Édition du 17 décembre 2024

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Charte des valeurs québécoises

Charte des valeurs québécoises : un projet incohérent et irresponsable

Le ministre des Institutions démocratiques, Bernard Drainville, a finalement dévoilé les grandes orientations du gouvernement dans l’épineux dossier de la Charte des valeurs québécoises. Des propositions qui, de son propre aveu, ont pour objectif de définir des règles claires pour tout le monde et, ce faisant, favoriser l’intégration et la cohésion sociale. Ce sont là des intentions louables et nul ne peut nier, à ce point-ci, la pertinence du débat. Cependant, en regard du projet qui nous a été présenté, on voit mal comment le gouvernement arriva à ses fins. En analysant soigneusement le contenu des propositions, on remarque que celles-ci sont truffées d’incohérences et d’approximations au point où il devient tenant de croire que tout cela n’est au fond qu’une stratégie électoraliste - de diversion et/ou de division - ou encore une tentative (extrêmement maladroite soit dit en passant) de mousser l’option souverainiste au Québec. Quoi qu’il en soit, je veux ici exposer les raisons pour lesquelles je crois que le projet de Charte des valeurs québécoises est un mauvais projet pour le Québec.

Avant même que son contenu ne soit dévoilé, il s’est dit beaucoup de choses à propos de cette Charte. Certains, comme moi, appréhendaient le pire et il apparaît maintenant que ces craintes étaient largement justifiées. Ce qui choque d’emblée dans ce projet, c’est son aspect liberticide et discriminatoire. L’interdiction tous azimuts des signes religieux chez les agents de l’État est une mesure excessive et mal avisée qui ne répond à aucun besoin réel. Évidemment, il n’est pas question d’affirmer que les droits et libertés individuelles seraient absolus ou illimités. Cependant, dans une démocratie libérale comme la nôtre, ils constituent une norme de base à laquelle toute entorse ou limitation nécessite une justification forte. Or, dans le présent projet, il apparaît qu’aucun motif n’arrive à satisfaire cette exigence de justification.

Le premier motif invoqué par le gouvernement pour justifier l’interdiction des signes religieux est la neutralité des institutions de l’État. Entendu ici que la neutralité apparente des employés de l’État serait une condition nécessaire au bon fonctionnement des institutions. C’est là une prémisse bien fragile, car pour convaincre, il faudrait que ses défenseurs arrivent à démontrer hors de tout doute raisonnable que les croyances religieuses des individus interfèrent avec l’exercice de leur jugement professionnel. Devant une telle difficulté, il apparaît plus sage de s’en tenir à l’exigence selon laquelle l’État, pour assurer la neutralité de ses institutions, doit éviter d’appuyer ses choix ou de fonder les normes institutionnelles sur une conception du monde et du bien particulière, qu’elle soit religieuse ou séculière. Ce faisant, on distingue la neutralité de l’État de celle des individus tout en rappelant que la laïcité est avant tout un arrangement institutionnel et non une valeur qu’il conviendrait d’imposer aux individus.

Le second motif est l’égalité entre les femmes et les hommes. C’est là, de toute évidence, une valeur fondamentale de la société québécoise pour laquelle on observe un large consensus. Cela dit, il est étonnant d’entendre les ténors du Parti québécois marteler ad nauseam ce principe comme s’il s’agissait de quelque chose à inventer. Faut-il leur rappeler que l’égalité homme-femme est déjà protégée par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne ? Se pose alors la délicate question de la hiérarchisation des droits. L’égalité homme-femme devrait-elle avoir préséance sur les autres droits, notamment la liberté de religion ? C’est là une approche hautement problématique, car elle risquerait d’imposer un cadre rigide d’interprétation qui aurait pour effet de complexifier ou de dénaturer l’objectif et l’application de la Charte québécoise des droits et libertés. L’équilibre des droits assure au contraire une meilleure prise en charge des situations litigieuses puisqu’il est conforme au système d’arbitrage sur lequel repose l’ensemble de nos tribunaux.

Ce qui pose par ailleurs problème avec les propositions du ministre Drainville, c’est l’incohérence et la dimension arbitraire de l’application de la règle d’interdiction. On parle carrément d’une laïcité à deux vitesses ici. Il y a d’abord la délicate question des signes dits « ostentatoires ». Le gouvernement aura beau afficher ses petits pictogrammes un peu partout, il n’en demeure pas moins qu’il sera difficile de tracer la ligne entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Qui plus est, il est difficile de ne pas y voir une approche qui, volontairement ou non, aura pour effet d’exclure de la fonction publique toute personne dont la pratique religieuse vient avec l’obligation de porter un signe religieux. Ironie du sort, ce sont d’ailleurs ces mêmes personnes qui se trouvent à être déjà sous-représentées dans nos institutions. Bref, rien pour favoriser l’inclusion et l’intégration économique des personnes issues des minorités.

Pires encore seraient les problèmes liés au droit de retrait. Alors que les décideurs demandaient des règles claires et cohérentes pour encadrer les demandes d’accommodement, on leur ajoute carrément un fardeau - à la fois moral et administratif - en rabattant sur eux le poids de la décision. Sur la base de cette disposition, nous pourrions vraisemblablement nous retrouver avec davantage de problèmes que nous en avons en ce moment. Quels critères devraient présider à l’ensemble des décisions prises par les conseils d’administration ? Comment assurer l’harmonisation des pratiques en établissements ? Comment tout cela pourrait-il être gérable sur le plan juridique ? Comment, par ailleurs, expliquer à une enseignante dans un cégep de la région de Québec qu’elle n’a pas le droit de porter son hijab alors qu’une enseignante de Montréal peut le faire ? Bref, on imagine bien mal comment tout cela pourrait apaiser les craintes et susciter l’adhésion de tous.

On notera au final que le projet de Charte des valeurs québécoises est non seulement incohérent, mais aussi irresponsable. Incohérent puisque comme nous venons de le souligner, les propositions ratent carrément la cible, à savoir
la nécessité d’offrir aux Québécois un cadre législatif clair afin de baliser les demandes d’accommodement tout en respectant les libertés et les droits fondamentaux de tous les Québécois. Et irresponsable, car fondé sur des motifs nébuleux et défendu sur la base d’arguments qui sont le plus souvent fallacieux, voire carrément erronés. Le Québec mérite mieux que ça.

Sébastien Lévesque

Professeur de philosophie et chroniqueur politique sur Huffington Post Québec.

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