Édition du 19 novembre 2024

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Les milliardaires font main basse sur l’économie du livre

Vincent Bolloré, qui veut racheter Hachette à Lagardère, va céder Editis à Daniel Kretinsky, par ailleurs principal actionnaire de la Fnac, premier libraire de France. Preuve que l’économie du livre est toujours plus concentrée entre les mains de quelques-uns.

3 avril 2023 | tiré de mediapart.fr | Photo : Le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, un nouvel arrivant dans le monde de l’édition. © Photo Thomas Samson / AFP
https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/030423/les-milliardaires-font-main-basse-sur-l-economie-du-livre

Les grandes manœuvres en cours dans l’édition n’en finissent plus de questionner l’avenir de l’économie du livre en France. Depuis que Vincent Bolloré s’est lancé dans le rachat à Arnaud Lagardère d’Hachette Livre (Larousse, Dunod, Calmann-Lévy, etc.), le leader de l’édition, qui pèse 1,1 milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel, beaucoup de petits éditeurs, auteurs et autres libraires se demandent à quelle sauce ils vont être mangés.

Certes, la Commission européenne a contraint le milliardaire breton à revendre, pour des raisons concurrentielles évidentes, Editis (Plon, Robert Laffont, XO Éditions, etc.), numéro 2 du marché – 850 millions de chiffre d’affaires – qu’il possédait depuis 2018. Le pire a donc été évité : que Bolloré ne devienne l’empereur du livre en France en fusionnant Hachette et Editis – ces deux mastodontes concentrent plus de 50 % du top 100 des ventes de livres en France.

Exit ce risque de fusion. Ce n’est pas pour autant que le problème de concentration économique dans le secteur est réglé. Après des semaines de tractations, c’est finalement le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, toujours à l’affût des bons coups, qui est entré en négociation exclusive avec Vincent Bolloré pour reprendre le numéro 2 du marché. In fine, on devrait donc assister à un jeu de chaises musicales entre milliardaires dans l’édition : Lagardère se retirant, Bolloré vendant le numéro 2 pour le numéro 1, et Kretinsky devenant le nouveau dauphin.

Kretinsky rachète tout...

Mais ce jeu sera-t-il à somme nulle pour leurs concurrents ? Pas totalement. En effet, le milliardaire tchèque est en parallèle devenu, avec 25 % du capital, le principal actionnaire de la Fnac-Darty, premier libraire de France. Par conséquent, Daniel Kretinsky – dont l’un des plus influents collaborateurs, Denis Olivennes, présente déjà une émission littéraire sur le service public – va détenir des acteurs majeurs à tous les étages de la chaîne économique du livre : les maisons d’édition Editis, sa filiale de distribution et de diffusion commerciale, Interforum, un des leaders du secteur, et donc la Fnac.

Les librairies indépendantes – qui sont plus de 3 000 en France – s’inquiètent. « Que le propriétaire du numéro 2 de l’édition soit aussi l’actionnaire principal du plus gros vendeur de livres en France est évidemment un souci pour nous », concède Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF). Surtout que si elles ne sont pas en crise, les librairies restent économiquement sur le fil du rasoir : cette étude du cabinet Xerfi montre qu’elles sont parmi les commerces de distribution les moins rentables en termes de revenus nets.

Concrètement, « ce qui poserait problème, ce serait qu’Editis puisse soit réserver à la Fnac l’exclusivité de ses productions, soit faire bénéficier la Fnac de conditions commerciales avantageuses au regard de celles qu’il imposerait aux concurrents », explique Julien Pillot, économiste à l’Inseec (Institut des hautes études économiques et commerciales), spécialiste des sujets relatifs à la concurrence. « Cela pourrait s’apparenter, sans présumer de l’appréciation d’un juge de la concurrence à l’issue d’une instruction minutieuse, à une tentative d’exclusion ou à une discrimination anticoncurrentielle, potentiellement constitutive d’un abus de position dominante », ajoute-t-il.

La Commission européenne a d’ores et déjà été saisie par un groupe d’acteurs économiques du livre, dont le Syndicat de la librairie française, via une procédure de tiers intéressés à la cession d’Editis. « Il y a un certain nombre de risques à évaluer. Il faut voir si cette opération peut faire l’objet d’une demande de la part de la Bruxelles d’“engagement comportementaux” de Daniel Kretinsky », dit Guillaume Husson.

Ces « engagements comportementaux » peuvent en général prendre la forme d’une renonciation à des accords d’exclusivité entre filiales d’un même actionnaire, ou d’un engagement à maintenir des cloisons étanches entre filiales et des relations commerciales constantes avec les concurrents.

Dans l’entourage de Daniel Kretinsky, on assure à qui veut l’entendre qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. « Ces deux investissements n’ont pas du tout le même objet : Editis est un projet industriel avec une stratégie de développement sur le long terme. Et Fnac-Darty n’est qu’un investissement à vocation financière : Daniel Kretinsky en avait déjà 20 % depuis longtemps, mais comme le cours de bourse a baissé, il a racheté des actions, ce qui l’a fait monter au capital », nous dit l’un de ses proches.

Toutefois, « Daniel Kretinsky assure qu’il ne franchira pas le seuil de 30 % : il n’a pas de projet de prise de contrôle de Fnac-Darty et n’a d’ailleurs pas demandé d’administrateur au conseil d’administration. Ce qui veut dire qu’il n’a ni influence, ni information privilégiée sur la situation du groupe. Dans les six mois qui viennent, cette position ne changera pas », ajoute-t-il.

Et dans le cas où « son état d’esprit changerait plus tard et que la Fnac finalement l’intéresserait, il passerait sous les fourches caudines de la Commission européenne et de l’Autorité de la concurrence française, qui vérifieraient s’il y a un problème de concentration », ajoute cette source proche du milliardaire.

Logique financière

Du reste, quand bien même Bruxelles demanderait de menues contreparties à Daniel Kretinsky, on assistera à la confirmation d’une tendance structurelle à la concentration dans le marché de l’édition. Tendance qui a pour origine une logique purement financière. Un tableau rapide pour le comprendre : « Les éditeurs seuls perçoivent environ 30 % du prix d’un livre, mais ils en supportent les coûts de fabrication et tout le marketing. De son côté, l’auteur prend autour de 10 %, et la chaîne diffusion-distribution-vente environ 60 % », explique un éditeur.

Or, l’économie du livre n’étant « pas une industrie en forte croissance, au mieux stable », ajoute-t-il, les actionnaires s’attellent à posséder le plus de maillons possible de la chaîne afin d’extraire un maximum de marges. Ainsi, « en 2020, les quatre premiers groupes [Hachette, Editis, Madrigal, Mediaparticipations – ndlr] représentaient plus de 70 % du chiffre d’affaires sectoriel », peut-on lire dans la synthèse d’une étude de Xerfi.

Les plus grands groupes d’édition possèdent tous leur filiale de distribution et de diffusion commerciale de livres – plus de la moitié de ce marché est entre les mains des seuls Hachette et Editis –, deux métiers clés de l’équation économique du secteur.

La distribution assure en effet « l’ensemble des tâches liées à la circulation physique des livres (stockage, transport, etc.), la gestion des flux entre l’éditeur (ou son diffuseur) et le détaillant (traitement des commandes, facturation, gestion des retours, etc.)  », écrit Xerfi. Et la diffusion « a pour mission de faire connaître les livres des éditeurs auprès des détaillants (présentation des nouveautés) et d’organiser la promotion des livres (campagne de communication, mise en avant en point de vente, etc.) ».

Faire main basse sur ces deux métiers, c’était avoir une position ultradominante par rapport aux plus petits éditeurs et un pouvoir de négociation démesuré pour imposer ses livres et ses conditions tarifaires aux libraires. « Quand vous possédez la distribution et la diffusion, vous maîtrisez tous les flux, donc vous avez un énorme contrôle sur toute la chaîne de valeur du livre », confirme un éditeur important de la place.

Risque de changement de paradigme

En somme, « les grands groupes de l’édition veulent tenir tous les bouts du marché. Mais plus cette tendance s’accentue, plus cela devient inquiétant », estime Frédéric Boyer, qui dirige les éditions P.O.L. En effet, ajoute-t-il, « on en vient à faire des livres qui répondent plus à des exigences de diffusion et de distribution – c’est-à-dire des livres qui puissent être largement diffusés et qui s’écoulent vite, ce qui minimise les stocks – qu’à des choix réellement éditoriaux », remarque Frédéric Boyer.

Cet éditeur a par exemple de plus en plus de mal à faire entendre que la « constitution d’une œuvre littéraire demande de la patience, et donc des politiques de stocks et de diffusion adaptées. Il faut par exemple pouvoir assumer de publier un auteur pendant 10 ans avant qu’un de ses livres rencontre davantage de lecteurs ».

Bref, dans le marché moderne de l’édition, il faut que les livres marchent, et vite. « Certes, ces deux dernières années sont plutôt bonnes pour l’édition française : on a vendu plus de livres. Mais un peu toujours les mêmes : on n’a pas vendu plus de poésie ou de sciences humaines », détaille Frédéric Boyer. Cette tendance « à la “best-sellerisation” du secteur doit nous inquiéter », confirme un autre éditeur. « Nos libraires ne peuvent pas devenir des supermarchés », ajoute-t-il.

C’est pour cela, conclut Frédéric Boyer, « qu’il faut sans arrêt rappeler l’importance de la nécessité de privilégier un écosystème dans l’édition qui puisse respecter la diversité éditoriale. Sinon, on risque d’assister à un changement du paradigme sur le marché du livre en France ».
Mathias Thépot

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