26 mai 2023 | tiré de Viento sur
https://vientosur.info/brasil-laberinto-reaccionario-el-peligro-de-la-derrota-historica/
- Comment en est-on arrivé à cette spirale réactionnaire et en trouverons-nous la sortie ?
Oui, il est décisif de comprendre cette spirale réactionnaire : après tout, comment cela a-t-il été possible ? Pourquoi cela s’est-il produit ? Un bon critère est de chausser les "sandales de l’humilité". Cette question sera étudiée dans les années à venir et, comme tout problème complexe, elle comporte de nombreuses déterminations.
L’avalanche bolsonariste a culminé dans une dynamique sociale contre-révolutionnaire très profonde, comparable à ce que le pays a connu sous la dictature. Les trois variables les plus importantes étaient les suivantes :
(a) un processus de transition de la majorité de la bourgeoisie d’un soutien critique aux gouvernements du PT, entre 2003 et 2013, à une opposition modérée, entre 2013 et décembre 2015, à une opposition frontale et à la destitution de Dilma Rousseff ;
(b) la défaite de la vague de mobilisations de juin 2013 - comparable seulement dans sa massivité aux Directas Ya de 1984 - qui a éclaté, pour l’essentiel, spontanément et de manière inorganisée ;
(c) qui nous conduit au tournant radical de la classe moyenne vers l’opposition aux gouvernements du PT, ainsi que de secteurs massifs de la classe ouvrière dans le Sud-Est et le Sud.
Du mensalão au Lava Jato
Ce tournant sociopolitique a commencé avec le mensalão (un mécanisme de corruption mis en œuvre par les dirigeants du PT dans le premier gouvernement Lula, établissant un compromis de "gouvernabilité" avec la droite parlementaire et les factions affairistes), a mené à la détérioration de la situation socio-économique après la crise de 2008-2009, a fait un bond en 2013, lorsque des groupes fascistes ont osé descendre dans la rue, et s’est aggravé qualitativement avec le Lava Jato, à partir de novembre 2014. Les facteurs déterminants semblent avoir été au nombre de quatre.
(a) la stagnation et la tendance à la baisse des revenus des secteurs moyens, avec l’impact de l’inflation sur les services et les augmentations d’impôts ;
(b) la perception que la vie se dégrade parce que les gouvernements sont corrompus, en particulier ceux du PT, parce que les dirigeants ouvriers au pouvoir "se graissent la patte".
(c) l’augmentation de la violence urbaine, des taux d’homicide et le renforcement du crime organisé ;
(d) la réaction d’un secteur plus rétrograde, raciste, misogyne et homophobe de la société à l’impact de la transition urbaine, générationnelle et culturelle de la société.
Résultat du processus : un mouvement politico-culturel néo-fasciste de masse est apparu. La situation réactionnaire n’a pas encore été inversée. Mais la victoire de Lula a été gigantesque. L’espoir peut vaincre la peur. Seule la lutte contre le bolsonarisme peut l’arrêter.
- Dans quelle mesure les événements de 2013 et 2015 alimentent-ils une action réactionnaire dans le pays ? Pourquoi, face à ces événements, au lieu de s’orienter vers l’extrême droite, n’y a-t-il pas eu un brusque virage à gauche ?
L’année 2015 n’a pas été la suite des événements de 2013. Il y avait un conflit en cours depuis juin 2013. Dilma Rousseff a gagné le second tour en octobre 2014. Mais nous avons ensuite subi de lourdes défaites. L’offensive bourgeoise de 2016 a été monumentale, elle a fracturé la société, elle a gagné les secteurs intermédiaires, elle a déplacé une majorité sociale qui a élu Bolsonaro en 2018. Des facteurs objectifs et subjectifs expliquent pourquoi, depuis 2016, il reste si difficile pour la classe ouvrière d’occuper la scène des grandes mobilisations :
(1) le chômage, donc la peur des licenciements, et la férocité de la lutte quotidienne pour la survie nourrissent l’insécurité sociale et le désespoir politique ;
(2) les politiques publiques des 30 dernières années, telles que la création d’un filet de sécurité sociale avec Previdência, SUS (Sistema Único de Saúde), Bolsa Família, entre autres, n’existaient pas en 1984, lors des Directas Ya, ni en 1992, lors de l’éviction de Fernando Collor de Mello, et, paradoxalement, elles atténuent l’impact de la crise économique et sociale ;
(3) d’autres réseaux qui amortissent la paupérisation croissante, tels que l’expansion des églises évangéliques, et d’autres processus, tels que l’immigration et les transferts de fonds des immigrés ;
(4) la peur croissante de la répression ;
(5) la désindustrialisation, les transformations structurelles du monde du travail, d’où une plus grande faiblesse organique des secteurs organisés de la classe et l’extension du semi-prolétariat ;
(6) le poids des défaites accumulées dans la conscience de la classe, en particulier la destitution de Dilma Rousseff, l’emprisonnement de Lula et l’élection de Bolsonaro ;
(7) les illusions en Bolsonaro ou le virage à droite d’une partie de la classe ouvrière plus conservatrice au niveau des valeurs et plus vulnérable, politiquement, au discours de la guerre contre la criminalité, voire contre la corruption ;
(8) la force de l’offensive bourgeoise et son discours selon lequel la croissance économique est une question de temps, à condition que des "réformes" soient réalisées ;
(9) le glissement de la classe moyenne vers l’extrême droite et la pression de l’impact de ses mobilisations depuis 2015-2016 ;
(10) les très graves erreurs des gouvernements du PT, en particulier les politiques de Dilma Rousseff après les élections de 2014.
Certains de ces facteurs pèsent plus et d’autres moins. Le rôle des leaders doit être inspirant. Mais l’autorité de la gauche a diminué, et de beaucoup. Même lorsque le phénomène est contradictoire. Celle du PT a beaucoup baissé et celle du PSOL a un peu augmenté.
Erreurs, déviations et horizons
Oui, il y a des responsables. Ils ont des noms et des prénoms. Mais dire que le PT est responsable en premier lieu, et le répéter chaque jour, ne changera pas l’insécurité du peuple, tourmenté dans la lutte quotidienne pour la survie. Une évaluation rigoureuse doit être juste.
Les limites du PT sont devenues évidentes : il reste attaché à un projet de régulation du capitalisme. Le défi est que même des réformes élémentaires ont précipité la réaction d’un coup d’État. Et les attentes des masses restent très faibles. La crise devra être beaucoup plus grave pour que la volonté de lutter prenne un élan plus radical.
Personne n’a le genre d’autorité que Lula avait à son apogée, pas même Lula lui-même, mais il est le dirigeant le plus respecté. La gauche manque encore d’autorité morale, politique et intellectuelle. L’autorité morale vient de l’exemple donné par Lula et Guilherme Boulos (principale référence publique du PSOL, député fédéral : ndt). Mais personne n’a l’autorité suffisante.
L’autorité intellectuelle vient de la force des idées. Dans ce domaine, nous sommes encore sur la défensive. Cela ne veut pas dire que le rapport de force social entre les classes ne peut pas changer. Bien sûr qu’il peut changer. Le rôle de la gauche doit être d’élever le niveau de conscience. Mais il ne s’agit pas seulement d’un problème de communication. Il est vrai que l’agitation dans les réseaux sociaux est insuffisante. Mais ce n’est pas le problème fondamental. La question centrale est que les grands fronts doivent croire qu’il est possible de gagner pour mobiliser des millions de personnes.
- La gauche nationale est-elle aujourd’hui capable de comprendre les nouvelles formes d’organisation du travail et, surtout, cette nouvelle classe ouvrière qui émerge dans ce scénario ?
Bien sûr, il y a une nouvelle classe ouvrière, à la fois dans ses dimensions objective et subjective. Nous avons deux composantes dans la classe. Les 37/38 millions de personnes ayant un contrat de travail, dont 12 millions de travailleurs de l’industrie, et les 13/14 millions d’employés du secteur public. L’autre composante, ce sont les 10 millions qui ont un employeur mais pas de contrat, et les 25 millions qui sont indépendants, un semi-prolétariat. Mais je suis de ceux qui affirment que les plus grands changements sont subjectifs. La classe ouvrière est un géant social. Elle est immensément grande et puissante. Mais elle ne sait pas à quel point elle est forte. Elle a perdu confiance et elle est divisée.
La gauche, en revanche, est très pluraliste. Nous avons une gauche politique organisée en partis, comme le PT, le PSOL, le PCdoB et d’autres. Nous avons une gauche sociale dans les mouvements populaires, syndicaux et agraires, noirs et féministes, étudiants et LGBT, écologistes et culturels, etc. Nous avons une gauche universitaire. Il y a des secteurs modérés et radicaux et, entre eux, de nombreux courants intermédiaires. La gauche est, pour l’essentiel, très modérée. Dramatiquement modérée.
Cependant, je pense que l’ensemble de la gauche a été secouée dans une certaine mesure par cinq changements majeurs :
(a) l’impact de la restauration capitaliste il y a 30 ans ;
(b) l’offensive néolibérale en Amérique latine et la vague de désindustrialisation ;
(c) l’émergence du réchauffement climatique ;
(d) les journées de juin 2013, il y a dix ans ;
(e) par la tragédie du coup d’État institutionnel et le danger néo-fasciste d’une défaite historique depuis 2016.
Le monde et le Brésil ont changé. La question stratégique centrale est de renverser le rapport de force social et d’ouvrir la voie à une recrudescence de la lutte de masse. Sans lutte sociale, le gouvernement Lula échouera.
- Quel devrait être le programme du progressisme de gauche au 21e siècle ? Quelle est la lutte centrale et comment est-elle abordée ?
La lutte centrale est la lutte pour le pouvoir. Une gauche qui perd son "instinct de puissance" est impuissante. Elle sera perdue sans boussole de classe. Le programme de la gauche doit être le socialisme. Un socialisme qui dépasse les tragédies du siècle dernier.
Le monde ne changera pas par le bas dans une lutte éternelle pour des concessions négociées. Même si nous avons gagné quelques droits, comme la Bolsa Familia, ils sont toujours menacés, ils sont éphémères, transitoires.
La voie ne peut être que la mobilisation permanente pour dépasser le capitalisme. Cette lutte pour la révolution brésilienne passe par la lutte pour des réformes qui peuvent mobiliser les larges masses. Mais il y a des obstacles et il faut être lucide.
Des facteurs objectifs et subjectifs expliquent pourquoi il est encore si difficile pour la classe ouvrière d’entrer en scène. Ces facteurs, cités plus haut, sont les suivants
(1) nous avons dix millions de chômeurs, quatre millions de découragés ;
(2) les politiques publiques des 30 dernières années atténuent l’impact de la crise économique et sociale ;
(3) d’autres réseaux existent pour amortir la paupérisation croissante ;
(4) la crainte accrue de la répression avec l’émergence de milices dans les périphéries et le rôle perturbateur de la criminalité organisée ;
(5) la désindustrialisation et les transformations structurelles du monde du travail ;
(6) le poids des défaites accumulées sur la conscience de classe ;
(7) le glissement à droite d’une partie de la classe ouvrière ;
(8) le glissement de la classe moyenne vers l’extrême droite ;
(9) les très graves erreurs des gouvernements du PT ; et
(10) la tragédie de la dispersion et même de la fragmentation de la gauche radicale.
- Le gouvernement Lula 3 sera-t-il un gouvernement de gauche ? Compte tenu des mouvements observés au cours des cinq mois qui ont suivi son investiture, quelle est la stratégie centrale du gouvernement ? Emprunte-t-il la bonne voie ?
Le gouvernement Lula est un gouvernement de collaboration de classe, avec des secteurs capitalistes qui sont une représentation organique de fractions de la classe dominante. Il y a des bourgeois dans le gouvernement, mais c’est un gouvernement de gestion d’entreprise "anormale", parce qu’il est dirigé par Lula et que le parti le plus important est le PT. Oui, le gouvernement est contesté. Mais tout dans la vie comporte des contradictions et est sujet à controverse.
La question stratégique centrale est que le Bolsonarisme n’a pas encore été vaincu. Bolsonaro est sur la défensive, mais l’extrême droite reste très forte. On ne peut pas soutenir le gouvernement de manière inconditionnelle. Mais on ne peut pas non plus être inconditionnellement contre le gouvernement face à la menace néo-fasciste.
La voie de la mobilisation sociale est la clé pour débloquer la situation. L’histoire du capitalisme réfute la possibilité d’une réduction progressive, croissante et ininterrompue des inégalités. Ce n’est que lorsqu’il a été sérieusement menacé par le danger révolutionnaire - par la Commune de Paris en 1871, après la Révolution d’Octobre en Russie, ou après la défaite du nazisme-fascisme, par exemple - que le capital a accepté de faire des concessions.
Aucune classe possédante, dans aucune expérience historique, n’a jamais renoncé volontairement à ses privilèges. C’est la lutte pour les révolutions qui a ouvert la voie aux réformes.
Le projet historique de réforme du capitalisme a échoué à plusieurs reprises, à d’innombrables reprises. Toutes les expériences de réforme ont été fugaces et éphémères. Dès que le capital a réussi à neutraliser la force sociale des travailleurs, il a annulé les acquis de la génération précédente pour la génération suivante.
- L’extrême droite, au Brésil et dans le monde, a-t-elle déjà connu son apogée ou dispose-t-elle encore d’une grande marge pour réagir et rebondir et revenir à de grands moments de puissance ?
Dans le monde, le néofascisme reste un courant très puissant. Trump sera en concurrence avec Biden aux États-Unis. Marine Le Pen est le principal leader de l’opposition en France, aujourd’hui encore en concurrence avec Mélenchon contre Macron. Dans le cône sud, le fascisme a progressé, comme nous l’avons vu lors des récentes élections au Chili et comme l’indiquent les sondages pour l’élection présidentielle en Argentine.
Au Brésil, elle a atteint son apogée au cours des quatre dernières années. Mais la classe dirigeante reste divisée, même après la victoire électorale de Lula en 2022. La défaite électorale de Bolsonaro n’a pas encore changé le rapport de force social. Le Bolsonarismo n’est pas un "cadavre sans sépulture". La "masse de la bourgeoisie" a adopté un programme d’extrême droite. Le Bolsonarisme est la principale force d’opposition politique et sociale.
La fraction la plus réactionnaire des capitalistes a pris conscience de la gravité de l’impasse stratégique imposée par la stagnation prolongée. C’est l’une des raisons qui expliquent le coup d’État institutionnel déguisé en impeachment en 2016. Ils préconisent un nouveau projet stratégique : la subversion du pacte social établi au cours des 30 dernières années, depuis la fin de la dictature militaire, le plus long intervalle de régime démocratique-électoral de notre histoire. Ce pacte est passé par la reconnaissance de droits tels que la sécurité sociale, le SUS (système unique de santé) et l’accès universel à l’éducation de base, entre autres. Ils veulent revenir au pouvoir et ils constitueront une opposition implacable à Lula.
- On parle de la défaite de l’extrême-droite au Brésil, en raison de la victoire de Lula dans les urnes. Mais nous avons l’un des congrès les plus conservateurs et réactionnaires de l’histoire. Après tout, qu’est-ce que c’est que cette défaite ?
Il s’agit d’une défaite électorale. Un nouveau moment dans la conjoncture n’équivaut pas à une nouvelle situation dans la lutte des classes. La situation, paradoxalement, est toujours défensive. Le rapport de forces social n’a pas encore changé, comme on peut le voir dans l’atmosphère des grandes entreprises et dans les sondages d’opinion. Dans les usines et les écoles, dans les quartiers et les familles, la fracture politique demeure. Dans les métriques des médias sociaux, l’engagement de la gauche au sens large a même légèrement diminué. La capacité de mobilisation de la gauche est faible. Néanmoins, il y a eu quelques petits signes, bien qu’encourageants, de reprise de l’humeur, dans les secteurs de l’avant-garde, ou dans certaines catégories de travailleurs mieux organisés.
Le plus important a été la mobilisation nationale du 9 janvier, au lendemain de la tentative de coup d’État à Brasilia, qui a rassemblé plus de 50 000 personnes sur l’avenue Paulista à São Paulo.
- Au-delà des questions politiques et partisanes, quels sont les éléments qui font germer les graines de l’extrême droite ? Dans quel rôle la technologie joue-t-elle dans ce processus ?
Ce tournant politico-social a commencé avec le mensalão, a traversé la détérioration de la situation économico-sociale après la crise de 2008-2009, a fait un bond à partir de 2013, lorsque des groupes fascistes ont osé descendre dans la rue, et s’est aggravé qualitativement avec le Lava Jato, à partir de novembre 2014.
Les facteurs déterminants semblent avoir été les quatre mêmes que ceux mentionnés ci-dessus : (a) la stagnation avec une tendance à la baisse des revenus des classes moyennes ; (b) la perception que la vie empire parce que les gouvernements sont corrompus ; (c) l’augmentation de la violence urbaine ; (d) la réaction d’un secteur plus arriéré de la société.
Nous avons été quatre longues années, les deux années de la pandémie, privés d’oxygène. Ces quatre mois, nous avons pu respirer. Mais Bolsonaro est toujours "vivant" politiquement et ne doit pas être sous-estimé. La défaite électorale d’octobre n’a pas enterré le Bolsonarisme. L’extrême-droite reste le principal courant politique d’opposition au gouvernement dans les rues et sur les réseaux.
Les campagnes quotidiennes des néofascistes sur Telegram et les groupes WhatsApp sont une intoxication qui ne s’arrête pas. Il y a un empoisonnement idéologique avec la dénonciation systématique de la gauche comme corrompue. Il n’est pas seulement alimenté par le ressentiment social et l’idéologie fasciste. Il y a un terreau culturel qui "naturalise" la violence. L’horreur de la vague d’attaques insensées dans les écoles en est, tragiquement, l’expression.
- Comment expliquez-vous, en quelques mots, la chute du capitalisme brésilien ? Comment ce capitalisme a-t-il réagi pour se maintenir ?
Le déclin d’une nation est un processus historique grave. Aucune société ne plonge indéfiniment dans la décadence sans précipiter, à un moment donné, une crise sociale explosive. Le capitalisme brésilien ne traverse pas seulement une crise économique, comme tant d’autres dans le passé. Il est entré en décadence.
Le Brésil a beaucoup changé depuis la fin de la dictature militaire. En l’espace d’une génération, il a connu des phases de déclin plus intenses, comme la décennie perdue des années 1980, et des phases de reprise, à partir de la seconde moitié de la première décennie du XXIe siècle. Mais la tendance historique n’a pas été interrompue lorsque la phase dynamique de transition du monde agraire au monde urbain s’est achevée en 1980.
Entre 1950 et 1980, le Brésil a été la première destination des investissements étrangers parmi les pays périphériques, doublant son PIB chaque décennie. Le ralentissement de la croissance annuelle moyenne depuis 1980, qui est passée d’environ 7 % à moins de 3 %, et la stagnation économique depuis 2014 sont des indicateurs dramatiques de déclin. L’argument libéral est qu’un choc de réduction des coûts à ceux d’"hier" est nécessaire pour attirer les investissements, notamment étrangers. Ils rêvent qu’une partie de l’immense masse de capitaux, qui s’est déplacée vers la Chine et l’Asie depuis les années 1990, puisse s’intéresser au Brésil. C’est pourquoi ils préconisent un ajustement fiscal draconien des dépenses publiques et la réduction de la pression fiscale.
L’extrême droite affirme que "la démocratie est devenue trop chère". Elle veut imposer une défaite historique à la classe ouvrière. Elle veut un changement de régime, y compris des menaces sur les libertés démocratiques, qui contribueraient à détruire les acquis sociaux. Bolsonaro est la personnalisation de ce programme contre-révolutionnaire.
- En quoi consiste l’électoralisme qui apparaît dans votre livre et comment évolue-t-il sur la scène nationale ?
Les élections sont un terrain de lutte des classes. Mais c’est un terrain limité. Une stratégie strictement électorale n’est pas sérieuse au Brésil. N’avons-nous rien appris du coup d’État de 2016 ? Sans grandes ruptures, nous ne changerons pas le pays.
L’électoralisme est aussi une forme politique du "n’importe quoi" basée sur la volonté de gagner des voix et d’élire des députés à n’importe quel prix. La pensée magique, c’est se laisser séduire par la force du désir. C’est aussi une dégénérescence carriériste de ceux qui aspirent à "gravir les échelons" dans un vol solitaire. C’est un mauvais jugement, même quand les perspectives électorales de la gauche sont bonnes. Mais quand elles sont difficiles, comme nous l’avons dramatiquement confirmé en 2022, parce que la victoire de Lula a été très serrée, l’électoralisme est le prélude au pessimisme par anticipation. Et le pessimisme est le prélude à la démoralisation.
Dans l’histoire, il y a des défaites électorales qui sont des victoires politiques, comme celle de Lula en 1989, et des victoires électorales qui sont des défaites politiques, comme celle de Dilma Rousseff en 2014. Mais la pire des défaites est la défaite sans lutte. Lorsque le travailleur ordinaire, le citoyen moyen, se sent acculé, il a tendance à abandonner la crédulité politique. La crédulité est une forme d’innocence politique. C’est la fenêtre par laquelle entre la vague de radicalisation sociale.
Luttes et réalités sociales
Nous ne savons pas quand cette radicalisation sociale arrivera, car elle se décide sur le terrain de la lutte politique, qui est le terrain des conjonctures, des rythmes courts, des réponses rapides, des initiatives inattendues, des surprises, des coups et des contre-coups, des réponses instantanées. Mais aucune société ne sombre dans la décadence sans résistance, donc sans lutte sociale.
La psychologie sociale ne fonctionne pas de la même manière, au même rythme, que la psychologie des individus. Dans la dimension personnelle, tout être humain peut renoncer à se battre pour se défendre. Lorsqu’il le fait, il est épuisé par la fatigue, ou le découragement, voire la désillusion. Ce n’est pas le cas des classes sociales. Les classes doivent se battre. Elles se battent toujours. La plupart du temps, elles résistent, et seul un secteur plus actif avance. Et ce secteur qui est à l’avant-garde de la lutte se sent, d’innombrables fois, frustré ou déprimé, parce qu’il sait qu’il se bat pour les autres, qu’il se bat pour tous, à la place de ceux qui ne bougent pas, de ceux qui ne prennent pas de risques.
Il est fréquent que ce développement inégal des mobilisations génère un certain désespoir au sein de l’avant-garde. Les larges masses ne se battent pas avec une disposition révolutionnaire à gagner, à quelques exceptions près. Mais lorsque cette disposition émerge, elle constitue la force sociopolitique la plus puissante de l’histoire. Il ne sera pas possible de transformer le Brésil en Bangladesh sans de grandes luttes sociales. Mais les grandes luttes peuvent être victorieuses ou défaites. Les opportunités peuvent être saisies ou gaspillées.
- Dans quelle mesure les enquêtes, et même les éventuels procès et condamnations, des actions et des agents du gouvernement Bolsonaro, y compris Jair lui-même et ses enfants, peuvent-ils représenter un endiguement de l’extrême droite et de son idéologie ?
Il s’agit d’une forme d’endiguement. L’issue du processus judiciaire contre Bolsonaro est, pour l’instant, incertaine, bien que le scénario le plus probable, après le 8 janvier, soit la perte de droits politiques. Si elle est confirmée, l’impossibilité de se présenter aux élections ouvrira le débat sur son remplacement.
Bolsonaro resterait le principal dirigeant du mouvement socio-politique d’extrême-droite et aurait le dernier mot dans l’élection. La "normalisation" du bolsonarisme en tant que courant politique légitime, déjà évoquée dans les médias bourgeois, est une aberration, une atrocité. L’arrestation de Bolsonaro, sans une mobilisation populaire de masse, ne sera pas possible. Mais son châtiment est une condition incontournable de la défense des libertés démocratiques. Toute hésitation face au néo-fascisme sera fatale.
- Comment analysez-vous la droite traditionnelle sur la scène nationale, peut-on la voir dans les représentations à l’Assemblée ou au Sénat, ou se situe-t-elle à l’extrême droite ou au centre-gauche ?
L’influence politique de la droite traditionnelle, qui a été représentée entre 1985/2015 pendant 30 ans par le MDB, le PSDB et les héritiers du PFL/Démocrates, a été dévorée par le bolsonarisme. Pourquoi ? Parce que la "masse" de la bourgeoisie s’est tournée, s’est politiquement associée à la radicalisation de la classe moyenne, en direction des néo-fascistes pour renverser le gouvernement de Dilma Rousseff. Ils aspirent à un affrontement brutal du capitalisme et à imposer une défaite historique à la classe ouvrière.
L’étude des ennemis de classe est essentielle. Il faut éviter l’erreur méthodologique de l’inversion de perspective. L’avenir n’explique jamais le passé, mais l’inverse. Ce qui détermine le résultat, c’est ce qui s’est passé. Toute lutte politique et sociale, y compris les luttes électorales, est un processus contesté. Le résultat de la lutte n’explique pas le processus. Une telle erreur est une illusion d’optique. Cette méthode anachronique s’appelle le finalisme. Le finalisme n’est pas une analyse sérieuse. Ce sont les conditions concrètes de la lutte qui expliquent pourquoi les vainqueurs l’ont emporté. C’est du bon marxisme.
Mais le gouvernement de Bolsonaro a été une telle catastrophe qu’il a précipité une scission dans la classe dirigeante. Un secteur plus concentré a essayé de construire la troisième voie, a échoué et a apporté un soutien tactique à Lula. Aujourd’hui, ils veulent s’emparer du projet de loi. Ils ont un pied au gouvernement et un pied dans l’opposition. Ils embrassent Arthur Lira (Parti progressiste, droite, président de la Chambre des députés).
- Comment expliquez-vous ce qui s’est passé le 8 janvier ? Aujourd’hui, après toutes les réactions et les développements de ces actes terroristes, peut-on dire que l’esprit qui animait ces personnes appartient au passé ?
Ce n’est pas le passé. C’est un danger latent. Mais il est peu probable qu’il y ait, dans un avenir prévisible, un nouveau soulèvement. Ce qui s’est passé hier est une semi-insurrection, un point c’est tout. Chaotique, folle, sombre, mais une insurrection.
L’objectif était de renverser le gouvernement Lula. Heureusement, il n’y a pas eu de morts. Ce n’était pas une manifestation de protestation. Ce n’était pas l’"explosion" incontrôlée d’une radicalisation spontanée. L’apparente "acéphalie" de la subversion ne doit pas masquer la responsabilité de ceux qui ont préparé, organisé et dirigé la tentative de prise de pouvoir. Elle a obéi à un plan. Il s’agissait d’une tentative insensée de provoquer un soulèvement. Un soulèvement non armé, mais pas moins dangereux pour autant. Il s’agissait d’un calcul illusoire selon lequel une étincelle suffirait à quelques généraux pour faire descendre les chars dans les rues.
Le fait que l’étincelle n’ait pas déclenché un incendie avec des troupes militaires descendant dans les rues pour soutenir le coup d’État ne diminue pas la gravité du soulèvement. Il n’annule pas non plus le danger que représente la sympathie évidente de la police et de l’armée pour le mouvement bolsonariste. Il s’est agi d’une opération déconcertante, articulée, planifiée et méticuleusement orchestrée, qu’il ne faut pas sous-estimer.
La "dé-bolsonarisation" doit être une stratégie permanente. Un nouveau moment s’est ouvert, une opportunité que nous ne pouvons pas nous permettre de manquer, avec le fiasco de l’aventure du coup d’État. Il est temps de passer à une contre-offensive implacable. Malheureusement, nous devons être conscients que la société brésilienne est encore très fracturée.
- Qu’est-ce que cette expérience de dégradation sociale, environnementale, économique, politique et morale a laissé au Brésil ?
Un traumatisme historique. Sept années de défaites accumulées. Beaucoup de souffrance. Dans ce contexte, la victoire de Lula a été gigantesque. Une régression historique est plus qu’un processus ininterrompu de déclin économique, ou de stagnation à long terme, de dégradation sociale due à un chômage chronique, ou de dégénérescence politique due à l’abus de pouvoir d’un gouvernement d’extrême-droite dirigé par un président néo-fasciste avec un projet bonapartiste. Une régression historique est une catastrophe pour la civilisation.
Marx a fait remarquer un jour que l’histoire pouvait être stupidement lente. Il convient de rappeler que la dictature militaire bénéficiait d’un large soutien populaire au début des années 1970, mais qu’elle a perdu les élections en 1974 et qu’ensuite, en 1984, plus de cinq millions de personnes sont descendues dans la rue lors des Directas Ya : cela a pris plus de dix ans ; que le gouvernement de Sarney était ultra-populaire au milieu du Plan Cruzado en 1986, mais que des millions de personnes se sont jointes à la grève générale en 1989 et que Lula est parvenu au second tour : c’était beaucoup plus rapide ; que le gouvernement de Collor était super-populaire alors que l’inflation n’explosait pas en 1991, mais qu’à nouveau plusieurs millions de personnes sont descendues dans la rue pour le renverser : deux ans ; que le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (FHC) était méga-populaire en 1994 et a été réélu au premier tour en 1998, mais qu’ensuite, en 1999, la campagne Out FHC a mobilisé des centaines de milliers de personnes et a ouvert la voie à l’élection de Lula en 2002.
- Vous luttez depuis cinq décennies pour la construction du socialisme, comment résumez-vous cette lutte ? Quels sont les défis pour la construction du socialisme au 21e siècle ?
Même à gauche, nombreux sont ceux qui considèrent que le socialisme, en tant que pari historique pour dépasser le capitalisme, a échoué. Nombreux sont ceux qui, à gauche, affirment que le socialisme serait une solution trop radicale. Ils affirment que les inégalités sociales pourraient être réduites en corrigeant les différences dans la répartition des revenus, tout en préservant le capitalisme. Après tout, dans les pays centraux, les inégalités sociales n’ont-elles pas été réduites dans la période d’après-guerre ?
Valério Arcary est membre de la coordination nationale de la Résistance, un courant du PSOL, et chroniqueur pour Esquerda Online. Il est titulaire d’un diplôme d’histoire de l’université catholique pontificale de São Paulo (PUC-SP) et d’un doctorat en histoire sociale de l’université de São Paulo (USP). Il est professeur retraité de l’Institut fédéral d’éducation, de science et de technologie de São Paulo (IFSP).
19/5/2023
IHU-Unisinos
Traduction : deepl
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