Édition du 19 novembre 2024

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États-Unis

​Pandémie, polarisation et résistance aux États-Unis

Ashley Smith revient dans cet entretien sur la gestion trumpiste de la pandémie et les effets de celle-ci, sur le plan sanitaire comme sur le plan socio-économique. Il analyse ensuite la situation du point de vue des mouvements sociaux (notamment Black Lives Matter), et propose un bilan de la campagne Sanders et de la manière dont la gauche – hors de ce parti capitaliste qu’est le Parti démocrate – y est intervenue. Il conclut enfin en interrogeant les positions de la gauche anticapitaliste vis-à-vis du duel entre Trump et Biden.

26 octobre 2020 | tiré de contretemps.eu

Ashley Smith est membre des Democratic Socialists of America (DSA) à Burlington (Vermont). Il écrit pour de nombreuses revues anticapitalistes anglophones, dont Truthout, Jacobin, New Politics, Harpers, Spectre, Tempest et de nombreuses autres publications en ligne et imprimées.

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Joseph Daher (JD)  : Quels ont été les effets du COVID-19 sur la situation socio-économique des Etats-Unis ?

Nous sommes au milieu d’une catastrophe humanitaire aux caractéristiques propres aux Etats-Unis. Plus de 7 millions de personnes ont été infectées par le virus, plus de 200 000 personnes sont décédées et les experts prédisent que pas moins de 400 000 personnes pourraient perdre la vie d’ici la fin de l’année. La grande majorité de ceux et celles qui sont décédés sont des personnes âgées dans des maisons de retraite, des personnes de couleur et des travailleurs-euses essentiels obligés de travailler durant l’éclosion de la pandémie.

Bien entendu, aucun État-nation capitaliste n’a été épargné par les ravages de la pandémie. Tous ont été contraints par la logique du capitalisme de rouvrir leurs économies afin d’accumuler à nouveau des bénéfices. Mais les États-Unis ainsi que d’autres États également dirigés par des gouvernements de droite comme ceux de Grande-Bretagne, d’Inde et du Brésil ont été particulièrement impitoyables en mettant les intérêts des entreprises avant la sauvegarde des vies humaines.

Aux États-Unis, comme l’a révélé le nouveau livre de Bob Woodward, Rage document, le président Donald Trump a délibérément caché la gravité de la crise et est même allé jusqu’à bloquer un plan élaboré par la Poste pour distribuer gratuitement des masques par courrier.

Trump a mis les profits, sa campagne de réélection et franchement son ego en premier, tandis que la vie des travailleurs-euses et des opprimé.es était relégué au dernier rang.

Depuis le début, il était réticent à soutenir tout confinement et a rapidement fait pression sur les états du pays pour qu’ils rouvrent le plus rapidement possible. Pourquoi ? Parce que l’expansion économique sous sa direction était sa seule chance d’obtenir sa réélection à la présidence.

Ces intérêts économiques et politiques personnels crasses l’ont conduit à nier puis à mal gérer la crise et à rejeter le blâme de la catastrophe sur tout le monde, de la Chine au Parti Démocrate. Il a orienté son discours vers le déni des faits scientifiques, des postures machistes toxiques contre le port de masques comme signe de faiblesse, et un vieux mépris misanthropique pour la classe ouvrière et en particulier les personnes de couleur pour justifier sa mauvaise conduite criminelle.

Pendant ce temps, les corps s’entassent dans les morgues à travers le pays.
 
JD : Qu’en est-il de la situation socio-économique de l’économie états-unienne ? Quels ont été les effets du COVID-19 ?

Il est important de comprendre que l’économie mondiale se dirigeait vers une récession avant même que la pandémie ne frappe. Ses trois puissances – la Chine, les États-Unis et l’UE – montraient déjà tous les signes d’une crise imminente.

Le COVID-19 a donc été le déclencheur et non la cause de la récession mondiale. La pandémie a ensuite exacerbé la profondeur de la récession dans les pays du monde entier. Aux États-Unis, il a forcé les États et les villes à imposer des confinements sur toutes les activités économiques, sauf l’essentiel.

L’ampleur de la crise économique est stupéfiante. Le PIB réel aux États-Unis s’est contracté de 31,7% au deuxième trimestre et de 5% pour l’année. L’effondrement de l’économie a jeté 20 millions de personnes au chômage, portant le chômage à près de 15%.

Aujourd’hui, bien que l’économie ait commencé à se redresser, voyant le taux de chômage tomber à 8%, des millions de travailleur·euses restent sans emploi et font face à des expulsions massives pour ne pas avoir pu payer leur hypothèque ou leur loyer.

Le gouvernement états-unien s’est empressé de tenter d’arrêter la chute de l’économie, comme pendant la récession de 2007. La Réserve fédérale a versé plus de 2,3 billions de dollars dans l’économie, en réduisant les taux d’intérêt, en faisant marcher la planche à billets, en achetant des titres et en accordant des prêts aux banques, aux entreprises et aux gouvernements des États et des municipalités. Le gouvernement fédéral a injecté 2 billions supplémentaires pour maintenir en vie l’économie. Alors que les Démocrates ont obtenu des avantages importants pour les travailleurs-euses, tels que l’augmentation des allocations chômage et des paiements individuels uniques de 1200 dollars par personne, Trump et le parti Républicain ont veillé à ce que l’essentiel du renflouement revienne aux entreprises, maintenant en vie toutes sortes d’entreprises zombies qui, autrement, se seraient effondrées.

Mais, contrairement aux espoirs et aux prévisions de la bourgeoisie, ce plan de sauvetage n’a pas produit une forte reprise. La pandémie en cours a forcé les États et les villes à se confiner de manière temporaire, empêchant un fonctionnement économique normal.

Trump et les républicains ont refusé de créer un autre plan de relance. Ils sont réticents à augmenter la dette et le déficit du gouvernement et s’opposent à l’augmentation des allocations de chômage et des paiements individuels en espèces sur la base du mythe selon lequel cela empêchera les travailleurs-euses de chercher un emploi.

Néanmoins, l’État états-unien a encore une fois sauvé le capitalisme. Mais ce faisant, il a empêché le nettoyage des entreprises non rentables du système, garantissant que nous ne verrons pas une profonde récession suivie d’un fort rebond de la croissance, mais une récession prolongée, avec trop de sociétés produisant trop de choses qu’elles ne peuvent pas vendre à des taux de profit suffisamment élevés.

Ces conditions ont intensifié la profonde polarisation politique dans le pays. À droite, Trump, bien qu’il ne soit pas fasciste, a fait un pas de plus avec son discours raciste sur « la loi et l’ordre » contre le mouvement Black Lives Matter. Il a également donné le feu vert aux formations d’extrême droite et fascistes, qui se développent rapidement au sein de la petite bourgeoisie, une partie de la classe ouvrière et le lumpen prolétariat.

Malgré la gestion désastreuse de Trump de la pandémie et de l’économie, il conserve le soutien d’environ 40% du pays. Cette nouvelle droite est là pour rester, quel que soit le résultat des élections d’automne.

À gauche, la pandémie et la récession ont alimenté la montée en flèche des membres des Democratic Socialists of America (DSA) ainsi que de toutes sortes de formations émergentes à gauche. Ceux-ci forment le noyau d’un nouveau mouvement socialiste dans les milieu des étudiant.es, de la classe ouvrière et de groupes opprimés.
 
JD : Quel est le statut actuel du mouvement Black Lives Matter ? Est-il toujours dynamique ?  

Le mouvement Black Lives Matter de cet été est la plus grande vague de manifestations de l’histoire des États-Unis. Pas moins de 26 millions de personnes ont participé aux manifestations qui ont traversé le pays depuis le meurtre raciste de George Floyd par la police à Minneapolis. La vidéo de son meurtre a ébranlé la conscience et la conscientisation de tout le pays, entraînant une rébellion de masse.

Il s’agit de la deuxième grande vague du mouvement. La première a éclaté en 2014 à la suite du meurtre par des flics racistes de Michael Brown à Ferguson, dans le Missouri et d’Eric Garner à New York, puis a explosé après le meurtre par la police de Freddie Gray en une rébellion à grande échelle à Baltimore, dans l’état du Maryland, qui a forcé la ville et l’état à faire appel à la garde nationale pour imposer l’ordre.

Cette deuxième vague est beaucoup plus grande et, à certains égards, plus radicale que la première. Cette fois, les militant.es noirs ont mobilisé beaucoup plus de soutien de la part des Blanc·he·s que la fois précédente. Des manifestations contre le racisme policier ont eu lieu non seulement dans les zones urbaines noires et autres populations de couleurs, mais également dans les banlieues et les petites villes à majorité blanche du pays.

Cette rébellion multiraciale dirigée par les Noir.es semble en grande partie spontanée, mais dans son noyau on trouve des militant.es des formations nationales et locales. Les militant.es noir.es sont organisés en formations comme le Movement for Black Lives, Critical Resistance et de nombreux autres groupes nationaux et locaux.

Au-delà de ce noyau, il y a un courant de masse organisé de manière informelle de jeunes étudiant.es et travailleurs-euses qui ont lu et discuté des livres antiracistes et organisé diverses actions dans leurs écoles et communautés depuis la première vague de manifestations. En conséquence, il y avait des militant.es préexistants, en attente, armés d’idées et aussi d’affiches, de bannières et de t-shirts Black Lives Matter.

La revendication centrale et radicale du mouvement est de démanteler la police. L’aile gauche du mouvement est très claire sur le fait que l’objectif est l’abolition de la police dans le cadre d’une lutte pour un changement de système à travers une lutte collective de masse dans les rues, les communautés et les lieux de travail.

En revanche, les courants libéraux et le Parti Démocrate visent à contenir ce radicalisme, à redéfinir le « défunding » comme de simples coupes budgétaires dans les services de police, et à le rediriger vers l’impasse de la réforme de la police et de l’investissement accru dans la formation de la police. Les Démocrates espèrent sortir le mouvement des rues et faire campagne pour Biden à l’élection présidentielle. Ainsi, il y a une lutte au cœur du mouvement sur sa politique, ses stratégies et ses tactiques.

Le mouvement a prouvé une fois de plus que la lutte sociale et de classe de masse est bien plus efficace que la politique électorale pour gagner des réformes. Il a remporté plus de victoires en quelques mois que des décennies de vote et de lobbying pour les Démocrates. Il a contraint les villes à réduire les budgets de la police, à expulser la police des écoles de diverses villes et à rediriger les fonds vers les services sociaux et l’éducation.

Malgré ces avancées, nous sommes encore loin d’avoir remporté le démantèlement de la police et encore moins son abolition. Elle continue de brutaliser et de tuer les Noir.e.s en toute impunité. La frustration face à cette situation a forcé peut-être l’action la plus radicale à ce jour – la grève menée par les basketteurs professionnels noirs de la National Basket Association (NBA) – car basée sur la revendication de justice raciale.

Ils ont mis fin aux finales de la NBA et ont déclenché une vague d’actions professionnelles de la part de joueuses de la WNBA (Women National Basket Association) ainsi que d’athlètes dans des sports ayant peu de joueurs noirs comme le baseball et même le hockey. Cette grève multiraciale des athlètes a secoué le pays.

Alors que l’industrie du sport faisait face à des arrêts de travail de plus en plus répandus, l’ancien président Barack Obama est intervenu pour aider à négocier un accord afin que les joueurs de la NBA retournent au travail. Les patrons sportifs ont promis de soutenir le mouvement pour la vie des Noirs et Obama a encouragé les joueurs à aider les électeurs et électrices à voter pour Biden.

À ce stade, le mouvement est en déclin, mais le massacre constant de Noir.es et autres populations de couleurs par la police continue de provoquer des explosions de protestations dans diverses localités. La frénésie sans fin de meurtres des flics garantit que le mouvement explosera encore et encore au cours des mois et des années à venir jusqu’à ce que le changement systémique soit gagné.

Pour l’instant, cependant, la plupart des forces organisées sont entraînées dans les élections d’automne pour faire campagne pour Biden. Mais, loin d’être un partisan du mouvement, Biden s’oppose à sa principale revendication pour le « défunding » de la police. Néanmoins, la plupart ne voient pas d’autre alternative que de le soutenir afin de vaincre Trump.

Pendant ce temps, Trump a diabolisé le mouvement et rallié sa base pour soutenir la police. Il a placé son discours raciste de « la loi et l’ordre », qui fait référence à la célébration par Trump de la police, à la répression des manifestations et à la caractérisation des Noir.es comme de dangereux criminels, au centre de sa campagne de réélection et a axé son discours sur une des pires démagogies suprémacistes blanches de l’histoire de la politique bourgeoise moderne.
 
JD : Y a-t-il d’autres mouvements majeurs ayant une influence ?  

Depuis la Grande Récession, nous avons assisté à des explosions épisodiques de luttes. Celles-ci ont commencé avec Occupy, le mouvement Black Lives Matter, et une poignée de grèves, surtout la grève du syndicat des enseignant.es de Chicago en 2012, qui a inspiré les grèves des enseignant.es les années suivantes.

Depuis son élection, Trump a provoqué un nouveau cycle de protestations en commençant par la Marche des femmes dès le début de son règne. Depuis lors, nous avons vu des manifestations contre ses attaques contre les droits des immigré.es et des musulman.nes et une vague de grève parmi les enseignant.es, à commencer par la révolte des enseignant.es des états rouges en 2018 lorsque des enseignant.es ont fait grève illégalement dans plusieurs états contrôlés par les républicains. Cette révolte a inspiré d’autres enseignant.es qui ont organisé des grèves dans des villes contrôlées par le Parti Démocrate comme Los Angeles, Chicago et Denver.

La pandémie et la récession ont obligé les travailleurs-euses, en particulier les travailleurs -eueses noir.es et de couleurs dans les industries essentielles à prendre des mesures pour protéger leur santé. Les travailleurs-euses des hôpitaux, des écoles, d’Amazon et des usines de transformation de la viande, pour n’en nommer que quelques-uns, ont organisé des manifestations et, dans certains cas, des grèves pour obtenir un équipement de protection individuelle et une prime de risque.

Nous sommes clairement aux premiers stades d’un militantisme croissant après des décennies de recul, de défaites et de désorganisation. Mais les principales institutions de notre côté – les organisations du mouvement social, les ONG et les syndicats – sont fixées sur les élections. Elles subordonnent la construction de la lutte à la politique électorale dans le vain espoir que l’élection de Joe Biden et des Démocrates apportera une solution aux catastrophes du capitalisme américain.

Néanmoins, les inégalités sociales croissantes du capitalisme américain obligeront la base des syndicats et des mouvements à créer des organisations disposées à faire pression pour des niveaux plus élevés de militantisme pour s’attaquer aux patrons et à l’extrême droite. Nous sommes aux premiers stades de toute une époque de crise, de polarisation politique et de lutte.
 
JD : Que reste-t-il du mouvement Sanders ? La gauche a-t-elle pu s’appuyer sur la dynamique de la candidature de Sanders ? DSA ?

La campagne de Bernie Sanders pour l’investiture présidentielle du Parti Démocrate était une des expressions contradictoires de cette explosion épisodique de lutte sociale et de classe. D’une part, Sanders a rassemblé les étudiant.es et les jeunes travailleurs-euses de toutes les couleurs se radicalisant par l’activisme derrière l’idée du socialisme comme alternative au capitalisme. Il a contribué à donner du sens au socialisme pour toute une génération.

D’un autre côté, Sanders a piégé le projet de lutte pour le socialisme au sein du Parti Démocrate. Or ce parti est capitaliste, pas un parti social-démocrate ou un parti des travailleurs/ses. Il est étroitement contrôlé par ses riches bailleurs de fonds, ses bureaucrates du parti et ses politiciens bourgeois.

Sanders qui participait à ce parti a eu deux impacts négatifs. Premièrement, Sanders a détourné l’énergie de la construction d’un nouveau parti dans l’impasse de la tentative de prendre le contrôle des Démocrates. Deuxièmement, en essayant d’obtenir des votes dans ce parti, Sanders a redéfini le socialisme comme le libéralisme du New Deal de Franklin Delano Roosevelt.

Les Democratic Socialists of America (DSA) se sont positionnés comme le principal bénéficiaire à gauche des campagnes de Sanders. Ils sont passés d’une organisation moribonde de réformiste vieillissant attaché au Parti Démocrate à une nouvelle organisation jeune de 70 000 socialistes, inspirée par les luttes par en bas et attirée par la version du socialisme de Sanders et sa proposition de réforme sociale comme Medicare for All.

Tragiquement et de manière prévisible cependant, le Parti Démocrate a bloqué les deux tentatives de Sanders de remporter sa nomination présidentielle. En 2016, l’establishment Démocrate s’est rallié à Clinton puis a fait de même avec Biden. En fait, Sanders a fait bien pire en 2020 qu’en 2016, prouvant que si les Démocrates sont heureux de tolérer les gauchistes parmi eux pour les empêcher de construire un nouveau parti socialiste, ils bloquent toute tentative de leur part de prendre le contrôle du parti.

Après sa défaite, Sanders a tenu sa promesse de soutenir le candidat Démocrate et a rallié ses partisans derrière Biden. Pire encore, il donne à Biden un lifting, prédisant qu’il a le potentiel pour devenir le président le plus progressiste depuis Franklin Delano Roosevelt.. Toute lecture même superficielle de ce que Biden et ses gestionnaires disent à ses partisans de Wall Street se moque de cette affirmation.
En conséquence, Sanders a largement désorganisé son mouvement et a tenté de le réorienter, ainsi que ses organisations, pour soutenir Biden au mieux en tant que progressiste et au pire en tant que moindre mal pour détrôner Trump. DSA a été mis au défi dans cette nouvelle situation de réorienter l’organisation.

Alors que les sections et les membres de la DSA ont été actifs dans les vagues de lutte, la campagne de Sanders et des campagnes électorales similaires au sein du Parti Démocrate en sont venues à occuper une place centrale pour l’organisation. Alors que la DSA a continué de remporter quelques victoires électorales, en particulier à New York, elle a perdu son orientation avec la défaite de Sanders.

La fixation sur les échéances électorales a amené les organisations au sein du DSA à se détourner des objectifs principaux et des nouvelles vagues de lutte. Par exemple, alors que ses membres se sont joints aux manifestations Black Lives Matter, DSA en tant qu’organisation nationale et la plupart de ses sections n’ont pas joué un rôle de premier plan dans le mouvement.
 
JD : Comment la gauche aux USA se positionne-t-elle pour les élections présidentielles ?

L’élection présidentielle de novembre n’est pas ce que la gauche et la DSA attendaient. Beaucoup, à tort, s’attendaient à ce que Sanders remporte la nomination Démocrate. Désormais, DSA et la gauche font face au piège peu attrayant et classique d’une élection entre un républicain de droite, Trump, et un Démocrate de l’establishment, Biden, qui s’est engagé à restaurer les normes bourgeoises par le biais d’un gouvernement d’unité nationale.
Face à ce « choix », la gauche se divise en trois courants principaux. Premièrement, la gauche libérale est complètement pour Biden avec divers degrés d’illusions dans son programme. Certains se trompent en pensant qu’il sera aussi progressiste que le prétend Sanders tandis que d’autres votent plus sobrement pour lui en sachant parfaitement qu’il s’agit d’un capitaliste néolibéral, mais qu’il est le seul moyen de pousser Trump vers la sortie.

Pour la gauche socialiste, le courant principal est celui qui accepte la position traditionnelle du moindre mal. Le meilleur de ce courant est de promettre de faire campagne et de voter pour Biden, puis de le combattre dès le premier jour, tandis que d’autres sèment l’illusion qu’avoir Biden à la Maison Blanche facilitera l’obtention de réformes progressistes.

Un petit courant de socialistes révolutionnaires, dont je fais partie, se prononce contre ces deux positions. Nous soutenons que vous ne pouvez pas combattre le plus grand mal en votant pour le moindre mal pour trois raisons. Premièrement, une fois que la gauche accepte le choix et s’aligne derrière le moindre mal, nous sommes pris pour acquis et nos demandes sont ignorées.

Deuxièmement, si et quand le moindre mal l’emporte, la gauche qui a soutenu ce mal sera tentée de coopérer avec lui au pouvoir, certains allant même jusqu’à rejoindre l’administration, et d’autres qui restent à l’extérieur en lui offrant « un état de grâce » en espérant qu’il fera quelques réformes. Cela laisse l’extrême droite comme seule opposition.

Dans ce cas, la gauche sera tentée de défendre l’administration, achevant la cooptation et la neutralisation de la gauche. Pendant ce temps, le moindre mal au pouvoir conclura des accords avec le plus grand mal. Biden a fait sa carrière en concluant de telles accords pourris.

Troisièmement, faire campagne pour le moindre mal n’est pas une décision individuelle mais collective aux conséquences énormes. Si la gauche soutient Biden, cela aidera et encouragera les bureaucraties qui contrôlent les syndicats, les organisations de mouvement social et les ONG à rediriger le temps, l’argent et l’énergie des militants de la construction de la lutte pour combattre ce que nous voulons et faire voter pour ce que nous ne voulons pas – un moindre mal néolibéral.

DSA en tant qu’organisation principale de la gauche est partagé entre tous ces courants. Il est interdit en tant qu’organisation d’appuyer Biden par la résolution « Bernie or Bust » qu’elle a adoptée lors de sa dernière convention. Mais les membres de certains de ses caucus font activement campagne pour Biden et beaucoup sinon la plupart de ses dirigeant.es et membres voteront individuellement pour Biden, même s’ils et elles se méfient ou le méprisent.
 
JD : Quel a été votre réaction après le débat entre Donald Trump et Joe Biden ?

Ce n’était pas un débat. C’était un spectacle qui symbolisait la dégénérescence de la classe politique qui « dirige » le capitalisme états-unien. Trump était entièrement responsable de la débâcle. Il voulait un match de lutte professionnelle et en a obtenu un. En voyant qu’il perdait, il a opté pour une stratégie de chien enragé contre Biden pour le faire sortir de sa stratégie en l’interrompant avec des insultes personnelles, une tirade de mensonges et de distorsions, et des appels grossiers à la base de l’aile droite du Parti Républicain.

Parmi toutes les diatribes de Trump, deux étaient très importantes pour nous au niveau de la gauche. Premièrement, il a appelé les « observateurs du scrutin » à harceler les gens à l’isoloir. Deuxièmement, il a non seulement refusé de condamner les suprémacistes blancs, il les a soutenus en appelant les Proud Boys à « prendre du recul et à se tenir prêts », ce que le groupe a maintenant adopté comme devise. Trump a ainsi continué à donner son feu vert à la croissance des « justiciers » d’extrême droite et des milices fascistes.

Biden, de son côté, a tenté de se positionner comme chef d’État compétent, capable de gérer les multiples crises qui ont éclaté sous la mauvaise gestion de Trump, de la pandémie à la récession, au soulèvement contre le racisme policier et au désastre climatique. Mais, et cela échappera aux gens terrifiés par Trump, Biden a viré à droite, voulant attirer la classe moyenne et les électeurs centristes hésitant à voter pour lui ou Trump. Il a ouvertement rejeté le Green New Deal, Medicare for All et la définancement de la police, démontrant l’illusion de toutes les affirmations faites par ceux comme Sanders selon lesquelles Biden a le potentiel d’être le président le plus progressiste de l’histoire récente.

Biden est ce qu’il est – un défenseur en déclin du capitalisme néolibéral et un opposant avoué au socialisme. Loin d’être un frein à la droite, Biden et ses politiques ont créé les conditions qui ont conduit à la montée du trumpisme et de la droite – une inégalité de classe massive, un État providence ravagé, une infrastructure en décomposition, une oppression institutionnelle intensifiée et toute la frustration politique, la colère et le désespoir qui s’aggravent dans ces conditions. Trump et la droite offrent des solutions réactionnaires à ces vrais problèmes dans la vie des gens.

L’élection de Biden n’arrêterait donc pas la montée de la droite car il maintiendra ces conditions. Et Trump, s’il perdait, ne sortirait pas de la scène de l’histoire, mais rallierait la droite sur l’affirmation qu’un « régime socialiste » a volé les élections, créant un mouvement de style Tea Party encore plus à droite avec des éléments fascistes armés en son sein. Et si Trump parvient à gagner soit à travers une victoire par le collège électoral, soit en la volant par des contestations judiciaires devant les tribunaux qui seraient ratifiés par une Cour suprême truquée, il dirigera une droite encore plus enhardie contre la gauche, les syndicats et les personnes opprimées qui n’auront d’autre choix que de se battre pour leur survie.

Cela dit à propos de Biden, il a gagné le débat, non pas en faisant quoi que ce soit, mais simplement en surmontant le barrage d’attaques de Trump et en ne s’évanouissant pas. Trump a très probablement raté sa chance d’inverser la dynamique de l’élection et au contraire a rendu sa défaite encore plus probable. Il n’a rien fait pour convaincre les électeurs centristes hésitants ; ils-elles tendent plus que jamais vers Biden.

Mais, et tout le monde à gauche devrait être clair à ce sujet, Trump est un danger pour les droits démocratiques. Il a ouvertement appelé ses partisans de droite à harceler les électeurs et électrices, a menacé l’intégrité de l’élection en rejetant les bulletins de vote par correspondance et a révélé que sa nomination de Barrett à la Cour suprême était entièrement conçue pour garantir une victoire en cas d’élections légalement contestées.

Quelle que soit votre position sur la personne pour qui voter, la gauche doit s’unir aux forces les plus larges possible pour exiger que les Démocrates bloquent la nomination de Barrett, préparent des actions de masse pour la défense du droit de vote, et des manifestations de masse et des grèves au cas où Trump prendrait en otage les élections avec la Cour Suprême comme Bush Jr. l’a fait en 2000. Biden et les Démocrates ne résisteront certainement pas à Trump sans une pression massive d’en bas.

Tout comme Gore en 2000, ils seront prédisposés à accepter la défaite car ils sont engagés dans l’épave appelée la démocratie bourgeoise américaine avec toutes ses institutions réactionnaires, du système bipartite au Collège électoral et à la Cour Suprême. Personne ne viendra nous sauver, il faut compter uniquement sur nous. Il est temps de nous unir et de lutter pour la défense de nos droits démocratiques.

Enfin, au milieu de cette lutte, la gauche doit sérieusement commencer à parler de la construction d’un nouveau parti socialiste comme alternative pour mener des luttes dans les communautés et les lieux de travail et aux urnes. Quel que soit le résultat des élections, nous devrons nous battre pour ce que nous voulons avec une lutte de masse et nous devrons combattre la droite avec des manifestations de masse pour les chasser de la rue et protéger ce qui reste de la démocratie dans ce pays.
 
JD : Quel avenir pour la DSA et plus généralement la gauche aux USA ?

Nous sommes au milieu d’une crise profonde du système capitaliste, avec de multiples caractéristiques interconnectées – un marasme mondial prolongé, une pandémie en cours, le changement climatique et l’intensification de la rivalité inter-impériale entre les États-Unis et la Chine. C’est la crise systémique la plus grave depuis les années 1930.

Aux États-Unis, il se produit une profonde polarisation politique vers la gauche sous la forme du DSA et du nouveau mouvement socialiste et vers la droite sous la forme de Trump au sommet du parti républicain et des rangs croissants des milices d’extrême droite et fascistes organisées. L’establishment capitaliste est de plus en plus orienté vers le Parti Démocrate dans un espoir désespéré de stabiliser ce qui semble être un état et une économie en faillite.

Dans des conditions de profonde récession et de pandémie, les travailleurs-euses et les opprimé.e.s sont poussés à se battre pour leur vie, du soulèvement multiracial dirigé par les Noir.es contre la brutalité policière aux grèves. La gauche émergente devra se fondre dans une force, éventuellement un nouveau parti socialiste, qui peut aider à mener ces luttes par en bas et fournir une alternative pour défier à la fois l’establishment capitaliste du Parti Démocrate ainsi que le parti républicain trumpiste et l’extrême droite.

DSA est le mieux placé pour lancer l’effort de création d’un nouveau parti. Mais ses nombreux courants ne sont pas unis derrière ce projet : certains restent engagés dans le projet de Sanders de reprendre le Parti Démocrate ; beaucoup espèrent utiliser la ligne de scrutin du Parti Démocrate pour constituer une force de politiciens-ennes élu.es afin de lancer éventuellement un nouveau parti à l’avenir ; et la plupart sont orientés dans une voie électorale vers la formation de ce nouveau parti.

La question sera de savoir si la gauche révolutionnaire à l’intérieur et aux côtés des DSA peut plaider pour une stratégie différente, centrée sur la lutte de classe et la lutte sociale et le travail électoral local indépendant des deux partis capitalistes, dans le but de lancer un nouveau parti socialiste dès que cela sera possible. Tout le monde à l’intérieur de la gauche et de DSA débattent de ces idées actuellement dans la perspective des élections.

Dans le cas improbable bien que possible d’une victoire de Trump, nous sommes engagés dans le combat de nos vies contre une droite enhardie. Dans le cas le plus probable d’une victoire de Biden, nous devrons faire en sorte que DSA s’engage dans une lutte à deux fronts – l’un axé sur le fait de forcer l’administration Biden à livrer ce que nous voulons et l’autre contre une droite beaucoup plus radicale, militarisée et dangereuse que le Tea Party ne l’était sous Obama.

Si Biden gagne, le plus grand danger est que Biden se voie offrir un « état de grâce » par la gauche, ouvrant la porte à la droite pour passer à l’offensive et fixer les conditions de la lutte en politique, dans la rue et sur les lieux de travail. Nous sommes au milieu d’une crise profonde aux proportions historiques, pleine de grands dangers à droite et d’énormes opportunités pour la gauche. Notre avenir est en jeu.
 
Propos recueillis par Joseph Daher. 

Ashley Smith

Collaboratrice à la revue américaine Jacobin. Membre des Democratic Socialist of America (DSA) à Burlington, Vermont, rédactrice régulière de nombreuses publications, dont Truthout, Jacobin, New Politics, Harpers, Spectre et Tempest.

Joseph Daher

Militant révolutionnaire syrien résidant actuellement en Suisse

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