Tiré du site de À L’encontre.
Dans cet entretien – conduit par Gabriel Brito de la rédaction du Correio da Cidadania – Plínio de Arruda Sampaio Junior décrit l’exceptionnalité historique pour le Brésil d’une telle décision gouvernementale au plan constitutionnel. Il éclaire, de même, comment ont été mises en place par les gouvernements successifs de Lula et de Dilma Rousseff les préconditions favorisant une telle contre-réforme. Il termine cet entretien en replaçant les tâches de la gauche anticapitaliste dans un contexte « d’épuisement du modèle de domination institutionnalisé » datant de la sortie de la dictature. (Rédaction A l’Encontre)
Correio da Cidadania : le projet d’amendement constitutionnel PEC 241 (actuellement devant le Sénat sous le nom de PEC 55), qui établit un « toit en pourcentage » sur les dépenses publiques pour les vingt prochaines années et qui va affecter principalement les domaines de la santé et de l’éducation, est le grand sujet du moment. Comment l’évaluez-vous en lignes générales ?
Plínio de Arruda Sampaio Jr : le PEC 241 radicalise la Loi de responsabilité fiscale (LRF) et renforce le « drainage » de ressources stipulé par le célèbre mécanisme dit de Détachement de la recette de l’Union (DRU – qui permet de détacher jusqu’à 20% – ou même 30% – de recettes budgétaires d’un versement automatique vers la santé et l’éducation). Il s’agit de prendre aux pauvres, qui dépendent de politiques publiques, pour donner aux riches qui ne font que s’empiffrer sur le dos de la dette publique. Les effets sociaux du PEC, qualifié par beaucoup comme le projet « de la fin du monde », seront catastrophiques.
Si cet amendement est véritablement rendu effectif, cela signifierait une contraction des dépenses primaires du gouvernement fédéral de 20% à 12% du PIB. C’est une horreur qui compromettrait totalement les services publics. Si ce critère avait été adopté il y a vingt ans, les dépenses dans l’éducation auraient subi une contraction d’un tiers ; le Système unique de santé (SUS), selon l’Association brésilienne d’économie de la santé, aurait été rendu non viable ; quant au salaire minimum, qui régule le revenu de presque 50 millions de Brésiliens, il aurait, selon des calculs du Département intersyndical de statistiques et d’études socio-économiques (DIEESE), subi une réduction de l’ordre de 42%.
Le gel des dépenses publiques sur vingt ans est une expropriation de fonds publics sans précédent dans l’histoire brésilienne. Seule une classe dominante d’origine esclavagiste, sans aucune préoccupation pour le futur de la Nation, est capable de proposer une mesure si absurde. Il semble que nous soyons en train de retourner à des niveaux de violence sociale de l’époque de l’accumulation primitive, au temps des débuts du capitalisme.
Lorsque l’on met cette mesure à côté des autres initiatives qui sont en train d’être mises en place par les classes dominantes – la Loi antiterroriste, l’Ecole sans Parti, la privatisation des gisements pétrolifères et gaziers, la réforme de la sécurité sociale, l’attaque contre le droit de grève des fonctionnaires publics, la réforme sur le droit du travail qui mine le pouvoir des syndicats ou la « Loi gag » qu’est celle sur la fin de l’étude de l’impact environnemental pour des projets d’infrastructure considérés comme stratégiques – il apparaît évident que la bourgeoisie a déclaré une guerre ouverte aux travailleurs.
Correio da Cidadania : Considérant que nous nous trouvons de fait face une crise fiscale, quelles en sont à votre sens les principales causes ? Et face à la gravité de la situation, la voie qui a été choisie pour conduire la politique économique du pays, à savoir des coupes et des changements dans les domaines sociaux, ne serait-elle pas d’une manière ou d’une autre nécessaire ?
Plínio de Arruda Sampaio Jr : Au contraire de ce que martèle la litanie néolibérale, la crise budgétaire n’est pas la cause de la crise économique. C’est exactement le contraire qui se produit. C’est l’approfondissement de la crise économique qui est en train de générer un grand déséquilibre budgétaire. La vulnérabilité budgétaire est une caractéristique structurelle de l’économie brésilienne. Quand tout va bien, le problème est camouflé par la croissance, mais en temps de crise, le problème devient dramatique. Le déséquilibre financier actuel a deux causes fondamentales : la contraction des recettes, qui est le reflet de la récession qui a durement frappé le Brésil depuis 2015, et l’augmentation des dépenses financières du secteur public, qui est le résultat d’une politique monétaire et cambiaire désastreuse (qui est inhérente au Plan Real).
Le gouvernement parle de la frénésie de dépenses du secteur public, mais il occulte le fait que les dépenses pour le service de la dette ont atteint le 8,5% du PIB en 2015, un montant plus de quatre fois supérieur au déficit primaire (solde négatif du budget des administrations publiques sans le service de la dette). Quand la récession s’approfondit, le régime d’austérité budgétaire ne fait qu’aggraver le problème. Il n’y a qu’à regarder ce qui se passe en Grèce pour voir vers quoi nous nous dirigeons. Une politique économique rationnelle devrait faire exactement l’opposé. Au lieu de couper dans les dépenses, nous devrions être en train d’augmenter les dépenses publiques pour stimuler la reprise de la demande globale.
Pourtant, les politiques keynésiennes ne sont pas à l’ordre du jour. L’ordre libéral interdit tout type de politique économique qui n’obéisse pas aveuglément aux exigences du grand capital. La libre circulation de capitaux n’ouvre pas d’espace permettant aux Etats nationaux d’avoir un minimum de contrôle sur leurs centres internes de décision.
Correio da Cidadania : Dans ce sens, comment envisagez-vous la Réforme de la sécurité sociale ?
Plínio de Arruda Sampaio Jr : La réforme de la sécurité sociale est un assaut lancé contre les dépenses publiques. L’histoire selon laquelle l’Institut national de sécurité sociale (INSS) serait déficitaire et la réduction des droits sociaux des travailleurs brésiliens un mal nécessaire est un grand mensonge. Ce mensonge se nourrit du fait qu’il n’y a pas de liberté de presse et que l’opinion publique est manipulée de façon méprisable. Il existe d’innombrables études qui montrent bien que le budget de la Sécurité sociale est excédentaire. Le déficit de la prévoyance est une construction idéologique. Les chiffres du gouvernement selon lequel il y aurait un déficit de 85 milliards de reais sur 2015 sont calculés par la différence entre la seule recette et la seule dépense de l’INSS. Pourtant la Constitution de 1988 établit que la contribution de l’INSS n’est pas l’unique source de recette pour financer l’INSS. Le Budget de la Sécurité sociale comprend également les ressources provenant de la Contribution pour le financement de la Sécurité sociale (COFINS) et de la Contribution sociale sur le bénéfice net (PIS/PASEP), pour ne citer que les plus importantes.
Si l’on inclut toutes les sources de financement de la Sécurité sociale prévues dans la Constitution brésilienne, le résultat de 2015, avec un solde de 20 milliards de reais, a été largement positif, même en temps de crise. Le « terrorisme » selon lequel la prévoyance sociale brésilienne serait fichue est basé sur des arguments de l’ordre du canular. Le calcul du déficit est un sophisme, illégitime et illégal, puisqu’il se base sur des critères qui violent ce qui a été déterminé par la Constitution de 1988. La saignée infligée aux avoirs publics n’est pas due à l’excès de dépenses dans la Prévoyance sociale, qui en 2015 ont été de l’ordre de 430 milliards de reais (environ 8% du PIB), une somme dont bénéficient directement 28 millions de personnes (13,5% de la population) et, indirectement, au minimum le double.
La saignée du trésor public est causée par les mécanismes de transfert de la richesse vers la bourgeoisie. Le parasitisme de l’entrepreneuriat au sein de l’Etat est généralisé. Deux exemples donnent la dimension du problème : 1° les dépenses liées au service de la dette du secteur public ont absorbé, en 2015, 8,5% du PIB, bénéficiant à moins de 0,1% de la population ; 2° selon des calculs des contrôleurs du budget, l’exonération fiscale sur les impôts des grandes entreprises impliquera, entre 2011 et 2018, une réduction des recettes de l’ordre de 458 milliards de reais, soit l’équivalent de 17 ans du programme « Bourse famille ».
Correio da Cidadania : Pensez-vous que la critique selon laquelle le PEC 241 serait lié aux mesures passées du gouvernement Dilma est valide ?
Plínio de Arruda Sampaio Jr : Le gouvernement de Michel Temer est en effet la métastase du gouvernement Dilma. Le PEC 241 conduit au paroxysme l’ajustement budgétaire initié par Joaquim Levy (ministre des Finances de Dilma Rousseff issu de la grande banque Bradesco) en 2015 et poursuivi par Nelson Barbosa en 2016 jusqu’à la destitution de Dilma. La logique d’austérité budgétaire, qui la subordonne aux intérêts des rentiers qui tètent à la mamelle de la dette publique, a été légitimée par les gouvernements du Parti des travailleurs (PT). Dès le début de son mandat (2003), Lula a promis au FMI un régime d’excédent budgétaire primaire (avant service de la dette) draconien, supérieur à ce que les techniciens mêmes du Fonds monétaire avaient imaginé. Dilma est tombée en réaffirmant sa fidélité à la Loi de responsabilité budgétaire et à au principe d’austérité sur lequel cette loi repose.
Correio da Cidadania : Que pensez-vous des autres mesures annoncées par le gouvernement Temer dans le domaine de l’économie, celle par exemple du « paquet » de concessions dans l’infrastructure qui stimule les Partenariats Public-Privé ? Face à la profonde crise économique que vit notre pays et à la chute des investissements que cela suppose, pensez-vous que ce « paquet » soit peut-être une nécessité ?
Plínio de Arruda Sampaio Jr : Le « paquet » de concessions annoncé par Temer a été encore préparé par le gouvernement de Dilma Rousseff. L’approfondissement du processus de privatisation fait partie de ladite solution libérale à la crise économique. Il s’agit d’un effort désespéré pour relancer l’économie en créant de juteuses affaires pour le capital oisif. L’initiative va certainement créer des affaires en Chine pour les maîtres du pouvoir, mais elle ne contribuera en rien à dépasser les problèmes qui paralysent notre économie. Le « paquet » ne va rien résoudre. Il n’a d’autre but que d’offrir à toute cette clique la possibilité de faire de bonnes affaires. Aussi longtemps que le commerce international restera déprimé et que la crise politique ne sera pas résolue, aucun entrepreneur de bon sens ne pariera un kopeck sur le Brésil.
La trilogie qui organise la solution libérale pour la crise économique – attaque contre les droits des travailleurs, privatisation du patrimoine public et spécialisation de l’économie brésilienne dans la division internationale du travail – approfondit la crise économique, aggrave la crise sociale et intensifie la lutte des classes. Le Brésil se trouve dans une impasse historique de grande ampleur et ce n’est pas grâce à la pyrotechnie de la privatisation qu’il s’en sortira.
Correio da Cidadania : En ce moment, en raison des graves problèmes que rencontrent les comptes publics et des coupes proposées qui affectent les domaines sociaux, une polémique s’est rallumée entre économistes dits développementalistes et ceux dits néolibéraux, avec leurs visions différentes sur la croissance, le développement et sur la manière d’utiliser les instruments de politique économique pour pouvoir agir dans un moment récessif. Que pouvez-vous dire sur cette polémique, comment vous situez-vous par rapport à elle ?
Plínio de Arruda Sampaio Jr : La critique des économistes influencés par le keynésianisme contre l’ajustement orthodoxe est correcte. La coupe dans les dépenses publiques, la compression salariale, l’augmentation du chômage, la plus grande exposition de l’économie à la concurrence mondialisée, l’augmentation du taux d’intérêt (comme moyen d’éviter la fuite de capital par l’incitation à profiter de la captation des intérêts pompés la dette publique), la vente du patrimoine public comme manière de boucher dans l’urgence le trou du budget public, toutes ces mesures ne font qu’approfondir la récession. Ces mesures répondent aux intérêts du grand capital, international et national. Mais la perspective keynésienne est insuffisante pour donner une réponse adéquate à la crise qui paralyse l’économie brésilienne.
La mondialisation des forces productives et la mobilité croissante du capital – des tendances inexorables du capitalisme mondialisé – sapent les bases objectives d’une politique anticyclique ancrée dans l’espace économique national. La défense d’une solution keynésienne pour la crise économique est une illusion naïve. C’est peut-être pour ce motif que lorsqu’ils étaient au gouvernement, les néo-développementalistes ont fait une politique économique très semblable à celle des monétaristes. Sans une rupture avec les paramètres de l’ordre mondialisé, la société brésilienne n’a pas les moyens de reprendre le contrôle sur les centres internes de décision et de mettre en pratique une politique économique qui priorise les intérêts de l’ensemble de la population.
Une rupture de cette envergure n’est pas possible sans remettre en question les relations internes et externes responsables de la perpétuation du sous-développement et de la dépendance. Il est clair que dans le capitalisme fondamentaliste dans lequel nous vivons, de telles transformations remettraient à l’ordre du jour des changements encore plus profonds. Ces éléments sont à mettre en avant si l’on veut démontrer l’urgence d’un dépassement du mode même de production capitaliste. Si l’on ne lève pas la bannière de la « Révolution brésilienne » et que l’on n’explicite pas la nature anticapitaliste de celle-ci, la critique tombe alors « comme de la pluie sur un terrain détrempé ».
Correio da Cidadania : Quelle est votre opinion sur les mouvements et secteurs aujourd’hui présents sur la scène nationale qui essaient de résister et de protester contre des initiatives impliquant des reculs dans les domaines sociaux et les droits de la population ?
Plínio de Arruda Sampaio Jr : Après les Journées de juin 2013, le Congrès national s’est transformé définitivement en un repaire de délinquants qui conspirent nuit et jour contre le peuple. La peur et la panique de perdre des privilèges séculaires ont conduit ces classes dominantes à orchestrer une offensive écrasante contre les droits des classes laborieuses. C’est ce qui explique le vote dans le législatif de Dilma [qui avait gagné les élections] et, tout de suite après, pour en rajouter une couche, la farce de l’impeachment qui a conduit Temer au Planalto [le Palais présidentiel]. La bourgeoisie est partie dans une logique du tout ou rien. Si c’est nécessaire, ils renverseront Michel Temer [l’ex-vice président de Dilma] et mettront n’importe qui d’autre capable d’imposer des mesures antipopulaires.
Mais il est clair qu’une attaque de cette dimension, qui rendrait impossible la moindre politique sociale de caractère universaliste et compromettrait jusqu’à la possibilité même de mener des politiques assistentielles un minimum structurées, ne passerait pas sans réaction.
La tendance est à une forte bipolarisation dans la lutte des classes. Les mouvements des étudiants du secondaire en défense de l’école publique [grève avec occupation dans la dernière période], la lutte des étudiants en faveur des universités fédérales, les protestations des Sans Toit contre l’interruption des projets en faveur du logement populaire, les innombrables manifestations populaires contre le gouvernement parasite de Temer, toutes ces choses ne sont que les premières initiatives d’un cycle de lutte sociale qui n’aura pas de fin tant que l’on n’aura pas réussi à barrer la route à la réaction conservatrice. Les rapaces qui ont pris le pouvoir n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le Brésil. Ce sont des aventuriers arrogants.
Temer et compagnie n’ont ni la base légale, ni le soutien politique, ni la force sociale ni la condition morale pour imposer au peuple brésilien un recul social qui conduira le pays à un retour à l’ancienne République. C’est ce que le programme d’ajustement mené par Henrique Meirelles (nommé par Lula à la tête de la Banque centrale et actuel ministre de Finances de Temer) prétend. Avec l’appui du Tribunal suprême fédéral (STF), les classes dominantes ont déchiré la Constitution de 1988. Le peuple brésilien ne va pas avaler passivement un recul social de cette ampleur. L’homme qui vit de son propre travail et dépend de politiques publiques pour survivre n’a pas d’autre alternative que la désobéissance civile. En face, ils ne perdent rien à attendre. Tôt ou tard, ils seront renversés par la force de la rue.
Correio da Cidadania : Malgré la perspective de nouvelles réactions populaires, le mot d’ordre de « Fora Temer » [Dehors, Temer] et les protestations mentionnées se sont essoufflés en ce moment, de la même manière que la grève générale que la CUT (Centrale unique des travailleurs) tente d’orchestrer ne paraît pas suffisamment forte pour marquer une position. Qu’est-ce que cela dit de l’actualité des secteurs qui sont censés représenter le monde du travail et les masses salariées en général ?
Plínio de Arruda Sampaio Jr : L’héritage de Lula et de Dilma est catastrophique. Temer et Eduardo Cunha [président de la Chambre des députés, membre du Renouveau démocratique, arrêté en octobre 2016 pour corruption] ont été placés à la tête de la politique brésilienne par Lula lui-même, au nom de l’infâme gouvernabilité.
Une partie significative des députés qui ont voté le PEC 241 et l’impeachment de Dilma a fait campagne en 2014 main dans la main avec Lula et Dilma. Les juges du STF (Tribunal suprême) qui ont voté contre le droit de grève des fonctionnaires publics et ont organisé le coup parlementaire ont été nommés par Lula et Dilma. Mais le pire est le rôle déplorable que ces juges ont joué dans la désorganisation, la démobilisation et l’aliénation des travailleurs. Pour que le PT puisse remplir la fonction de « gauche » de l’ordre, il était nécessaire d’éviter à tout prix la présence d’une gauche contre l’ordre. C’est alors la désorganisation et le découragement de la classe ouvrière qui a ouvert la brèche à l’offensive agressive du capital contre les droits du travail.
La CUT ne va pas mener jusqu’au bout la campagne « Fora Temer » parce que le PT n’est pas intéressé en ce moment par une élection. Le jeu du PT est différent. Ce qui intéresse Lula, c’est que la poussière retombe. Le PT parie sur le dégoût inspiré par le gouvernement Temer, dans l’espoir qu’en 2018 la situation soit moins défavorable et que le parti puisse à nouveau disposer d’une candidature compétitive avec Lula, Ciro Gomes [député du Ceara, et a occupé divers postes de ministre et a passé par divers partis de la droite] ou un quelconque autre aventurier. La perte de vigueur de la campagne « Fora Temer » ne peut être dissociée des alliances électorales passées par le PT avec le PMDB et les autres partis de la base du gouvernement Temer dans diverses municipalités du Brésil, à commencer par São Paulo, où malgré tout ce qui s’est passé, la fille du président est encore la secrétaire de Fernando Haddad (PT et maire de São Paulo début janvier 2013).
Mais le fait que la campagne pour le « Fora Temer » ne puisse prendre son envol ne signifie pas que l’insatisfaction à l’égard de cette équipe se soit tarie. Tout au contraire. La vitalité du mouvement des étudiants du secondaire et des universitaires démontre que les usurpateurs n’auront pas de répit. Mais il est clair que tant qu’il n’y aura pas une « bannière programmatique » et une organisation politique capables de condenser les manifestations dispersées, la révolte contre l’ajustement régressif imposé par les classes dominantes, et en particulier aujourd’hui par Temer, n’aura pas assez de force pour créer une alternative capable d’ouvrir de nouveaux horizons pour la société brésilienne. Quoi qu’il en soit, il faut absolument que la gauche dépasse la théorie et la pratique du PT. C’est le défi qui est à l’ordre du jour. Tant que la gauche ne rompra pas définitivement avec le PT, elle sera dans le meilleur des cas le porteur d’eau de la politique brésilienne.
Correio da Cidadania : Qu’espérez-vous pour le pays, en admettant que Temer finisse ses deux ans et quelques mois de mandat ? Dans quelles conditions arriverions-nous en 2018 ?
Plínio de Arruda Sampaio Jr : Temer aura beaucoup de difficulté à conclure son mandat. Le scénario pour les prochaines années est sombre. La crise économique est profonde et il suffit de regarder le scénario international pour percevoir que l’on n’aperçoit pas encore la fin du tunnel. La perspective est celle d’une longue stagnation, avec tout ce qui l’accompagne – crise fiscale, augmentation du chômage, instabilité cambiaire, etc. La crise politique ne peut être réduite à la crise du gouvernement Dilma. La crise est celle du système de représentation et elle reflète l’épuisement du modèle de domination institutionnalisé au moment de la transition de la dictature militaire vers la Nouvelle République.
En approfondissant la perte de crédibilité des « politiques », la « solution Temer » ne fait qu’aggraver le problème. D’un côté, l’unité des intérêts physiologiques sur laquelle repose le gouvernement Temer est précaire et extraordinairement vulnérable aux coups de vents que vont provoquer les délations récompensées dans le cadre de l’Opération Lava Jato. De l’autre côté, Temer aura beaucoup de difficulté à contenir la révolte populaire qui est en train de germer parmi ceux qui voient leur vie devenir chaque jour plus difficile. L’insatisfaction des étudiants n’est que la pointe de l’iceberg. Quand la classe ouvrière percevra que la crise économique n’est pas conjoncturelle et que la camarilla qui a assumé le pouvoir s’est engagée sur une logique du tout ou rien, alors elle réagira. C’est comme ça que ça s’est passé sous la dictature.
Enfin, nous entrons dans une ère de convulsion sociale et de turbulence politique. Cette ère reflète l’avancée de la barbarie capitaliste. Au Brésil (et dans toute l’Amérique latine), la barbarie est impulsée par le processus de retour-régression de type néocolonial qui compromet irrémédiablement la capacité de l’Etat à formuler des politiques publiques qui prennent d’une certaine façon en considération la défense de l’économie populaire et les intérêts stratégiques du pays. Il est très improbable que le peuple brésilien se résigne à être la main-d’œuvre à bon marché d’un comptoir commercial moderne, ce qui est exactement ce que le projet bourgeois lui réserve.
Correio da Cidadania : Que considérez-vous aujourd’hui comme la gauche ? Quelle est la marge de manœuvre dont celle-ci dispose dans la conjoncture actuelle et à quelle construction doit-elle s’atteler dans une conjoncture nationale et internationale de profonde crise ?
Plínio de Arruda Sampaio Jr : Les gauches sont les forces qui luttent pour le dépassement des contradictions responsables des misères du peuple. Ce sont les forces qui s’engagent dans la lutte intransigeante contre la ségrégation sociale, contre la domination impériale et contre le régime du capital. Pour le moment, l’espace de la gauche est minime et, dans une grande mesure, stérile. Tant que la gauche priorisera la conquête d’espaces au sein de l’appareil d’Etat, son potentiel de transformation sera nul, parce qu’encapsulé dans une armada institutionnelle qui neutralise toutes les initiatives capables d’impulser le changement des structures sociales. Pour être à la hauteur des défis historiques, la gauche doit se réorganiser. Le sens dans lequel doit aller la réorganisation dépend des nécessités historiques. L’avancement galopant de la barbarie met à l’ordre du jour l’idée de la « Révolution brésilienne ». C’est là la seule discussion sérieuse capable de faire sortir la gauche de son insignifiance en tant que force politique.
Entretien paru dans Correio da Cidadania, le 5 novembre 2016 ; traduction A l’Encontre