Toutefois, son voyage début avril n’avait pas pour seul objectif l’appui aux firmes helvétiques au Brésil. Il devait aussi intervenir dans un différend entre le gouvernement brésilien et les autorités helvétiques portant sur l’affaire du transfert par la transnationale brésilienne Vale de ses bénéfices vers sa boîte aux lettres helvétiques sise à Saint-Prex, dans le canton de Vaud. Une opération d’optimisation fiscale : les impôts sur les bénéfices du géant minier Vale y sont fortement allégés. Il en a découlé l’inscription sur une liste noire par le Brésil du paradis fiscal suisse. Le critère choisi par le gouvernement brésilien est le suivant : un taux d’imposition inférieur à 20% classe automatiquement le pays dans la catégorie de « paradis fiscal ».
Le président de la Chambre de commerce Suisse-Brésil, Emmanuel Baltis, a donné une tâche à Schneider-Ammann – spécialiste de l’optimisation fiscale pour son entreprise et aussi conseiller fédéral – résumée de la sorte : « Il existe un urgent besoin que les représentants officiels de la Suisse expliquent à leurs homologues brésiliens le fonctionnement du système fiscal helvétique. » (L’Agefi, 7 avril 2014) Johann Schneider-Ammann a su parler directement au ministre brésilien des Affaires étrangères, Luiz Alberto Figueiredo Machado : « Je lui ai expliqué que nous Suisses sommes des personnes en règle sur les questions fiscales et que nous ne voulons pas figurer sur une liste noire. » Un langage que doivent comprendre Sepp Blatter et les organisateurs brésiliens du mondial. (Rédaction A l’Encontre)
Le gouvernement brésilien se livre à une escalade d’actes barbares dans le but de garantir le bénéfice privé de la FIFA (Fédération Internationale de Football Association) et de ses sponsors. Devinez qui va payer la facture…
Dans le futur, quand une Commission Vérité et Justice [allusion à la commission d’enquête post-dictatoriale] passera en revue tous les crimes commis par le gouvernement brésilien afin d’imposer au pays l’organisation de la Coupe du monde de football de 2014 selon les standards exigés par la FIFA, les autorités actuelles devront bien s’expliquer. Pourquoi ont-elles ordonné l’expulsion de tant de familles de leurs maisons, détourné de l’argent public pour un événement privé, piétiné le droit de libre manifestation et doté les forces armées de fonctions policières afin d’intimider les habitants de quartiers défavorisés, de communautés et de favelas, à Rio de Janeiro comme dans d’autres villes du pays ?
Les présidents de la République, les ministres de la Justice, de la Défense et des Sports, parmi d’autres, ainsi que les hauts gradés militaires seront appelés à expliquer en raison de quoi ils ont violé les articles 142 et 144 de la Constitution, articles qui traitent, respectivement, des attributions des forces armées et des forces de police. Les forces armées « sont destinées à la défense de la Patrie, à la garantie des pouvoirs constitutionnels et, sur l’initiative de l’un ou l’autre de ceux-ci, à la garantie de la loi et de l’ordre ». Quant à l’action des forces de police, elle « est exercée pour la préservation de l’ordre public et la sécurité des personnes et du patrimoine », au travers de la police fédérale, de la police fédérale spécialisée pour les transports routiers et les chemins de fer, des polices militaires et civiles (présentes dans les 27 Etats de la République fédérative), ainsi que des corps de pompiers militaires.
Depuis quand les habitants des communautés de Rio de Janeiro ou d’autres villes représentent-ils une menace pour la Patrie, pour les pouvoirs constitutionnels, pour la loi et pour l’ordre ? Depuis quand ces citoyens et citoyennes sont-ils considérés comme subversifs ou comme formant une autre catégorie d’ennemis internes devant être « surveillés et contrôlés » directement par les forces armées ? Depuis quand des gouvernements constitués sous la dénomination d’Etat démocratique de droit se prévalent-ils de mesures prévues par l’archaïque Loi de sécurité nationale approuvée par la dictature militaire qui a suivi le coup de 1964 [la dictature a commencé en 1964, s’est durcie après 1968 et le passage à un régime démocratique a été formalisé en 1985 avec l’élection de Tancredo Neves] ?
Les dirigeants de la République se doivent d’expliquer pourquoi ils ont instauré dans le pays un véritable état de guerre qui s’attaque à tout type de manifestations démocratiques et aux populations des quartiers les plus pauvres dénués de services publics. En clair, pourquoi ont-ils utilisé l’appareil policier et les trois corps des forces armées (infanterie, marine et aviation) pour, d’un côté, intimider le peuple et, de l’autre, assurer qu’une élite économique et un contingent de touristes puissent profiter du championnat de football sans avoir à souffrir de la moindre des misères qui tourmentent quotidiennement la majorité de la population ?
Très probablement ces dirigeants seront-ils interrogés par la future Commission Vérité et Justice pour qu’ils nous disent si les protestations populaires relatives à la Coupe du monde se seraient produites si le méga-événement du capital était resté limité au champ exclusif de l’initiative privée et s’il n’avait pas détourné à son profit des ressources publiques rares destinées à des activités prioritaires de l’Etat, telles que la santé, l’éducation, le logement, les transports, etc.
Il est clair qu’ils devront exposer en détail la raison pour laquelle ils ont décidé d’utiliser la Coupe de 2014 comme atout politique à des fins électorales, en exploitant le sentiment populaire pour exalter de manière vaniteuse un système économique qui produit l’inégalité et l’exclusion. Un tel procédé ne reproduit-il pas la même logique que celle qui eut cours sous le gouvernement militaire d’Emílio Garrastazu Médici [président de 1969 à 1974] de la Coupe de 1970, lorsqu’on essaya de marier l’euphorie sportive avec le régime dictatorial ? Ce procédé n’a-t-il pas déjà été amplement condamné par le peuple brésilien en même temps que les autres violences et atrocités pratiquées par la dictature ?
Il vaut la peine de rappeler que les organisations de la gauche brésilienne se sont toujours positionnées contre l’utilisation du football (et de n’importe quel autre sport d’ailleurs) comme instrument de manipulation des personnes à des fins mercantiles, électorales ou, simplement, à des fins d’aliénation politique des citoyens. Ces organisations et partis ont durement critiqué la dictature argentine, lorsqu’en 1978 les militaires ont utilisé la Coupe du monde pour cacher le massacre de milliers de militants appartenant à l’opposition au régime. Il existe à ce sujet d’innombrables archives dans les journaux alternatifs de l’époque et dans la production académique des principales universités du pays.
Les autorités ne pourront pas échapper à leur responsabilité pour tout le mal qu’elles sont en train de causer aujourd’hui à la nation en fonction d’un spectacle sponsorisé par le capital [2]. Les dommages sont évidents, non seulement pour les plus pauvres qui ont été privés de ressources publiques et traités comme des classes dangereuses, pour les victimes de toujours, les jeunes, les Noirs et les habitants des banlieues, mais pour tous ceux qui prennent des coups de tous les côtés et sont surveillés de près, même dans les rolezinhos [réunions de jeunes des milieux populaires, organisées à partir des réseaux sociaux, dans les shoppings fastueux des grandes villes ; rassemblements réprimés] les plus innocents.
Mais tout cela se déroule également sur fond de démocratie brésilienne naissante, d’avancées dans un processus de « civilisation » [au sens de droits conquis] et cela dans les secteurs les plus divers de la société. Or, en plaçant les forces armées au centre de la scène, le gouvernement a réactivé au sein de la droite nostalgique la vieille rengaine d’un gouvernement de militaires assurant « ordre, progrès et beaucoup de sécurité ». Les pouvoirs ont semé la discorde aux quatre coins du pays. Des iniquités béantes apparaissent de tous les côtés, que ce soit des dépassements de budgets pour les stades ou des exonérations d’impôts spéciales [3] en faveur d’entreprises liées au méga-événement et tout cela débouche sur des enquêtes policières, des procédures juridiques, des protestations publiques et des mécontentements en tout genre.
La Coupe de la FIFA va avoir lieu mais elle sera pour le pays la Coupe de la zizanie, de l’exacerbation de toutes les différences, le championnat majeur de la désagrégation. Un jour, quelqu’un va bien devoir payer pour cela. Il va falloir se justifier publiquement sur le fait d’avoir fait appel aux forces armées pour s’en prendre au peuple. Oui au sport, vive le foot ! Mais faire que d’une quelconque manière les Brésiliens doivent avaler la Coupe de la FIFA, ça non ! L’autoritarisme, plus jamais. (Traduction A l’Encontre ; article publié sur le site Correio da Cidadania)
Notes
[1] En place depuis 1974, João de Havelange a entretenu des relations excellentes avec la dictature militaire brésilienne, Il est vrai que les militaires lui avaient concédé un monopole du transport des colis postaux. En 1978, il se montra plus qu’amical avec le vice-amiral Carlos Alberto Lacoste qui était le patron argentin de la Coupe du monde organisée en pleine dictature. Lacoste, après le « déclin » de la dictature argentine, devient le représentant auprès de la FIFA de l’Amérique du Sud. Havelange fut très lié à Horst Dassler, héritier de la firme Adidas. Avec son appui il a capté, avec quelques enveloppes, les votes nécessaires pour sa première élection. Il lui renvoya la balle (ou l’ascenseur) en attribuant, alors, à Adidas un monopole pour le marketing de sa marque lors les Coupes mondiales de foot et autres événements d’importance. Le journaliste britannique réputé Andrew Jannings a documenté la « corruption dans le monde de la FIFA » ; son documentaire a passé sur la BBC.
A propos de la FIFA, les lectrices et lecteurs peuvent se reporter à l’ouvrage La coupe est pleine ! Les désastres économiques et sociaux des grands événements sportifs, avec les contributions de Patrick Bond, Eddie Cottle, Stephen Graham, Ashok Kumar, Fabien Ollier, etc., Ed. PubliCetim, 2013. Fabien Ollier, à propos de la FIFA, basée à Zurich, et du CIO, basé à Lausanne, parle de « holdings transnationales… dotées de statuts d’une amicale bouliste ». Selon l’OSEO (Œuvre suisse d’entraide ouvrière), « la FIFA, organisme « d’utilité publique », a versé, selon son rapport financier de 2010, 3,1 millions de francs d’impôts à Zurich pour la période 2007 à 2010. Taxée comme une PME, elle aurait dû s’acquitter de 180 millions de francs. »
Sur le plan de la ségrégation urbaine liée à l’organisation de tels méga-événements, on peut aussi se référer au rapport de Raquel Rolnik, urbaniste et professeur à l’Université de São Paulo, devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Elle y fait aussi le bilan de la Coupe du monde en Afrique du Sud. (Rédaction A l’Encontre)
[2] Les sponsors officiels de la FIFA pour la Coupe du monde sont les suivants : Adidas, Coca-Cola, Hyundai-Kia, Emirates, Sony, Visa, Budweiser, Castrol, Continental, Johnson-Johnson, McDonalds, Moy Park (alimentaire), Oi (télécommunications), Yingli (panneaux solaires, Chine). Les sponsors brésiliens sont : ApexBrasil (agence de promotion des exportations et des investissements), Centauro (vente d’équipements sportifs), Garoto (confiserie), Itau (banque), Liberty Seguros (assurance), Wise Up (enseignement privé). (Rédaction A l’Encontre)
[3] On peut se référer à propos des exemptions fiscales à l’article en français « Les incitations fiscales pour la Coupe du monde 2014, un manque à gagner pour le Brésil ».
Hamilton Octavio de Souza est journaliste et professeur