La dynamique de la crise socio-politique et économique n’a cessé de s’accentuer, depuis la date de cet entretien. « Dilma a hérité et bénéficié directement de ce système, qui a financé ses campagnes électorales » en 2010 et 2014, a accusé le sénateur du PT, Delcidio do Amaral (Mato Grosso do Sul), lui-même mis en examen dans ce dossier. Si l’ex-président Luiz Inacio Lula da Silva (2003-2010), soupçonné par la justice de corruption et blanchiment d’argent, « dirigeait le système » de pots-de-vin, « Dilma aussi savait tout », ajoute le sénateur dans un entretien à l’hebdomadaire Veja. Selon lui, Mme Rousseff et son prédécesseur « tentaient systématiquement d’entraver le travail de la justice ». Le gouvernement a riposté en disant que ces affirmations relevaient de la calomnie. L’ampleur de la crise de leadership non seulement du PT, mais de l’ensemble des partis gouvernementaux, englués dans la corruption et le clientélisme, se révèle au travers d’un indice : la Commission parlementaire qui doit mener la procédure de destitution se réunit aujourd’hui, le 21 mars. Ses travaux dureront un mois. Quelque 65% des élus « pensent » que Dilma doit être destituée. La tentative de nommer Lula à la Casa civil – et ainsi de le rendre intouchable juridiquement (immunité) – a échoué. Cela en aurait fait le patron du gouvernement et Dilma un élément décoratif.
Par contre, on ne peut que sourire en ayant connaissance de la composition de la Commission extraordinaire : on y trouve un grand nombre « d’élus » contre qui courent des plaintes pour fraudes diverses et corruption. Paulo Maluf en constitue un exemplaire historique, si l’on peut dire. Ex-maire de São Paulo, un mandat d’arrestation a été lancé contre lui par Interpol. Il ne peut quitter le Brésil.
Sur les 65 députés formant la Commission, 21 sont sous enquête pour corruption ; 40 ont touché de l’argent de Petrobras pour financer leur campagne électorale. Eduardo Cunha, président du Parlement, a des comptes en Suisse et est placé sous enquête. Or, c’est un de ses alliés qui est à la tête de la Commission d’enquête parlementaire.
Une ample crise de leadership bourgeois explose et se développe de manière chaotique, comme c’est le cas dans une telle conjoncture. Les institutions centrales de l’Etat, l’armée entre autres, vont-elles faire entendre leurs voix ? (Rédaction A l’Encontre)
Correio da Cidadania : Comment évaluez-vous les manifestations massives de ce dimanche 13 mars, qui ont mis environ cinq millions de personnes dans la rue sous le mot d’ordre de l’anti-corruption et du rejet ouvert du gouvernement Dilma ? Comment évaluez-vous leur force et leur magnitude ?
Bernardo Pilotto : Cela représente le dégoût de la population à l’égard du gouvernement. Bien que ceux qui sont descendus dans la rue ne représentent pas l’ensemble de la population, la majorité appuie les protestations et soutient les gens qui sont descendus dans la rue. Les manifestations ont montré une indignation encore focalisée sur la question de la corruption. Mais un élargissement s’est opéré en direction de thèmes plus conservateurs, à savoir une attaque contre des mesures progressistes du gouvernement, comme la Bourse Famille, et contre des programmes sociaux qui ne devraient même pas être considérés comme très progressistes.
Le gouvernement est acculé et sortira difficilement de ce bourbier dans lequel il s’est mis depuis le début du mandat de Dilma en 2015 (réélue de justesse en octobre 2014). De fait, il n’y a pas de gouvernement, et il existe maintenant un risque majeur que Dilma soit mise à l’écart, qu’elle cesse d’être la présidente de fait [suite à un impeachment abouti : mise en accusation avec démission à la clé] :et pas seulement de droit (car élue) comme maintenant.
Correio da Cidadania : Quel type de profil attribuez-vous à ces marches si massives ? Y a-t-il un groupe politique qui tende à capitaliser l’insatisfaction ou alors sont-ils tous sur la sellette ?
Bernardo Pilotto : Ceux qui tendent à capitaliser ce sont des groupes et partis de droite qui sont hors de l’establishment politique actuel, tels que le Movimento Brasil Livre (MBL) ou Vem Pra Rua [« Descends dans la rue »], qui peuvent également capitaliser par des moyens traditionnels dans le cadre d’élections, à travers des partis qui les « hébergent », mais dont ils font la critique.
Il est bien clair que des partis comme le PSDB [Parti de la social-démocratie brésilienne], le PPS [Parti populaire socialiste] ou Solidariedade ont eux-mêmes de la difficulté à dialoguer avec de tels mouvements, dès lors la cible est le PT.
Correio da Cidadania : Quelles conséquences pensez-vous que ces manifestations puissent avoir sur la politique brésilienne dans les prochaines semaines ?
Bernard Pilotto : Je pense que cela dépend de ce qu’il adviendra du dossier Lava Jato [nom donné à un système de lavage d’argent – comme de voitures –renvoyant à une corruption sans rivages, dont le centre de gravité réside dans l’appropriation d’une partie de la rente de Petrobras], qui se trouve un peu à l’extérieur du schéma politique, puisqu’il est dans les mains du pouvoir judiciaire.
Nous devrons voir quel impact – ou non – aura les aveux et délations en casacade, du sénateur Delcídio do Amaral [sénateur du PT de l’Etat du Mato Grosso do Sul] la semaine prochaine et, ce qui est le plus important, la position du PMDB [Parti du Mouvement Démocratique Brésilien qui est un allié du PT au plan gouvernemental].
Le PMDB s’est fixé un délai de 30 jours pour prendre une quelconque position, mais en vérité il ne faisait qu’attendre le résultat d’hier [l’ampleur des manifestations anti Dilma et PT]. Comme il y a eu beaucoup de monde dans la rue, le parti doit décider de lâcher le gouvernement, ce qui scellerait le destin de Dilma.
Correio da Cidadania : Croyez-vous que les critiques faites au profil de classe, à la couleur et au revenu des manifestant·e·s de dimanche soient suffisantes politiquement ?
Bernardo Pilotto : Non, cette critique ne suffit pas. Il suffit de regarder une « portion » de la manifestation pour voir que sont présents des secteurs qui dialoguent beaucoup avec la gauche, comme des fonctionnaires publics. Ces personnes représentent la tranche salariale qui va de 5 à 10 salaires minimaux, c’est-à-dire des salaires qui démarrent à quatre mille reais [quelque 900 dollars par mois actuellement].
Le fait de dire qu’il n’y avait que des riches, que l’élite dans les manifestations revient donc à fermer les yeux sur la réalité. Oui, ces manifestations sont menées par les élites ; oui, elles sont commandées par un secteur d’entrepreneurs et de professions libérales. Mais la population en général les appuie, même si une partie de celle-ci n’a pas eu envie d’y participer.
Et nous avons déjà vu des manifestations sur des thèmes plus populaires dirigées par des personnes ayant un profil de la dite classe moyenne.
Je crois que la différence de dimanche, c’est qu’il n’y avait pas beaucoup de jeunes. Ce n’est pas tant le profil économique, même si celui-ci est important, mais c’est la question de l’âge. Ceux qui sont descendus dans la rue en 2013 [manifestation de juin 2013 portant sur le prix des transports publics, sur les conditions de l’enseignement, etc.] ne sont pas descendus dans les rues en 2015 et en 2016, du moins pas à l’appel de ce mouvement.
La clé de tout cela est de réussir à entrer en dialogue avec ceux qui étaient dans les rues en 2013, parce qu’il me semble que ces gens n’étaient pas dans les rues hier, selon ce que les études faites sur le profil des manifestants démontrent.
Correio da Cidadania : Quelle issue imaginez-vous pour le gouvernement et les secteurs lulistes, eux qui, comme ils l’ont annoncé, organiseront ce mois encore leurs propres manifestations en défense du gouvernement et de la démocratie ?
Bernardo Pilotto : Les secteurs « gouvernistes » n’ont pas de voie de sortie. Ils vont rester dans une défense aveugle du gouvernement, pensant que rien n’a bougé au Brésil en termes politiques, qu’il n’existe pas une nouvelle génération, qu’il suffit de continuer en faisant tout comme ils l’ont toujours fait. Ils appellent par exemple les syndicats qui leur sont proches à organiser des actions de protestation sur les horaires de travail et en semaine. Ils ne vont donc apparemment pouvoir dialoguer avec personne d’autre que les gens avec qui ils dialoguent déjà.
Les mesures du gouvernement sont chaque jour plus conservatrices, ce qui fait que ses bases populaires se détachent encore plus de lui. Et il n’y a aucune autocritique, tout est mis sur la faute de la chaîne de télévision Globo [hégémonique dans le paysage médiatique et qui avait soutenu Lula en 2002] de Sérgio Moro [le juge qui instruit les affaires de corruption], du « coup de la droite », mais ils ne font aucune critique sur le type de gens avec qui ils sont en train de dialoguer, sur le type de secteurs auxquels ils accordent leur attention, sur leurs méthodes politiques…
Les « gouvernistes » parviendront difficilement à mettre ensemble des jeunes pour la défense de leur gouvernement.
Correio da Cidadania : Croyez-vous à la possibilité d’une réponse digne, qui soit à la hauteur des enjeux, venant de secteurs plus pauvres de la population et de travailleurs en appui au gouvernement et au PT, ou bien allons-nous avoir un gouvernement de plus en plus abandonné à son propre sort ?
Bernard Pilotto : Je crois qu’ils [les membres du gouvernement] resteront abandonnés. Le gouvernement n’offre pas de raisons d’être défendu. Ces secteurs que vous mentionnez protestent déjà tous les jours en brûlant des pneus, des bus, ou contre les expulsions [des maisons, ne serait-ce qu’à cause de la spéculation ou des constructions liées au Jeux Olympiques du 5 au 21 août 2016]. Ce sont peut-être des manifestants désorganisés du point de vue politique, mais tous les jours il y a des manifestations provenant des secteurs les plus pauvres, qui vont continuer à lutter, ne serait-ce que parce que pour eux le fait de lutter est une question de vie ou de mort.
Ils vont continuer à lutter à l’extérieur des syndicats et des appareils traditionnels qui aujourd’hui sont assez démoralisés par l’appui inconditionnel qu’ils ont par le passé donné au gouvernement.
Correio da Cidadania : Quant à la gauche « décollée » du lulisme, y a-t-il quelque chose à faire dans un moment de tel émoi et de retour à de vieux appels « gouvernistes » sur le thème d’une polarité existant entre gauche et droite et entre riches et pauvres ?
Bernardo Pilotto : Il y a beaucoup de place pour agir. Il y a une grande masse insatisfaite qui n’est pas allée dans ces protestations et qui est contre le gouvernement. De telles personnes peuvent apparaître tout à coup dans des protestations sur des revendications plus liées au champ de la gauche.
De manière générale, la gauche doit commencer à présenter des issues économiques à la crise, parce que lorsqu’on discute des voies de sorties à une telle crise, également socio-économique, le PT et le PSDB sont très proches. Les deux défendent l’austérité, l’ajustement fiscal, la réforme de la prévoyance sociale, l’augmentation des impôts, etc.
C’est pour cela qu’ils appliquent les mêmes paquets ficelés aussi bien au niveau du gouvernement fédéral que des gouvernements des Etats fédéraux. Et c’est là que s’ouvre une brèche permettant à la gauche de prendre un peu la tête du processus, en défendant une taxation des grandes fortunes, un audit des comptes publics, le combat contre la corruption.
Ainsi, la gauche peut délimiter un champ dans la société et, même si elle n’est pour le moment pas majoritaire, elle aura un potentiel pour résister au processus d’ajustement fiscal et d’austérité qui va continuer avec le gouvernement Dilma ou avec ce qui viendra ensuite au cas où la destitution aurait lieu, que ce soit Temer, Cunha, Aécio ou n’importe quelle autre option qui sera disponible au sein du système politique.
Correio da Cidadania : Pour clore, qu’avez-vous à dire au sujet de l’Opération Lava Jato, avec toutes ses nuances médiatiques, ses intérêts « orientés », ses procédures souvent mises en question par l’opinion publique ? Au-delà de tous ces aspects, comment analysez-vous cela à la lumière de l’histoire ?
Bernardo Pilotto : Lava Jato est une opération qui se propose d’investiguer sur les détournements qui se sont produits à la Petrobras depuis 2003. C’est donc un peu gênant d’entendre dire : « Et alors, qu’en est-il du gouvernement FHC ? » L’Opération Lava Jato n’est pas là pour cela, puisque les investigations portent sur les années 2003 et suivantes. Il est bon de rappeler que la Commission d’enquête parlementaire (CPI) de ce qui a été appelé la « Privataria Tucana » [un terme qui recouvre l’ample processus de privatisation mis en place par les Toucans socio-démocrates] a été étouffée devant le Congrès National lorsque Marco Maia (PT-Rio Grande Do Sul) était le président de la Chambre des députés. Cela aurait pourtant été le rôle d’une CPI que d’investiguer sur les déviances du gouvernement FHC [Fernando Enrique Cardoso, président du Brésil de 1995 au 1er janvier 2003].
Ce qui me dérange également, c’est la campagne contre Sérgio Moro. D’abord elle fait de lui un héros. Les gens pensent que si le gouvernement qu’ils n’aiment pas parle mal de Sérgio Moro, alors il doit être défendu. Au-delà de cela, les attaques sur le fait qu’il serait affilié au PSDB sont mensongères. Non pas que celui-ci ne soit idéologiquement une personne conservatrice, mais jusqu’à nouvel avis il ne fait que refléter ce que sont la plupart des juges brésiliens.
Un troisième malaise que je ressens, c’est la sélectivité de l’indignation. Parce que les arrestations et l’emprisonnement arbitraire sont pratiqués tous les jours au Brésil et que cela ne produit pas d’émotion aussi forte que lorsque cela se produit avec des « personnalités » [entre autres Lula].
Mais à part cela, le fait est que l’opération Lava Jato avance en mettant au grand jour ses problèmes. Par exemple, quand les médias connaissent déjà à l’avance ce qui va se produire et que, avant même que Lula ait reçu l’ordre de se présenter devant le juge, ils étaient déjà là à São Bernardo do Campo [où habite Lula] pour filmer le moment…
Visiblement, il existe des matches truqués ou des fuites d’informations. D’un autre côté, c’est la première fois au Brésil que des personnes corrompues ont été arrêtées. Ce n’est pas rien que le patron de l’entreprise Odebrecht soit en prison en train de purger une peine de 19 ans. Dans ce sens, l’Opération Lava Jato tire bénéfice de la Loi Anti-corruption approuvée par le gouvernement de Dilma lui-même, ce qu’il est important d’avoir en tête. (Traduction A l’Encontre, article publié dans Correio da Cidadania, le 14 mars 2016)
Gabriel Brito est membre de la rédaction de Correio da Cidadania