Tous les projecteurs sont braqués sur l’Espagne et son secteur bancaire. Après la Grèce, l’Irlande, le Portugal, les plans de sauvetage sont-ils derrière nous ou sommes-nous seulement au milieu du gué ? Il faut être lucide et reconnaître que la crise bancaire et financière est loin d’être terminée, tant en Europe qu’aux Etats-Unis. Ses répercussions sur le reste de l’économie mondiale et, par conséquent, sur les conditions de vie des populations seront durables. Pourtant, en Europe, au cours du premier semestre 2012, les grands médias ont appuyé les déclarations de dirigeants européens, des représentants de la BCE et des banques privées pour convaincre l’opinion publique que la politique menée avait permis de stabiliser la situation du système bancaire.
Selon le discours dominant, les inquiétudes trouvent leur origine dans le surendettement des Etats, un possible défaut grec, une contagion vers l’Espagne et l’Italie. Du côté des banques, l’assainissement suit son cours, la BCE a les choses en main. De janvier à début mai 2012, le message répété à l’envi était grosso modo le suivant : « Grâce aux 1000 milliards d’euros qu’elles ont reçues en prêts en deux étapes (décembre 2011 et février 2012) pour 3 ans à 1% d’intérêt de la part de la BCE, les institutions financières privées sont en mesure de faire face aux difficultés des Etats en matière de dette souveraine, les marchés financiers ont retrouvé leur calme, les Bourses sont reparties à la hausse après une année particulièrement déprimante. Grâce à la règle d’or en cours d’adoption partout, aux efforts de réduction des dépenses des Etats, à la réforme du marché du travail pour le rendre encore plus flexible et des retraites pour réduire leur charge, les finances publiques sont en cours d’assainissement. Quelques efforts sont encore nécessaires mais on voit le bout du tunnel. Dormez, braves gens ! »
Le mois de mai 2012 a apporté un démenti cinglant. En effet, il est devenu clair que les banques privées n’ont pas fondamentalement assaini leurs comptes, elles n’ont pas modifié leur comportement à haut risque, leurs dirigeants n’ont pas perdu leur soif de bonus et de primes. Les banquiers considèrent que les pouvoirs publics seront toujours là pour leur sauver la mise. Les sauvetages bancaires avec de l’argent public se poursuivent. La dépression se prolonge. La dette publique augmente à cause de l’effet combiné des sauvetages et de la dépression. Le chantage des marchés financiers à l’égard des maillons faibles de la zone euro reprend de plus belle.
Le système bancaire est dans l’œil d’un cyclone qui poursuit sa route, frappant les unes après les autres de grandes institutions bancaires privées et faisant fi des frontières. A la différence du cyclone, phénomène naturel bien connu, le cyclone financier n’a rien de naturel : il est un pur produit du fonctionnement cyclique du capitalisme, amplifié par 30 ans de déréglementation néolibérale.
Le cas espagnol est emblématique car il démontre que la crise ne trouve pas son origine dans la dette publique générée par un Etat social trop dépensier. En 2007, au moment où la crise a éclaté au Etats-Unis et avant que l’Espagne n’y soit entraînée, la dette publique espagnole ne représentait que 36% du Produit intérieur brut. L’Espagne était l’un des meilleurs élèves de la zone euro avec un taux d’endettement public nettement inférieur au 60% prescrit par le traité de Maastricht, son solde budgétaire était positif (+1,9% du PIB alors que Maastricht impose un maximum de 3% de solde négatif). La dette publique espagnole ne représentait que 18% de la dette totale du pays. Ce n’est pas du côté de la dette publique qu’il faut chercher, car la crise qui affecte l’Espagne a été directement provoquée par le secteur privé : le secteur immobilier et le secteur du crédit.
En Espagne, en mai 2012, Bankia, 3e banque espagnole en terme d’actifs, a demandé une aide publique d’un montant de 19 milliards d’euros (qui s’ajoutent aux 4,5 milliards déjà reçus). La banque d’Espagne estime que le système bancaire ibérique détient des actifs toxiques pour un montant de 176 milliards d’euros. Différents spécialistes estiment qu’il faudra 40 à 200 milliards d’euros pour recapitaliser les banques espagnoles.
Le secteur financier privé espagnol n’est pas le seul en cause. Le groupe bancaire belgo-français-luxembourgeois Dexia sauvé une deuxième fois de la faillite en octobre 2011 a reconnu une perte de 11 milliards d’euros pour l’exercice 2011 et ce n’est pas terminé : il va encore faire appel aux pouvoirs publics pour se recapitaliser (au moins 10 milliards seront requis). JP Morgan, une des grandes banques d’affaires états-uniennes, a dû reconnaître une perte de 2 milliards de dollars en mai 2012 (cette nouvelle a entraîné en quelques jours une chute de 25 milliards de sa capitalisation boursière) et on parle de dommages bien supérieurs pour le futur. Les banques grecques sont en déroute, elles font face à des retraits massifs (auxquels dirigeants et actionnaires participent activement) et ne survivent pour le moment que grâce aux prêts d’urgence que la banque nationale de Grèce leur accorde au jour le jour pour un montant de 100 milliards d’euros avec l’accord de la Banque centrale européenne |1|.
Parmi les 800 banques européennes qui ont emprunté à la BCE ces 1000 milliards d’euros, de nombreuses entités (dont les plus grandes banques) sont de nouveau à cours de liquidités ou le seront bientôt, et elles pressent la BCE de reproduire le même type d’opération de prêts à bas taux (inférieur à l’inflation) et pour une assez longue durée.
Alors que toute l’attention de l’opinion est dirigée vers la dette publique accumulée par les Etats, la source principale de la crise est constituée par l’état des bilans des banques privées (et des grands groupes d’assurances). Elles ont empilé d’énormes montants de dettes |2| afin de financer des opérations à haut risque qui produisent souvent des pertes colossales. De telles pertes surviennent à mesure que des contrats sur des produits structurés et autres actifs toxiques arrivent à échéance (ou « se dénouent », pour utiliser le jargon).
La leçon à tirer, c’est que plus que jamais il faut revendiquer l’expropriation des banques et leur transfert au secteur public sous contrôle citoyen. Il faut refuser les sauvetages coûteux qui alourdissent toujours davantage la dette publique sans résoudre de manière durable la crise bancaire. Non seulement l’expropriation doit se faire sans indemnité pour les grands actionnaires (les petits actionnaires seront indemnisés) mais le coût de l’assainissement des comptes des institutions expropriées doit être récupéré sur leur patrimoine global (car ils détiennent en général un patrimoine qui va bien au-delà des banques). Il est nécessaire de construire un rapport de force pour la répudiation par les pouvoirs publics de la partie illégitime de la dette afin de libérer des ressources pour la mise en place d’une politique de plein emploi et d’investissement public dans des activités qui améliorent les conditions de vie de la population, qui préservent l’environnement, qui rompent avec le capitalisme et le productivisme. Il s’agit de réaliser une série de politiques cohérentes en termes d’alternatives économiques et sociales pour effectuer un grand tournant post néolibéral, post productiviste et anticapitaliste |3|. Sur le chemin vers le changement radical, l’audit citoyen de la dette est un outil de conscientisation et de mobilisation précieux et indispensable.
Notes
|1| Financial Times, 22 mai 2012, « Secret €100bn assistance propping up Greek banks », p. 4.
|2| Dettes à l’égard des pouvoirs publics (la BCE, la Fed, les banques centrales nationales) , dettes à l’égard des Money Market Funds, dettes à l’égard d’autres banques privées, dettes sous formes de bons qu’elles vendent sur les marchés financiers, dettes à l’égard de leurs clients qui y déposent au jour le jour sur un compte courant leurs liquidités (par exemple leur salaire au début de chaque mois mais cela peut être aussi les liquidités d’une entreprise privée grande petite ou moyenne) et leur épargne.
|3| Voir notamment Eric Toussaint, « Huit propositions urgentes pour une autre Europe », 4 avril 2011,
Eric Toussaint, maître de conférence à l’université de Liège, est président du CADTM Belgique (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde) et membre du conseil scientifique d’ATTAC France. Il a écrit avec Damien Millet : AAA Audit Annulation Autre politique, Seuil, Paris, 2012.