Publié le 3 février 2021
tiré de : Entre les ligne et les mots 2021 - Lettre n°6 - 6 février : Notes de lecture, textes, pétitions
Le terrain trouvé par la pandémie
Lorsqu’elle est arrivée au Brésil, début 2020, la pandémie de coronavirus a trouvé un pays marqué par un processus de déprédation des droits des travailleurs et de démantèlement des politiques et services publics. Le virus, traité comme une « petite grippe » par le président Jair Bolsonaro, s’est propagé dans les campagnes, aggravant les inégalités auxquelles sont confrontées les familles qui luttent pour la terre et le territoire, la solidarité et la production d’aliments sains.
Que ce soit par les mesures mises en œuvre ou par ses déclarations, le gouvernement fédéral n’a pas fait preuve de négligence ou d’incurie face à la crise sanitaire mondiale. Il a véritablement fait montre d’une politique génocidaire de mépris de la vie, en particulier de celle des plus démuni.es et des plus opprimé.es.
En ce qui concerne les campagnes, la réponse du gouvernement Bolsonaro à la pandémie n’a pas pris en compte la réalité de la pénurie de services de base tels que la santé, l’éducation, le logement, l’assainissement et l’approvisionnement en eau dont souffrent les populations paysannes. Il s’agit des peuples indigènes, des quilombolas, des habitants des assentamentos [1], des posseiros [2], des pêcheurs, des riverains et des salariés ruraux qui, en plus de ces difficultés, souffrent encore et toujours de la violence qui leur est faite dans les campagnes, de la négation du droit à la terre et au territoire.
Face à cette fragilité, la pandémie a frappé des communautés vulnérables, difficiles d’accès, loin des soins de santé, et qui voient leurs revenus diminuer de plus en plus puisque les foires et marchés agroécologiques, espaces traditionnels de commerce paysan, sont restées fermées une grande partie de l’année. À ce scénario s’ajoute la difficulté du transport, de la logistique et des équipements nécessaires à la protection des individus et des communautés. La non-prise en compte de la population rurale pendant la pandémie a eu des conséquences inévitables : pertes humaines dues au virus, aggravation de la pauvreté, augmentation de la violence et des conflits.
La réforme agraire et les communautés paysannes sont confrontées à la perversité du gouvernement
La politique agraire menée par le président actuel s’est révélée être la pire de toutes : contraire à la réforme agraire, perverse à l’égard des communautés paysannes et sans aucun dialogue avec les organisations rurales. Au cours de la deuxième année de son mandat, Bolsonaro a continué à agir comme il l’avait promis en 2018 lors de sa campagne présidentielle. Aucun territoire traditionnel n’a été identifié, déclaré ou approuvé en 2020. Il n’y a pas eu non plus de nouvelles expropriations de terres pour la réforme agraire. Pendant cette période, l’Institut national de la colonisation et de la réforme agraire (INCRA) n’a ratifié que quelques anciens processus de régularisation des terres accumulées, dont ne bénéficient que 5 409 familles.
Face à cela, la demande de démocratisation de l’accès à la terre et de reconnaissance des territoires traditionnels du pays reste élevée. On estime qu’il y a environ 120 000 familles engagées dans le processus de lutte pour la terre, en plus d’environ 3 000 quilombolas et près d’un millier de territoires indigènes, qui attendent depuis des années de finaliser leur processus de démarcation tout en étant exposés à toutes sortes de menaces.
Pour couronner le tout, le gouvernement s’est empressé de démanteler et de liquider les organes responsables de la mise en place du programme. Avec 50 ans d’existence, l’INCRA vit l’un des pires moments de son histoire. Avec un budget annuel en diminution constante, l’institution a reçu, en 2020, la somme de 3,3 milliards de réaux en valeur brute, montant dont la majeure partie a été destinée au paiement des indemnités accordées aux propriétaires terriens ayant obtenu en justice l’augmentation de la valeur de compensation pour les terres dont ils avaient été expropriés au cours des autres années.
En 2021, la situation sera encore plus grave. Selon le budget prévu par le gouvernement fédéral, l’INCRA recevra 3,4 milliards de réaux dont une augmentation de 22% par rapport à 2019 pour le paiement des indemnités accordées. Les ressources allouées aux crédits, à l’amélioration des implantations, au suivi des conflits fonciers, à la reconnaissance des territoires quilombolas, par exemple, seront réduites jusqu’à 90%. Cela conduit à l’abandon des attributions et des objectifs finaux de l’institution.
Cette situation a amené les mouvements populaires, les entités rurales et les partis politiques à déposer, en décembre, auprès du Tribunal supérieur fédéral (STF), un plaidoyer pour non-respect du Droit fondamental. La pétition porte sur trois points principaux : la paralysie de la réforme agraire, l’accaparement des terres dans le pays et la criminalisation des mouvements et organisations populaires. Les organisations ont demandé au STF de « reconnaître et de réparer les graves dommages causés aux principes fondamentaux de la Constitution brésilienne pratiqués par les agences fédérales de l’État en bloquant la réforme agraire et de la non-destination des terres publiques fédérales à cette fin ».
Portes ouvertes pour le capital financier et le marché international
La politique visant les campagnes ne concerne pas seulement la paralysie de la réforme agraire et le démantèlement des institutions responsables de l’agenda. Dans le gouvernement actuel, l’élément supplémentaire est la volonté de revenir sur les droits et les acquis consolidés.
On peut le constater dans certaines mesures. L’une d’entre elles est l’Instruction normative (IN) n° 09 d’avril 2020 de la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI), qui a supprimé les obstacles à la certification des propriétés privées empiétant sur les terres indigènes non encore ratifiées. Avec la nouvelle règlementation, ces propriétés peuvent bénéficier d’une déclaration indiquant qu’elles respectent les limites des terres indigènes, même si elles débordent sur des zones situées dans le processus de démarcation. Cette IN fait l’objet de procès demandant sa suspension et son annulation dans plusieurs États et a été considéré par les mouvements indigènes comme contraire au devoir institutionnel de la FUNAI, qui est de protéger les droits et les territoires des peuples autochtones.
Un autre exemple est l’objectif fixé par le gouvernement de délivrer en 2020 cent mille titres de propriété foncière aux familles établies dans le cadre de la réforme agraire. Le titre est l’instrument qui transfère la propriété rurale aux occupants de manière définitive. Cette mesure réduit la responsabilité de l’État sur le plan politique et ouvre la voie au marché foncier et à sa re-concentration entre les mains des propriétaires terriens et celles des grandes entreprises agroalimentaires. En effet, il n’y a pas d’investissement ni de soutien réel et efficace au Brésil pour stimuler et valoriser l’agriculture paysanne et l’agroécologie. Sans reconnaissance, soutien et investissements permettant de rester sur les terres, de nombreuses familles risquent de succomber en cédant la place à de grandes entreprises.
Une autre menace en cours vient de l’approbation, au Sénat, du projet de loi (PL) n° 2.963/2019, rédigé par le sénateur Irajá du Parti social démocratique de l’Etat de Tocantins. Le projet de loi, qui est maintenant soumis à la Chambre des représentants, est l’une des principales revendications politiques du grand capital au Brésil car il élargit les possibilités d’achat de terres par des étrangers. La législation brésilienne en vigueur (loi 5.709/1971) impose un régime différencié aux étrangers – personnes physiques ou morales – qui ont l’intention d’acquérir des terres agricoles dans le pays, en limitant l’achat, y compris pour les sociétés brésiliennes contrôlées par des étrangers ou lorsque le bénéficiaire final des sociétés est un étranger.
Toutefois, le texte du nouveau PL consolide la possibilité d’acquisition et de location de terre agricole jusqu’à un quart (25%) de la surface des communes où elles sont situées. Cela comprend également la non-obligation faite aux propriétés rurales de mise en œuvre de projets agricoles, d’élevage, industriels ou de peuplement, liés à leurs objectifs statutaires, outre la suppression de la nécessité d’une approbation ministérielle préalable de ces projets d’acquisition/location.
Toutes ces mesures gouvernementales étaient accompagnées d’un cadre symbolique qui cherchait à légitimer la barbarie et la violence contre les populations rurales. L’un des effets les plus immédiats de ce schéma est la perversité, la criminalisation, la permissivité des violations commises par l’État lui-même et par le pouvoir privé, et enfin, la mort. En une année marquée par la pandémie et le nécessaire isolement social, la violence dans les campagnes n’a pas été mise en quarantaine et a montré son visage le plus cruel : il n’y a eu ni jour ni heure pour se manifester. Le latifundium et l’agro-industrie se sont clairement sentis autorisés à agir de la sorte dans les campagnes.
La violence du latifundium et de l’agro-hydro-négoce n’a pas été mise en quarantaine
La violence croissante contre l’occupation et la possession de terres agricoles ces dernières années indique l’avancée du capitalisme dans les campagnes brésiliennes. Les chiffres pour 2020 confirment ce mouvement. Au cours de l’année qui s’est terminée, la Commission pastorale de la terre (CPT) a enregistré, en nombre partiel, 1 083 cas de violence contre l’occupation et la possession de biens, impliquant 130 137 familles. Elle a également enregistré 178 invasions de territoires, touchant 55 821 familles. Ce nombre est beaucoup plus élevé qu’en 2019, où seules 9 invasions avaient été comptabilisées par la CPT.
Parmi les zones envahies en 2020, 54,5% étaient des terres indigènes, 11,8% des quilombolas et 11% de familles les occupant. Ensemble, ces catégories sociales ont concentré 77,3% des invasions menées par le pouvoir privé, ce qui indique que les sociétés capitalistes et le latifundium n’ont pas laissé les peuples qui habitent traditionnellement leurs territoires en paix.
Le capitalisme a également progressé sur les biens de la nature. L’eau, dont l’accès est un droit humain essentiel et universel, était au centre du litige en 2020. Selon les données partielles du CPT, 199 conflits liés à l’eau impliquant 35 850 familles ont été identifiés en 2020. Les principaux responsables de ce type de conflit sont : l’industrie minière – impliquée dans 43% des cas -, les grands entrepreneurs, le gouvernement fédéral et les centrales hydroélectriques.
Les populations riveraines ont le plus souffert de la violence des pouvoirs publics et privés, étant présentes dans 69 conflits liés à l’eau, suivies par les peuples autochtones (39) et les communautés de pêcheurs (38). La majorité de ces conflits étaient concentrés dans le sud-est du pays, avec une incidence de 99 cas, suivi par la région du nord, avec 50 occurrences.
Si en temps de pandémie, l’agronégoce et les latifundia ne sont pas restés « chez eux », mais sont sortis pour transformer la vie des gens de la campagne et de Mère Nature en enfer, les organisations rurales, malgré les limites imposées par le moment, n’ont pas ménagé leurs efforts pour rester dans la bataille pour la ruralité brésilienne, que ce soit au niveau des terres ou du territoire. Dix-sept actions d’occupation ont été enregistrées et ont repris en 2020, mobilisant 495 familles. Cela semble peu par rapport aux années précédentes, mais c’est une victoire dans le contexte dans lequel nous vivons.
Environnement : « faire passer le bétail »
Au cours de la réunion ministérielle du 22 avril, le ministre de l’Environnement Ricardo Salles a proposé de profiter de l’attention de la presse sur le Covid-19 pour « faire passer le bétail » de la déréglementation de la politique de planification et de contrôle de l’environnement. Par cette déclaration, le ministre affiche l’objectif de démantèlement de la politique environnementale lentement établie au long des 40 dernières années. Le ministre assume le rôle de principal adversaire de la durabilité socio-environnementale, de la conservation de la biodiversité et de la garantie des territoires des peuples et communautés traditionnels au Brésil.
En 2020, le gouvernement a publié 195 actes d’assouplissement des lois environnementales au Journal officiel uniquement entre les mois de mars et mai, contre 16 durant la même période de 2019. C’est grâce aux actions des membres du Congrès et du pouvoir judiciaire, provoquées par la société civile et les partis d’opposition, que la situation n’a pas empiré.
Ricardo Salles a également admis, sans problème, que son objectif était de restreindre l’efficacité des dispositions de la loi sur la Forêt atlantique, qui exigent la récupération environnementale des zones illégalement déboisées avant 1990. L’intention était de réduire le nombre de zones à régulariser par les grands propriétaires terriens, qui les exploitent illégalement et font pression sur le gouvernement pour qu’il légalise la déforestation. Avec cette mesure, le responsable en charge du ministère agit une fois de plus contre l’environnement en proposant d’amnistier les amendes, de mettre fin aux embargos et d’empêcher le reboisement des zones dégradées, le tout en accord avec les discours et les pratiques du président de la République lui-même.
L’année où le Brésil a pris feu
Le feu et la déforestation ont été utilisés comme outils pour ouvrir la frontière agricole, préparant le champ pour le « passage du bétail ». Cela a montré les deux côtés qui se complètent dans le processus d’accumulation capitaliste dans la campagne brésilienne : le latifundium et l’agronégoce. En Amazonie, en septembre 2020, 89 604 foyers d’incendie ont été enregistrés. Ce chiffre est supérieur à celui de l’année précédente.
Dans le Cerrado, 56 000 foyers d’incendie ont été enregistrés. Dans le Pantanal, nous continuons à regarder la nature en flammes crier. Selon les données de l’Institut national de recherche spatiale (INPE), les incendies du biome ont augmenté de près de 200% entre 2019 et 2020. Le biome de la Caatinga, bien qu’il soit nettement moins important que d’autres biomes, est également menacé, l’incendie volontaire étant l’un des principaux vecteurs de sa dégradation.
Le feu avait la bonne adresse : les territoires traditionnels. Environ 60% des terres indigènes ont été touchées par plus de 100 000 incendies, selon une enquête de Global Forest Watch. L’agro-incendie. L’augmentation de ces incendies est le reflet du démantèlement des structures publiques visant à lutter contre la déforestation et les incendies dans les biomes brésiliens. Il reflète une réduction des inspections, des investissements dans la prévention, des amendes et des contraventions. Le modus operandi du gouvernement était d’encourager les actions criminelles du latifundium et de l’agronégoce.
Les élections municipales et la lutte pour la terre
L’année a également été marquée par les élections municipales, au cours desquelles des dizaines de millions de Brésiliens se sont rendus aux urnes pour élire leurs candidats aux postes de maire, d’adjoint au maire et de conseiller municipal. Des membres de partis défendant des programmes conservateurs, de suppression des droits des travailleurs, des paysans et des peuples autochtones ont été élus. Cependant, les opprimés et les exclus ont gagné de l’espace au sein des partis politiques. Les Noir.es, les femmes et les LGBTI ont augmenté leur participation à la direction des mairies et dans les conseils municipaux. En plus de ces groupes, certains dirigeants indigènes, quilombos, paysans et syndicalistes ruraux se sont également joints à eux.
Le débat sur l’agroécologie gagne également de l’espace dans la politique municipale. Au total, 47 maires et 125 conseillers municipaux, selon une enquête de l’Articulation nationale de l’agroécologie (ANA), ont signé la Lettre d’engagement de l’agroécologie pour les élections : Propositions de politiques de soutien à l’agriculture et à l’agroécologie vivrière, de promotion de la souveraineté alimentaire et de la sécurité nutritionnelle dans notre municipalité.
Malgré l’apparente mobilisation autour des élections, la donnée marquante du Tribunal électoral supérieur (TSE) révèle que la somme des abstentions, votes blancs et nuls, s’élève à 30%, soit le taux le plus élevé depuis trois décennies. Bien que nous vivions à une époque de limitations et de pandémie, ce nombre est révélateur d’une fatigue et d’un désespoir face à un modèle d’organisation politique éloigné de la vie des gens. Il convient également de noter les énormes défis que représentent les mandats émanant de la base, des communautés et des peuples traditionnels, qui agiront dans les structures d’un État néolibéral mais également colonial. La seule réponse possible doit être réaffirmée : la transformation vient d’en bas et il n’y aura pas de démocratie tant que la terre, l’eau, les biens de la nature, le fruit du travail et la justice ne seront pas démocratisés.
Solidarité paysanne, solidarité politique
Si d’un côté, l’année 2020 fut atypique en raison de la pandémie Covid-19, qui a imposé une réalité encore plus dure aux secteurs opprimés, d’un autre côté, elle fut marquée par la solidarité de classe et par l’importance de la réforme agraire et de l’agroécologie.
Suite à ce sentiment de joie de vivre, des actions de solidarité ont été menées du nord au sud du pays. Des milliers de tonnes de nourriture ont été données par les communautés de la réforme agraire, communautés traditionnelles, sans terre et posseiras. Ces actions confirment que l’agriculture paysanne ne met pas seulement de la nourriture sur la table du peuple brésilien, mais qu’elle est un véritable signe d’espoir et de soin de la vie et de la Terre Mère. Prendre soin de la nature, c’est prendre soin de la planète, comme le dit le pape François dans l’encyclique Laudato Si : « Prendre soin de la Maison commune, c’est aussi prendre soin de la Cause commune. »
Le partage de la nourriture en cette période de pandémie nous fait comprendre que la solidarité humaine et sociale est une option éthique à laquelle nous devons souscrire. Il s’agit d’une décision existentielle, spirituelle et politique. Il s’agit de vivre la spiritualité comme une « solidarité politique », qui nous conduit non seulement à guérir avec charité les personnes blessées et nécessiteuses d’aujourd’hui, mais aussi à œuvrer pour un changement global de la société, en luttant contre les causes structurelles de la pauvreté, contre le « rejet » des personnes et de la nourriture, contre l’inégalité, contre le manque de travail, de maison et de terre. Il est urgent de donner la priorité à la vie, de la placer au-dessus de l’argent et de l’appropriation individualiste des biens.
Les fruits de la terre ont été partagés : des pauvres gens sans justice de la campagne aux pauvres gens sans justice de la ville. Une alliance pour la vie, pour le partage et la solidarité a été formée et elle nous indique où l’espoir marche, obstiné et résistant.
https://observatoiredemocratiebresil.org/Bilan-de-la-question-agraire-au-Bresil-2020
Voir en ligne : Balanço da Questão Agrária no Brasil – 2020
[1] https://observatoiredemocratiebresil.org/Assentamentos
[2] Ce sont les personnes qui possèdent effectivement un terrain sans titre de propriété foncière
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