Édition du 17 décembre 2024

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Charte des valeurs québécoises

Entrevue avec Jean Baubérot, sociologue de la laïcité

... je regrette que le Québec risque de se mettre dans ce conflit infernal que nous vivons en France depuis 25 ans.

par Catherine Perrin de l’émission Médium large de Radio-Canada, 11 septembre 2013

Transcription - Presse-toi à gauche !

C.S. : Je pense, Jean Baubérot que vous aviez salué les conclusions du rapport Bouchard-Taylor

Jean Baubérot  : Oui, j’avais salué les conclusions de ce rapport dans la mesure , justement, où il me semblait aller dans le sens d’une laïcité interculturelle ce qui n’est pas le cas du document qui vient d’être publié. Je dirais plutôt que ce document fait un pas en arrière. J’entends bien les arguments de Guy Rocher qui sont des arguments importants et intéressants mais, moi, je dirais qu’il y a une confusion entre sécularisation et laïcité. En France, les religieux et les religieuses au moment de Vatican II ont retiré leurs habits. Mais tout cela s’est fait volontairement parce qu’il y avait une sécularisation interne du catholicisme. Et la laïcité n’a rien eu à voir avec cela. Elle n’a pas exigé l’abandon des vêtements religieux. Et en France, il y a des curés qui remettent soit un col romain, soit la soutane. Ils le font comme ils veulent. Il ne faut pas confondre. La laïcité, c’est au contraire, la possibilité de vivre ensemble pour les gens qui ont des rapports différents à la sécularisation.

Et la sécularisation, elle, se fait d’autant mieux qu’elle est volontaire. Quand on cherche à l’imposer politiquement, alors on est contreproductif. Les gens se rétractent et réagissent. La seconde chose, vous avez très bien dit que les vêtements parlent mais pas seulement au niveau religieux. Quand on porte un vêtement d’une marque, est-ce qu’on va dire qu’on fait de la publicité pour cette marque ? Et donc qu’on n’est pas neutre ! Parce que là on nous parle de prosélytisme silencieux et passif. Mais porter des vêtements de marque, c’est de la publicité qui en fait est passive. Cette focalisation sur le vêtement, cette obsession du paraître, alors que ce sont les comportements qui sont importants. J’entends bien que l’État doit être neutre pour être laïc. Il doit être neutre en ce sens qu’il doit être impartial, être un arbitre, et donc, ses agents doivent être impartiaux. Ils doivent être respectueux de toutes les convictions. C’est leur comportement qui doit être laïc et leurs habits, c’est quand même secondaire.

C.P. : D’un autre côté, il y a l’exemple de la France. Il y a beaucoup de gens qui disent qu’on s’est inspiré un peu du modèle français. Mais ça, cela ne vous rend pas automatiquement heureux vous ? Quels sont les écueils sur votre terrain à vous auxquels on s’est heurté ?

J. B. : Moi, justement, quand j’ai fait cette enquête au Québec, ce que j’ai remarqué, c’est que les Québécois réussissaient mieux que les Français parce que la médiation marchait bien au Québec. Évidemment, il y a eu quelques affaires dites des accommodements raisonnables. On a vu ce qui avait fait problème, ce qui avait fait conflit. Mais, en fait, ce que j’ai constaté, c’est qu’il y avait toute une réalité de non-événement parce que toutes les choses se résolvaient par la médiation. Et ce résolvait grâce à des accommodements raisonnables. Tandis que la France, depuis 1989, est dans le conflit. Elle s’est mise dans un engrenage où à chaque fois qu’on prend une nouvelle mesure, le conflit enfle et le fait que le conflit prenne de l’ampleur justifie une nouvelle mesure. Etc... C’est un cycle infernal. Et je regrette pour ma part que le Québec mette le doigt dans cet engrenage parce que l’exemple de la France montre que c’est une impasse.

C.P. : Jean Baubérot, vous êtes sans doute au courant, Gérard Bouchard et Charles Taylor se sont prononcé. Ils sont déçus de cette Charte des valeurs québécoises. Cependant, Gérard Bouchard souligne que l’encadrement des accommodements raisonnables, c’est peut-être quelque chose de souhaitable et qui demandait des balises et qu’on pourrait peut être arriver à un consensus à ce sujet. Est-ce que vous êtes d’accord à ce propos.

J.B. : Je suis d’accord qu’il y ait des balises. Mais j’ai souri quand j’ai entendu le ministre dire enfin il y a des balises car les balises qui sont indiquées sur la contrainte excessive sont celles qui existent déjà juridiquement. C’est une sorte de tromperie. On fait croire aux gens qu’on va mettre des conditions aux accommodements raisonnables alors que ces conditions, elles existent déjà. Un accommodement n’est pas un accommodement raisonnable s’il va contre la Charte des droits et libertés. C’est une espèce de bluff du politique qui dit : on va dire aux tribunaux comme ils doivent faire, comment ils doivent rendre leur jugement. D’abord, c’est contre la séparation des pouvoirs. Et si l’on veut la séparation de l’État de la religion, il faut aussi la séparation du judiciaire et du politique. Et deuxièmement, je dis que c’est un coup de bluff pour impressionner les pure-laine. En fait, ces balises, elles existent déjà. L’accommodement doit être raisonnable. C’est déjà le cas. Il doit être raisonnable. Il y a des balises sur les contraintes excessives. Quand on dit : enfin on va donner des balises, c’est un peu ridicule.

C.P. : En France, est-ce que les élus ont droit de porter des signes religieux ? C’est une chose qui a surpris beaucoup de gens ici de voir que dans cette Charte des valeurs québécoises, ceux qui auront le droit de continuer d’arborer leurs symboles religieux, ce sont les élus à tous les paliers.

J.B. : Écoutez, en France, il y a deux exemples célèbres, le chanoine Khir qui a créé l’apéritif du même nom et l’abbé Pierre qui sont allés au parlement en soutane. Et la France était déjà laïque depuis 50 ans et cela n’a pas posé de problème. On ne leur a pas dit, la loi de 1905 vous empêche d’aller au parlement en soutane. Et moi, ce que je remarque, c’est que non seulement les élus pourront continuer mais surtout le crucifix à l’assemblée nationale. Ça, c’est le comble et cela montre bien qu’on est laïc pour les uns mais pour les autres, on est dans une logique différente. Parce que là, alors, on est au cœur de la décision politique, au parlement et que le parlement prenne cette décision, si on veut un symbole, en voilà un qui est très fort et qui parle et qui parle beaucoup. On prend les décisions sous le crucifix. Parler de patrimoine historique, c’est faux parce que ça date de la grande noirceur et c’est une astuce. C’est si vous voulez, c’est comme un magicien qui sort un pigeon de son chapeau en disant mais là il y a religion quand c’est l’Islam ou quand c’est les Juifs ou quand c’est les Sikhs et là quand c’est le catholicisme, c’est le patrimoine historique, donc, on fonctionne de façon différente. Il ne faut pas se laisser pigeonner.

C.P. : Merci Jean Baubérot

J.B. : Ayant dit que le Québec pouvait être une exemple pour la France, je regrette que le Québec risque de se mettre dans ce conflit infernal que nous vivons en France depuis 25 ans.

C.P » Merci Jean Baubérot.

Jean Baubérot-Vincent

Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d’ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu’elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je ?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n’aura pas lieu (FMSH)

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