduites au fil des années 1980-90. Chaque couche sociale a été remodelée. Certaines se sont désintégrées, ont émigré, comme la gentry – ces notables imposant leur lois dans le monde rural – ou, dans le monde urbain, la bourgeoisie commerçante et industrielle.

D’autres sont nées, comme la bureaucratie, cette « caste » tirant profit de son contrôle exclusif de l’État – ou encore se sont reconstituées, mais alors sous une forme nouvelle. Ainsi, l’actuelle bourgeoisie chinoise présente un visage bien différent de celui qui fut auparavant le sien. Elle n’est plus attachée par un lien de subordination à l’impérialisme, mais diablement conquérante ! Elle a les caractéristiques originales d’une « bourgeoisie bureaucratique », pour reprendre la formule d’Au Loong-Yu.

Ni la paysannerie ni la classe ouvrière n’ont été exemptes de tels bouleversements. Révolutions et contre-révolutions ont provoqué des modifications radicales dans le statut, la composition et la conscience de soi du prolétariat (ainsi que des paysans, mais ce n’est pas l’objet ici). Ces bouleversements présentent des traits forts particuliers qui renvoient notamment aux spécificités du régime maoïste.

Après la révolution de 1949 : un statut envié

Il y a un siècle, la Chine a connu ses premières vagues d’industrialisation. La classe ouvrière industrielle n’en restait pas moins très minoritaire, estimée à 1, 5 million au début des années 1920 pour au moins 250 millions de paysans. Elle n’était concentrée dans de très grandes usines qu’en certaines régions seulement : métropoles côtières au sud, bassin fluvial du Moyen-Yangzi, Mandchourie au nord… Une grande partie de la production textile provenait toujours du secteur artisanal et le gros du semi-prolétariat urbain était composé de précaires, le « petit peuple » des coolies (manœuvres, journaliers, porteurs).

Le jeune mouvement ouvrier a joué un rôle important dans la révolution de 1925, mais a été écrasé par la contre-révolution de 1927, puis soumis à l’occupation japonaise. Décimé dans les villes, le Parti communiste a perdu l’essentiel de son implantation initiale. Après la défaite japonaise de 1945, la classe ouvrière a mené quelques grandes grèves défensives en réaction à l’hyperinflation, mais elle n’avait plus d’organisations et de traditions politiques qui lui soient propres.

Pour l’essentiel, c’est une nouvelle classe ouvrière qui s’est formée en République populaire de Chine. De 3 millions avant 1949, elle passe à 15 millions en 1952 et près de 70 millions en 1978. Recrutés dans le cadre d’une politique massive de salarisation (« bas salaires, nombreux emplois »), les travailleurs urbains du nouveau secteur d’État bénéficiaient seuls du statut fort prisé d’« ouvrier et employé » avec ses avantages sociaux : logement, tickets donnant droit à des céréales, financement des études des enfants, service de santé, magasins d’achat, garantie de l’emploi à vie, retraite… Chaque travailleur était affecté à une entreprise et à une unité de travail comme, en France, des fonctionnaires sont assignés à un poste. Un ouvrier arrivant à l’âge de la retraite pouvait fréquemment transmettre son statut à un membre de sa famille.

Bénéficiant d’importants privilèges par rapport au reste de la population (compte non tenu des cadres du parti-Etat), la classe ouvrière a longtemps fourni une base sociale solide au régime maoïste, étant parfois mobilisée contre des intellectuels et étudiants contestataires. Elle avait une haute conscience sociale de soi, mais pas d’autonomie politique : elle restait subordonnée au PCC en l’absence de syndicats indépendants ou de pluralisme politique.

Une défaite historique

La classe ouvrière du secteur d’État fut la dernière a être impactée par la crise du régime maoïste, mais elle n’a pas échappé au tumulte de la « révolution culturelle » (1966-1968), où les travailleurs précaires (il y a en toujours) sont par ailleurs précocement intervenus. À l’occasion de cette crise majeure, des revendications sociales et démocratiques profondes se sont exprimées, mais peu de mouvements radicaux ont su se libérer des luttes de pouvoir au sein du parti-Etat. Faute de perspectives, le soulèvement social a sombré dans l’hyper-violence fractionnelle. Avec l’appui de l’armée, le chaos a laissé place à une dictature bureaucratique particulièrement intolérante.

Le retour au pouvoir de Deng Xiaoping, débuté en 1976, a été vécu comme un retour à la raison politique : dégel culturel, pragmatisme affiché, décollectivisation partielle des campagnes, coopératives ouvrières…

Initialement, les réformes socio-économiques n’apparaissaient pas procapitalistes, bien qu’elles aient en fait ouvert, en deux décennies, la voie à un nouveau capitalisme chinois. Cependant, l’assouplissement du régime a libéré les tensions sociales : grèves ouvrières (1976-77), marches paysannes, mouvement démocratique (1978-79)… La contestation a culminé en 1989, plaçant la direction du PCC (très divisée) devant un choix décisif : démocratiser plus avant ou réprimer brutalement. L’armée a écrasé les manifestants de la place Tien Anmen de Pékin, la répression s’est abattue dans les provinces. La défaite des résistances sociales a été profonde.

La renaissance d’un capitalisme chinois condamnait à disparaître la classe ouvrière formée sous le régime maoïste. Idéologiquement, l’enrichissement (de certains) et non plus le Travail était à l’honneur. Nombre d’entreprises d’État devaient être préparées à la privatisation, les rythmes de production accélérés, les protections démantelées.

La classe ouvrière du secteur d’État a opposé une résistance sourde et massive (ponctuées de violentes explosions) à ce programme de réformes. Bien des directeurs d’entreprises ont préféré négocier un compromis plutôt que d’affronter leurs salariés. Le prolétariat chinois était incapable d’offrir une alternative politique au régime, mais le régime était incapable d’imposer sa politique au salariat. Il a donc décidé de retirer en bloc cette classe ouvrière rétive de la production. Quelque 40 millions de travailleurs du rang ont été mis à la retraite d’office, pour faire place nette.

Un nouveau prolétariat : les sans-papiers de Chine

En France aussi, des fonctionnaires sont remplacés par des salariés au statut « privé » – mais ledit secteur privé existe déjà. En Chine, une couche de travailleurs qualifiés, de techniciens et ingénieurs issus du secteur étatique a été maintenue en activité ; pour le gros du salariat, il a cependant fallu créer une nouvelle classe ouvrière dont la paysannerie a, une fois encore, fourni les gros bataillons.

Le régime a abusé d’une main-d’œuvre corvéable à merci, les sans-papiers chinois. Les paysans ne peuvent en effet se déplacer à volonté dans leur propre pays ; ils ont besoin d’un permis pour s’établir ailleurs que dans leur village d’origine. Cette mesure administrative remonte à fort loin, mais elle a été utilisée par le PCC pour limier l’exode rural vers les centres urbains et les régions côtières, ainsi que pour renforcer son contrôle politique.

L’exode rural a néanmoins fini par s’enclencher, créant une masse de clandestins d’autant plus facile à surexploiter qu’elle est formée de ruraux déracinés, sans tradition collective de lutte, sans connaissance du droit social, qui attendent de repartir au village. De quoi faire le bonheur d’un capitalisme sauvage et nourrir ses zones franches !

La Fédération des syndicats de Chine – seule organisation syndicale légale – n’a rien fait pour aider les « migrants de l’intérieur ». En revanche, de très nombreuses initiatives civiques ont fleuri, à la frontière de la légalité, pour leur porter aide. Des écoles ont été créées pour accueillir leurs enfants qui, sinon, auraient été privés de scolarité. Des « avocats aux pieds nus » (en référence aux « médecins aux pieds nus » du temps de la révolution) se sont mis gratuitement à leur disposition pour les informer de leurs droits. Des enquêtes et des campagnes ont été menées pour dénoncer les graves dangers sanitaires auxquels ils étaient soumis (empoisonnement par produits toxiques…). C’est tout un tissu solidaire qui s’est constitué à cette occasion.

La seconde génération de migrants arrive maintenant sur le marché du travail. À la différence de ses parents, elle ne compte pas retourner au village et connait l’environnement social dans lequel elle est née. Comme en France, le suicide peut être la réponse à des conditions de travail intolérables, mais cette génération est mieux armée que la précédente pour lutter – d’autant plus que le manque de main-d’œuvre se fait sentir. Le pouvoir est ainsi obligé d’assouplir les règles concernant le déplacement des (ex)ruraux. Des luttes il y en a, et elles engrangent des gains revendicatifs. C’est de cette génération que traite l’interview d’Au Loong-Yu et Bai Ruixue publié dans les pages suivantes.

L’organisation reste le talon d’Achille de la seconde génération de migrants intérieurs. Les syndicats officiels sont depuis longtemps les courroies de transmission du pouvoir (ou des employeurs), on les imagine mal devenir instruments de contestation sociale ou politique. Le parti-Etat n’accepte toujours pas la création d’organisations indépendantes – et garde les moyens de l’interdire. On est ainsi placés face à une double impossibilité. Il semble encore trop tôt pour savoir comment elle sera surmontée. Mais elle le sera.

Note

1 Voir, sur ESSF (articles 11137 et suivants), Pierre Rousset, « La Chine du XXe siècle en révolutions », http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article11137

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