11 novembre 2019 | tiré de mediapart.fr
De notre envoyé spécial dans l’Iowa (États-Unis). – À 8 heures vendredi matin, Alexandria Ocasio-Cortez a siroté un café en direct sur Instagram, réseau social qu’elle a transformé en tribune politique. « C’est ma première visite dans l’Iowa », a dit la congresswoman à ses quatre millions de followers.
Quelques heures plus tard, l’élue new-yorkaise socialiste, benjamine du Congrès américain et nouvelle étoile de la gauche américaine, grimpait à toute allure sur une estrade posée dans un gymnase de Council Bluffs, une petite ville du Midwest à la frontière avec l’État du Nebraska.
« Vous m’entendez ? Je ne vous entends pas. Qui ici est prêt pour la révolution ? »
Tout le week-end, une « AOC » énergique a chauffé les salles pour le sénateur du Vermont en tournée dans l’Iowa. Avec six mille spectateurs au total, leurs trois meetings communs ont établi un record. Combative, la plus jeune élue du Congrès a donné un coup de jeune au sénateur septuagénaire récemment victime d’une crise cardiaque. En plus d’une heure de discours cumulés, elle a surtout déployé une vision politique radicale cohérente, et traduit de façon directe et incarnée le discours de Sanders.
Jadis sénateur indépendant esseulé dans le paysage politique, l’élu du Vermont répète en effet le même discours depuis des décennies. C’est incontestablement un atout, Sanders ayant réussi à imposer au cœur de la discussion entre les prétendants démocrates à la Maison Blanche ses thèmes de prédilection, comme la santé universelle pour tous, l’annulation d’une dette étudiante équivalente à 1 600 milliards de dollars, et la dénonciation de Wall Street et du « 1 % ».
Cela peut toutefois constituer un désavantage : l’exercice des primaires tend en effet à privilégier la nouveauté, comme l’ont prouvé ces dernières années les victoires inattendues de Barack Obama et de Donald Trump… mais aussi le succès de Sanders lui-même, qui, pour la première fois depuis des décennies, a fait surgir en 2016 face à Hillary Clinton un message de rupture avec le libéralisme centriste du parti démocrate.
L’équipe de Sanders l’a bien compris. Elle a fêté le ralliement d’AOC il y a trois semaines, lors d’un grand meeting à New York (le plus grand évènement de la primaire pour l’instant), et compte bien profiter de la popularité de la congresswoman dans les mois qui viennent pour mobiliser précocement. « Elle a inspiré depuis son élection des millions de jeunes à travers le pays », l’a félicitée Bernie Sanders.
Sanders, pris de haut par une bonne partie des médias et des commentateurs, dilué dans une primaire pléthorique, concurrencé à gauche du parti démocrate par Elizabeth Warren, veut en effet à tout prix remporter les premières primaires afin de créer un « momentum » favorable. Sur ses tablettes, l’Iowa, premier État à voter le 3 février 2020, est prioritaire.
En 2016, Sanders avait failli remporter ce grand État agricole en plein Midwest, populaire et majoritairement blanc. Il y compte un millier de volontaires et parie sur une stratégie originale, qui a fait ses preuves lors de sa précédente campagne : au lieu de ratisser comme ses adversaires les multiples évènements organisés par le parti démocrate, il a organisé des marches avec les employés des fast-foods et des syndicalistes, parle du sort des nombreux travailleurs hispaniques de l’agriculture locale. Dans cet État comme ailleurs, il compte créer « le plus grand mouvement grassroots [de terrain – ndlr] de l’histoire du pays ».
Cette « organisation distribuée » (« distributed organizing ») consiste à pousser ses soutiens à devenir d’actifs recruteurs d’électeurs potentiels qui s’engageront à voter le jour décisif. Sa cible prioritaire : les plus jeunes électeurs. Ce n’est pas un hasard si deux des trois meetings de l’Iowa ont eu lieu dans des universités. Dans cette stratégie, AOC, figure emblématique de toute une génération de jeunes activistes récemment engagés, est un atout maître.
Sur la scène, AOC, née il y a trente ans pile, en 1989, au moment de la chute du mur de Berlin, arrive comme une rock star. Elle s’assoit sur un grand tabouret, qu’elle va vite délaisser pour habiter la scène. « Je n’ai rien préparé, je me suis dit que j’allais vous parler. » Comme le font nombre d’activistes américains, qui connaissent le pouvoir des histoires, elle commence par raconter la sienne. « En février dernier, j’étais encore serveuse dans un restaurant de tacos à Manhattan. Je me rappelle avoir cherché des gens comme moi dans les cercles du pouvoir, j’ai été élevée par des parents travailleurs qui n’avaient ni connexions ni réseau. Je me demandais si c’était seulement possible. J’étais lasse de ce système politique. Pendant longtemps, j’ai pensé que ce n’était qu’un show, du théâtre. »
Elle dit avoir été gagnée par la « noirceur qui ne part pas », raconte l’assurance-maladie qu’elle a un jour perdue avec Joe, son ancien collègue originaire de l’Iowa, dans l’assistance ce soir-là. Elle parle du salaire « qui ne permettait pas de vivre », de sa dette étudiante à rembourser, des loyers payés par miracle. Son histoire, celle d’une jeune femme hispanique née dans le Bronx devenue élue au Congrès, devient un exemple d’éveil politique qui peut en inspirer d’autres. « Ce n’est qu’avec ce mouvement, en 2016, que j’ai commencé à questionner ces idées. »
« Nous ne poussons pas le parti démocrate à gauche. Nous le ramenons chez lui. »
Aux plus jeunes, elle explique son soutien au sénateur socialiste. « Quand j’étais enfant, ma mère faisait des ménages, mon père tentait de lancer son entreprise, ils luttaient pour avoir une assurance-maladie. Bernie se battait déjà pour eux. L’année où je suis née, les dirigeants du monde ont failli agir contre le changement climatique, ils n’ont rien fait mais Bernie, lui, se battait pour nous. Il se battait pour moi quand j’ai obtenu mon diplôme, lestée de 20 000 dollars de dettes. Parce qu’il a combattu pour moi, je veux me battre pour lui. » Elle l’appelle affectueusement Tío, le grand-oncle en espagnol, une façon d’adoucir les critiques récurrentes sur l’âge de Sanders, 78 ans, le vétéran de la bataille pour la Maison Blanche qui s’ouvre.
Alors que le milliardaire et ancien maire de New York Michael Bloomberg laisse entendre qu’il pourrait entrer dans la course des primaires démocrates, Ocasio-Cortez reprend la critique radicale de Sanders sur l’accumulation des richesses aux États-Unis et la nécessité d’un mouvement social d’ampleur. Elle traduit ce qu’elle entend par « révolution politique », la formule clé de Sanders. « Ce n’est pas un slogan, ce n’est pas un hashtag. Il s’agit de transformer le centre du pouvoir aux États-Unis pour se concentrer sur les classes populaires. »
Elle dit aussi : « Franchement, ce n’est pas parce que certains ne peuvent pas imaginer un système politique qui n’est pas dirigé par des millionnaires qu’on ne doit pas avoir un système politique dirigé par les classes populaires. » « Je sais que cela semble impossible, ajoute-t-elle, mais ça ne l’est pas. C’est davantage à notre portée que cela ne l’a jamais été. »
AOC parle souvent d’une « politique d’amour ». Le terme ne contient aucune naïveté. « La politique à son meilleur, dit-elle, est une politique d’amour. Les gens sont devenus cyniques parce que nous sommes fatigués d’avoir nos cœurs brisés. » Comme Sanders, elle défend son bras de fer, assumé, avec le parti démocrate. « On nous accuse d’être trop à gauche. Nous ne poussons pas le parti à gauche. Nous le ramenons chez lui. Pour qu’il devienne à nouveau le parti de Franklin Delano Roosevelt [l’inspirateur du New Deal – ndlr], le parti des droits civiques, le parti qui lutte pour la libération queer ! Je veux ramener le parti chez lui. Pas toute seule, ensemble, avec le mouvement syndical, avec Black Lives Matter, avec le mouvement qui se bat autour de l’immigration, avec les salariés qui exigent un salaire à 15 dollars de l’heure. »
Cette politique, elle lui donne un contenu qui dépasse les fractures raciales et les statuts : l’assurance-maladie universelle publique pour tous, la fin des « brutalités policières » et des politiques migratoires où l’on « enferm[e] des enfants [migrants] dans des cages », un salaire qui permet de vivre. Elle dénonce en même temps le néolibéralisme, la « suprématie blanche », la ségrégation et la stigmatisation raciste des « Welfare queens », figure de l’assistanat forgée par Ronald Reagan dans les années 1980, qui permettait de cibler les femmes noires pauvres avec des mots codés. Elle défend enfin le « Green New Deal », un vaste plan de lutte contre le changement climatique qu’elle proposait avant même son élection.
Parmi les candidats de la primaire, Sanders propose en la matière le plan le plus ambitieux : 16 000 milliards de dollars, 20 millions d’emplois liés à la transition énergétique, une municipalisation de la production électrique. Quand Sanders a tendance à énumérer ses propositions, AOC en fait davantage une question morale, un impératif, et un antidote à l’angoisse.
« Certains, dit-elle, s’inclinent face au cynisme, nous disent que tout espoir est perdu. Mais notre futur est ce que nous choisissons. Je refuse le choix de laisser à la prochaine génération une planète diminuée et mourante. Un membre républicain du Congrès m’a dit que s’occuper du climat, c’est élitiste. Ce qui est élitiste, c’est de considérer que ce n’est pas un problème. C’est de s’acheter une immunité contre les inondations, la sécheresse et les incendies. De penser que vous allez pouvoir vous asseoir sur votre tas d’or et que vous, vous serez OK. »
Comme Sanders et les activistes du mouvement Sunrise qui mènent une campagne active de mobilisation pour faire voter aux primaires dans l’Iowa, elle s’en prend au « Big Oil », à l’industrie pharmaceutique, à Wall Street, et aux nombreux démocrates qui affirment qu’un plan massif de financement public contre la catastrophe climatique coûte trop cher. « On paie déjà pour ça, dit-elle à la fin d’un de ses discours, sous les vivats. Comme si le Midwest n’avait pas été sous les eaux cette année. Comme si 3 000 Américains n’étaient pas morts à Porto Rico. Comme si l’ouragan Katrina n’avait pas eu lieu. Les océans montent, la Californie est en feu. » Elle appelle encore une fois à un « mouvement populaire […] pour reconstruire cette nation ».
https://twitter.com/AOC/status/1193273344138891264
Dans l’assistance, les supporters de Sanders, des fidèles de 2016 ou de nouveaux convertis, sont d’abord venus écouter le sénateur, le vrai candidat. Mais beaucoup disent leur admiration pour AOC. Brad Allison, un grand chauve tatoué, porte même un tee-shirt à l’effigie de l’élue new-yorkaise. « Les conservateurs la moquent parce qu’elle a été serveuse ? Mais c’est quoi le problème ? C’est ça l’Amérique. Elle n’a pas honte et c’est rafraîchissant », dit Brad, qui raffole des auditions au Congrès, parfois visionnées par des millions d’internautes, où elle « passe sur le gril Mark Zuckerberg [le patron de Facebook – ndlr] et les autres. Elle n’est pas intimidée et, pardon de ce mot mais… elle coupe leurs conneries. »
« Elle est jeune, elle réfléchit avant de parler, et elle a raison », applaudit la sexagénaire Jane Crawford, femme de ménage dans un motel. « Elle dit ce qu’elle a sur le cœur », ajoute son mari David, retraité de l’acier. « À travers la façon dont elle parle, on sent qu’elle pourrait changer les choses », ajoute Annie Peterson, éditrice à Des Moines, la capitale de l’Iowa.
L’histoire politique d’AOC reste à écrire. Bernie Sanders n’a pas encore gagné la primaire, et Trump n’a pas quitté la Maison Blanche. Mais dans la prolongation de Sanders, elle contribue à retapisser un puissant imaginaire de gauche aux États-Unis. En un an au Congrès, c’est déjà immense.
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