Tiré de Médiapart.
Sfax (Tunisie).– Dans une maison dont le chantier est à peine achevé, en périphérie de la ville de Sfax, à l’est de la Tunisie, Lionel, Camerounais de 30 ans, cuisine des pâtes et une omelette aux légumes. L’occupation, triviale et méthodique, lui permet d’oublier momentanément le naufrage auquel il a survécu in extremis vendredi 24 mars. Le bateau dans lequel il se trouvait, chargé de quarante-deux personnes, dont cinq bébés, a chaviré.
Lionel se souvient par flash-back d’avoir lutté pour rester en vie. C’était la nuit et il n’a pas pu voir clairement ce qui se passait autour de lui. « Je me suis laissé entraîner par les vagues, on avait tous des chambres à air autour du cou, cela a aidé certains, d’autres sont morts noyés, d’autres ont paniqué », raconte ce père de deux enfants, venu en Tunisie un an plus tôt, dans l’unique objectif d’aller en Europe pour soutenir financièrement sa famille restée au pays.
C’est sa troisième tentative de traversée à se solder par un échec. Sauvé par des pêcheurs le lendemain du naufrage et à peine débarqué sur les rives de Sfax, Lionel planifie déjà de repartir, avec ses amis qui attendent une opportunité. « En ce moment, tout le monde est prêt à prendre le risque de partir, surtout dans le contexte actuel où on ne se sent plus les bienvenus dans le pays. »
Une référence aux propos du président Kaïs Saïed, le 21 février, sur les « hordes » de migrantes et migrants subsahariens dans le pays. Ces déclarations ont entraîné des violences contre les exilé·es, expulsé·es manu militari de leurs logements par leurs propriétaires ou licencié·es du jour au lendemain, à cause des contrôles renforcés sur le travail non déclaré des personnes en situation irrégulière.
Depuis le tollé suscité par les propos présidentiels, près de 3 000 Subsaharien·nes ont été rapatrié·es par leurs ambassades, et les départs en mer se sont accélérés, pour les plus désespérés. « On a de plus en plus de mal à trouver du travail et, de toute façon, avec la situation économique, ce que l’on gagne ne nous permet plus d’envoyer de l’argent à la famille et de payer nos factures, donc mieux vaut prendre le large. On dit toujours “l’Europe c’est le meilleur des risques” », explique Lionel. Il a payé 1 500 dinars sa traversée (450 euros). Des prix deux fois moins élevés qu’il y a quelques mois et des départs qui se multiplient : une « grande braderie migratoire » selon Frank, acteur de la société civile à Sfax.
Crise économique et précarité
« C’est difficile d’estimer s’il y a plus de départs ou pas après les propos de Kaïs Saïed mais ce qui est sûr, c’est que la loi de l’offre et de la demande est à son pic. Vous avez des passeurs qui font miroiter des traversées en publiant les photos des moteurs du bateau sur les forums de discussion, des bateaux qui sont construits en moins de deux jours avec du fer et du mastic », explique un Camerounais qui a souhaité rester anonyme. Selon les chiffres du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, 22 440 migrant·es sont arrivés sur les côtes italiennes entre le 1er janvier et le 19 mars 2023, une augmentation de 226 % par rapport à 2022. La moitié seulement des migrant·es ont la nationalité tunisienne.
À Sfax, poumon économique du pays, la communauté subsaharienne est présente en grand nombre car la ville offre de nombreuses opportunités de travail : cueillette des olives, chantiers de construction ou emplois ouvriers dans le port. Déjà, la pandémie avait fortement éprouvé les Subsaharien·nes, qui peinent encore à trouver un travail correctement payé. « Un emploi dans la restauration était payé 500 dinars avant le Covid, plus que 300 après, car les employeurs ne veulent plus prendre de risque, c’est pourquoi on observe une accentuation de la précarité chez les communautés subsahariennes et ce, depuis 2022 », explique Yosra Allani, coordinatrice de l’ONG Terre d’asile à Sfax.
Aujourd’hui, la situation a empiré. L’inflation atteint 10,4 % et l’Union européenne parle d’un « risque d’effondrement de l’économie » si le pays ne parvient pas à trouver un accord avec le Fonds monétaire international au printemps. Un prêt de 1,9 milliard de dollars (1,74 milliard d’euros) est en cours de négociation.
À Sfax, la crise se ressent partout. Les ONG confirment que beaucoup de migrant·es peinent à retrouver du travail malgré un relatif retour au calme, plus d’un mois après les propos de Kaïs Saïed. Devant le marché aux poissons au cœur de la ville, de plus en plus de femmes migrantes subsahariennes vendent à même le sol leurs produits importés de leur pays d’origine. « Avant nous avions des échoppes que nous louions à des Tunisiens mais la police est intervenue pour nous contrôler donc nous avons dû quitter les lieux. Désormais, nous n’avons plus le choix, c’est la vente à la sauvette qui prime », explique Ange, une Ivoirienne qui vend des épices dans la rue.
La situation sociale reste tendue. « Nous avons toujours une vraie demande sociale de personnes à la rue car elles ne trouvent pas un propriétaire qui peut leur louer un logement, des migrants qui frappent aussi à nos portes après un naufrage parce qu’ils ont tout perdu, d’autres qui sont sans emploi », ajoute Yosra Allani. Elle explique que si, auparavant, les départs en mer augmentaient à l’approche de l’été, « désormais c’est tout le temps, quelles que soient les conditions météorologiques ».
Pourchassés en mer
Les autorités gèrent une crise migratoire pluridimensionnelle. En mer, la garde maritime intercepte chaque nuit des centaines de personnes à bord de « bateaux de pacotille [qui] prennent très vite l’eau », explique un colonel qui souhaite rester anonyme. Lors des patrouilles en mer, les autorités repèrent les bateaux à leur impact au sol lorsqu’ils sont déchargés du camion sur la plage. Grâce au son du moteur, différent de celui des bateaux de pêche, les autorités arrivent à suivre leur trace et à les intercepter en mer.
S’ensuivent alors de longues négociations pour convaincre les migrant·es de monter dans le Zodiac de la Garde nationale. « On leur enlève le moteur, pour leur montrer qu’ils ne pourront pas aller bien loin mais, malgré cela, beaucoup s’acharnent. C’est très compliqué à gérer car ils sont souvent trente à quarante personnes et tout mouvement de foule peut faire chavirer le bateau ou le nôtre », explique le garde-côte.
Certains migrants connaissent la manœuvre de la Garde nationale pour les arrêter et parfois, en geste de désespoir, placent un bébé sur le moteur, afin d’empêcher le garde-côte d’y toucher. « Mettez-vous à notre place, on nous chasse du pays en nous disant qu’on n’a pas le droit d’être ici et en nous insultant, et après, même quand on essaye de fuir, la Garde nationale nous suit en mer pour nous ramener sur la terre ferme, c’est absurde », explique Lionel.
Souvent, la confrontation en mer avec la Garde nationale tourne mal, si les migrant·es n’obtempèrent pas, comme l’a dénoncé l’ONG Alarm Phone dans un rapport publié en janvier 2022 faisant état de « tirs en l’air, coups de bâton et même remplissage du bateau avec un bidon à eau par les autorités pour le forcer à couler ». « L’impunité des autorités étatiques et la difficulté d’enquêter sur leurs opérations illégales et meurtrières en mer persistent », selon Alarm Phone.
Pressions italiennes et européennes
Car il faut faire du chiffre, et montrer que la Tunisie fait un effort pour contenir le flux migratoire vers les côtes italiennes. La Tunisie a reçu pour cela 47 millions d’euros de la part de l’Italie depuis 2011, selon le rapport d’Alarm Phone. Dans le journal italien La Repubblica, le ministre tunisien des affaires étrangères a demandé davantage de soutien.
La Tunisie « continue de jouer le rôle du bon élève de l’Union européenne, et actuellement les pressions italiennes visent à ce que le pays accepte d’autres compromis en échange de soutien financier : une coopération plus accrue avec Frontex pour identifier les migrants qui arrivent sur les côtes italiennes » par exemple, selon Romdhane Ben Amor, chargé de communication au Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Il estime que la Tunisie est condamnée à faire le gendarme en mer, mais sans pouvoir gérer les migrant·es présent·es sur son sol.
« C’est éreintant », explique le garde-côte. « Désormais, lorsque vous déjouez une opération, vous en avez dix autres qui se reconstituent derrière. Idem pour la logistique, poursuit-il. Lorsque vous confisquez les moteurs, ils sont mis sous scellés par la douane et, quelques mois plus tard, ils doivent être mis aux enchères. Ceux qui vont les acheter sont les mêmes qui ensuite peuvent les revendre sur le marché noir, c’est sans fin », conclut-il.
« Sfax est la ville où se concentre toute la matière première pour les constructions navales et la main-d’œuvre, donc vous avez un vivier d’artisans qui savent construire des bateaux et le matériel à disposition aussi », explique encore le garde-côte.
Depuis le début de l’année, les autorités tunisiennes ont intercepté près de 14 000 personnes, tunisiennes et subsahariennes, tentant de traverser la Méditerranée, quatre fois plus que l’année précédente pour la même période. 30 000 personnes ont été interceptées au total en 2022. « Mais une fois au port, nous n’avons pas d’autre choix que de les relâcher, en sachant que la moitié repartiront dès qu’ils en auront l’occasion », conclut le garde-côte.
Au tribunal de Sfax, le porte-parole, Faouzi Masmoudi, parle de moyens plus ciblés pour démanteler les réseaux de passeurs ou « toute personne qui contribue à mettre en place une opération de migration clandestine ». Les écoutes téléphoniques sont de mise, la loi sur la traite des personnes votée en 2016 est de plus en plus utilisée pour condamner les passeurs ou leurs complices. Le tribunal traite trente à quarante affaires de migration clandestine chaque mois.
Quant aux disparu·es dans les naufrages, ce sont aussi les autorités tunisiennes et les pêcheurs qui sont chargés de la dure tâche de repêcher les corps. « La morgue de Sfax est déjà saturée », alerte le directeur régional de la santé, Hatem Cherif. Près de 29 corps ont été repêchés dimanche 26 mars après cinq naufrages en deux jours. La semaine qui a suivi, 42 corps étaient à la morgue de l’hôpital universitaire Habib-Bourguiba à Sfax. « Nous manquons de place pour enterrer les corps dans les cimetières. Il faut à tout prix éviter une redite de l’année dernière où nous avons atteint le pic d’une centaine de morts à la morgue sans pouvoir nous en occuper correctement », met en garde le médecin qui craint une augmentation des naufrages.
« C’est ce qui nous préoccupe le plus, souligne Romdhane Ben Amor. Il risque d’y avoir une pression migratoire accrue cette année en Méditerranée, et donc nous craignons que la mer ne se transforme une fois de plus en un cimetière à ciel ouvert. »
Lilia Blaise
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