Édition du 19 novembre 2024

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Débats

Ceci n’est pas du confusionnisme

Intitulée « Ceci n’est pas un complot », la vidéo que le réalisateur Bernard Crutzen a consacrée au traitement médiatique de la pandémie s’est répandue comme une trainée de poudre : plus de 500.000 vues en une semaine.

Gauche Anticapitalisme
15 février 2021

Par Daniel Tanuro

La référence à Magritte – « Ceci n’est pas une pipe » – est transparente : ce qui se dit dans les média est un mensonge démenti par la réalité. Crutzen ne va pas aussi loin sur cette voie que le réalisateur de « Hold-Up », mais il avance bien dans la même direction. Comme il l’explique dans une interview (1), le réalisateur a voulu montrer que « la pandémie n’est pas si grave que ça », qu’on « se base sur des chiffres qui ne veulent rien dire » et que « le réel nous a été caché » pour éviter le débat démocratique et imposer la vaccination voulue par les firmes.

Tout et n’importe quoi

Pour convaincre, B. Crutzen ramasse sans aucun discernement tout et n’importe quoi : la manifestation anti-masques à Berlin le 29 août 2020 (convergence douteuse entre les fascistes de l’AfD et certains ultragauches) ; une action d’America’s Frontline Doctors, cette secte étasunienne de médecins trumpistes (dont la fondatrice, Simone Gold, a participé à l’assaut contre le Capitole)(2) ; le propos de J.F. Laterre, un médecin Bruxellois, chef de service hospitalier, qui suggère de ne confiner que « les allochtones » (ils vivent dans la « promiscuité » et sont donc les transmetteurs de la maladie…) ; un chahut des populistes au parlement italien ; des obscurantistes antivax ; le spectre du Dr. Raoult, etc. Avec de tels partenaires, nul doute que nous aurions un beau débat démocratique, n’est-ce-pas ?

Crutzen reconnaît que son film comporte « des erreurs ». Mais faire dire à des gens le contraire de ce qu’ils disent effectivement n’est pas une « erreur » mais une manipulation. Le film en comporte un bon nombre. Un exemple flagrant est la manière dont le réalisateur se sert d’une interview que lui a accordée l’anthropologue Jacinthe Mazzocchetti pour faire accroire que son film, loin d’être « complotiste », ne fait que dénoncer légitimement le complot dont Bill Gates tire les ficelles, via son financement de l’OMS et de l’AFP. L’épidémiologiste Marius Gilbert s‘est fait piéger à peu près de la même manière que Mazzocchetti. Tou.te.s deux ont critiqué publiquement les pratiques de B. Crutzen.

« Ceci n’est pas un complot » dénonce la manipulation de l’opinion publique par les médias, mais le champion de la manipulation, c’est plutôt Crutzen lui-même. La RTBF, dans son analyse de la vidéo, a montré comment le réalisateur s’est permis de découper au scalpel les propos d’un présentateur du JT pour en altérer le sens au point d’en faire une « preuve » à l’appui de sa thèse sur la « dramatisation médiatique » de la pandémie. (3) Tel est pris qui croyait prendre. Ce sont des méthodes utilisées par les médias de droite ou les médias de régimes dictatoriaux. La critique du rôle de la grande presse dans la pandémie est nécessaire, mais pas comme ça.

Le réel, selon Crutzen, c’est que « les mesures sont surtout destinées à nous faire accepter la vaccination ». Il y a d’autres solutions – l’hydroxychloroquine, l’artemisia, l’immunisation collective appliquée en Suède… On refuse d’en débattre parce que « le privé est à la barre » via « les experts » qui ont une « place disproportionnée » et de « nombreux conflits d’intérêt ». D’ailleurs, « qui est à la commande de la crise ? », demande Crutzen dans l’interview à BAM ? Sa réponse est digne de Georges-Louis Bouchez : « Frank Vandenbroucke, accusé de corruption lors de l’affaire Agusta, et Mark Van Ranst, qui a des conflits d’intérêt ». Pour rappel, Vandenbroucke n’a pas été acheté par Agusta : ayant découvert l’argent versé à la social-démocratie par le constructeur d’hélicoptères, il a cherché à s’en débarrasser en le brûlant ; c’était idiot, pas vénal.

La vraie critique reste à faire

« Ceci n’est pas un complot » comporte des accents anti-système. Certains sont justes, comme la dénonciation de l’austérité appliquée au secteur des soins. D’autres sont absurdes : aller chercher chez un financier comme Ugeux la confirmation du fait que « le virus est un écran de fumée » pour faire croire que « c’est à cause de lui qu’on doit confiner alors que le système est en train de se casser la figure », c’est du grand n’importe quoi. Comme si le but occulte du Capital était de confiner tout le monde, de provoquer la crise de secteurs entiers (tourisme, aviation, etc.) et de forcer les gouvernements à mettre au frigo les dogmes néolibéraux pour soutenir vaille que vaille les revenus de millions de gens (au prix de l’envolée des dettes publiques) !

Le film de Crutzen fait la part belle à Alexandre Pennasse (de Kairos), qui a eu son heure de gloire médiatique en interpellant Wilmès sur la supposée compromission à tous les niveaux avec les firmes pharmaceutiques. Pour le réalisateur, « la place disproportionnée » des « experts-qui-ont-des-conflits-d’intérêt » prouve que Bill Gates et le Big Pharma sont à la barre de la gestion sanitaire. En réalité, la place des expert.e.s prouve avant tout que les gouvernements étaient à ce point englués dans la gestion néolibérale qu’ils ont été pris au dépourvu par une pandémie… que les expert.e.s prévoyaient depuis quinze ans au moins. On doit certes dénoncer le fait que la politique de financement de la recherche impose de plus en plus la collaboration avec l’industrie, mais ce n’est pas aux chercheurs qu’on doit jeter la première pierre.

Ce qui est déplorable, c’est que les thèses sommaires de B. Crutzen détournent l’attention de la critique de gauche à faire de la gestion sanitaire (et de l’appui que les média lui donnent). À savoir qu’il s’agit d’une politique de classe, qui, bien au-delà de Bill Gates et du Big Pharma, hiérarchise très clairement les priorités en fonction des intérêts capitalistes, tout en escamotant les origines écologiques de l’émergence des zoonoses(4). En résumé, au risque d’être schématique, voici comment cette hiérarchisation s’organise : 1°) maintenir l’activité ouvrière dans les secteurs productifs de survaleur, 2°) garder les écoles ouvertes pour que les employé.e.s puissent travailler en télétravail, 3°) maintenir l’activité dans les transports (de la main d’oeuvre et des marchandises) et la grande distribution (réalisation de la survaleur), 4°) céder le moins possible aux exigences de refinancement du système de soins, 5°) faire de la vie sociale, familiale, associative, culturelle la variable d’ajustement pour éviter la surcharge du système de santé (au mépris des situations des femmes, des racisé.e.s, des personnes en handicap, des détenu.e.s, etc.) 6°) charger la répression policière et judiciaire de verrouiller le tout. Un docu qui aurait décortiqué ça – et l’absence de toute critique de « ça » par les média – aurait été extrêmement utile. C’est peu dire qu’il reste à faire.

A gauche, trois erreurs de logiciel

Il est troublant que tant de gens de gauche se soient fourvoyés à saluer « Ceci n’est pas un complot ». L’habileté du réalisateur est de présenter son film comme une « info alternative » à celle de ce « quatrième pouvoir » dont la population a des raisons de se méfier. Or, sous couvert de critique des média, « Ceci n’est pas un complot » fait surtout passer des « faits alternatifs », comme a dit un jour une porte-parole de Donald Trump(5). Le réalisateur lui-même ne semble pas être de droite, mais son film n’est en rien incompatible avec le discours libéral et avec la gestion libérale de l’épidémie (dénoncer la dramatisation de l’épidémie, n’est-ce pas ce que Maggie De Block faisait, en parlant de « petite grippe » ?(6) Est-ce par hasard que Crutzen épargne cette calamiteuse ministre de la Santé ?. Du coup, on est amenés à s’interroger sur les erreurs de logiciel qui peuvent favoriser la porosité entre une certaine gauche et son contraire. J’en vois ici trois en particulier.

Première erreur : l’idée que « tout serait dans l’économie ». Elle s’exprime très clairement chez Crutzen dans son refus d’admettre que le virus est un vrai problème objectif, qui émerge de la nature agressée, ignore les intérêts établis et se moque des lois du marché. Au lieu de souligner le lien zoonoses-destruction écologique par le capitalisme, au lieu d’explorer les conséquences gravissimes de cette réalité inattendue – qui nous fait entrer dans ce que l’IPBES appelle « l’ère des pandémies »(7), au lieu d’attaquer les médias pour leur quasi-silence sur cet aspect décisif… Crutzen l’ignore et choisit de banaliser l’impact de la maladie. La gauche qui ne voit pas le problème de cette approche montre qu’elle est encore loin d’avoir intégré le défi écologique.

Deuxième erreur : l’idée des « médiamensonges ». La recette a fait ses preuves chez les staliniens (Michel Collon) aussi bien que chez les fascistes (Hitler dénonçait la « Lügenpresse »). Elle consiste à prétendre que tout ce que rapporte la grande presse est faux. Cela permet ensuite de dire n’importe quoi, et même de donner à des contre-vérités énormes l’apparence d’une critique rigoureuse et démocratiquement légitime. La gauche doit sans aucun doute faire une critique du rôle des médias dans la pandémie. Mais cette critique doit être menée sur base de la réalité (ou en s’approchant le plus possible de la réalité) de la pandémie, pas sur base du déni de celle-ci.

Troisième erreur : l’idée que la logique capitaliste ne laisserait dans l’histoire humaine aucune place au hasard et au rôle des individus (par exemple, le hasard d’un gouvernement en affaires courantes, ou le rôle que des journalistes peuvent jouer comme individus, en dépit de la domination capitaliste sur la presse).

Le piège du confusionnisme

Ces trois erreurs de logiciel renvoient à une conception extrêmement simpliste et mécaniste de ce qu’est le matérialisme historique(8). En effet : 1°) pour Marx, le matérialisme de l’histoire n’est pas coupé du matérialisme des sciences naturelles (au contraire, la nature est « le corps inorganique de l’homme », écrit-il). Ignorer l’origine écologique du virus, c’est faire comme les gouvernements que l’on critique, et partant cautionner le matérialisme vulgaire de la classe dominante. 2°) le fait que Marx décrit le capital comme un « automate » dominant la société en dernière instance n’implique absolument pas que tout évènement de la vie sociale et politique serait prédéterminé par « la classe capitaliste » (a fortiori par Bill Gates et le Big Pharma !) avec la complicité de « la presse capitaliste » comme outil de propagande. Il y a des fractions de classe, des couches sociales, des idéologies rivales, des individus qui jouent un rôle relativement autonome.

Vandenbroucke et De Block, Merkel et Johnson, Macron et Trump sont tous des gestionnaires politiques du capitalisme, mais leurs politiques face à l’évènement pandémie représentent des manières différentes de servir celui-ci. Ecraser ces différences derrière l’affirmation que « le virus est un écran de fumée » entretenu par les média pour cacher les plans du Big Pharma et de ses experts stipendiés, c’est brouiller les cartes. Ce brouillage délibéré porte un nom : le confusionnisme. Celles et ceux, à gauche, qui se laissent prendre au piège risquent de se retrouver un jour du côté des partisans de Trump… au nom de la démocratie… sans comprendre comment ils et elles sont passé.e.s d’un côté à l’autre du spectre politique. À bon entendeur.

Voici la vidéo auquel l’auteur fait référence

Notes

1- https://bam.news/web-tv/interview-bam-de-bernard-crutzen-pour-son-documentaire-ceci-n-est-pas-un-complot/?fbclid=IwAR1w25HB2A_DBZ7RLlZUuPs60XztLeCxOHWEpDh1-mqwIFWHVJooILaHW8U

2- https://www.washingtonpost.com/investigations/simone-gold-capitol-riot-coronavirus/2021/01/12/d1d39e84-545f-11eb-a817-e5e7f8a406d6_story.html?fbclid=IwAR3ETuD3EJ8xlx5vWsLisu7gU6vs9-7MfrPcQXACQOndCRKkeAdMsUPdegY

3- https://www.rtbf.be/info/medias/detail_ceci-n-est-pas-un-complot-au-dela-de-certains-sous-entendus-quels-sont-les-faits?id=10694842&utm_source=rtbfinfo&utm_campaign=social_share&utm_medium=fb_share&fbclid=IwAR2NsTWo11TRVq1jAHiplVpOECY0xuzCQzFDzbbWwMUsh9Jq7q9vVPTxlXc

4- Les zoonoses sont des maladies et infections qui se transmettent des animaux à l’être humain

5- L’expression « faits alternatifs » a été employée pour la première fois le 22/1/2017 par la porte-parole de Donald Trump, Kellyanne Conway, à l’appui des chiffres fantaisistes qu’elle avançait en conférence de presse, sur la soi-disant « affluence populaire record » lors de la prise de fonction de son patron…

6- https://www.dhnet.be/actu/belgique/dramaqueens-petite-grippe-premier-deces-autodementi-masques-detruits-ou-mal-commandes-le-mois-noir-et-polemique-de-maggie-de-block-5e7a4d869978e2284141c344

7- https://ipbes.net/pandemics

8- Cette conception est pour ainsi dire incarnée dans le film par Anne Morelli, qui croit pouvoir comparer le rôle de la presse dans la pandémie à la propagande médiatique des Etats en guerre

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