Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

Vaccinons-nous contre le complotisme

La pandémie de Covid-19 entraîne dans son sillage une autre pandémie, celle du complotisme. Aussitôt on a vu apparaître la thèse du virus fabriqué en laboratoire1 par les Chinois, tandis qu’en Chine, certains accusent les États-Unis !2

photo et article tirés de NPA 29

Ce n’est pas seulement un phénomène spontané dans la population, des politiciens le plus souvent nationalistes n’hésitent pas à propager ces rumeurs, comme des conservateurs aux États-Unis3, le régime iranien qui parle de complot israëlo-américain4, ou encore Marine Le Pen qui surfe sur la thèse du virus fabriqué volontairement5.

Le complotisme n’est évidemment pas né avec le Covid-19 en fin 2019. Mais les grandes crises favorisent la diffusion et la réceptivité à ces discours, ce qui oblige les militant·es à redoubler de vigilance.

Mais pour mettre directement les pieds dans le plat : qu’est-ce qui relève du complotisme ? Douter de ce que dit BFM, n’est-ce pas le début de l’esprit critique ? Ne pas croire béatement tout ce qu’on nous dit est bien sûr une bonne chose.

Nous avons toutes et tous assisté aux mensonges des communicants de l’Élysée, que les gens ont de suite compris : « Pénurie de masques ? On va dire que ça ne sert à rien. Finalement la situation nous échappe ? Oubliez-ça, et mettez-vous à coudre des masques ».

Pareil sur le confinement, les gouvernements voulaient surtout pouvoir l’éviter, parce que c’est un coup dur pour la croissance et les profits. Quand ensuite notre Edouard Philippe martèle qu’il n’y a eu aucun retard dans le confinement6, il est tout à fait logique que sa crédibilité soit de zéro.

Dans ces petites manœuvres politiciennes, il n’y a au fond rien de mystérieux : des déformations de faits dans le sens qui arrange les intérêts des capitalistes. Mais les mots sont importants : la déformation, ce n’est pas la même chose que l’invention ou la censure de faits.

Avant la crise, il n’y avait effectivement pas de consensus scientifique sur l’importance ou non d’équiper toute la population de masques, surtout dans l’exemple d’une grippe classique7. Au début de la crise, l’expérience des autres pays, touchés plus tôt aurait dû conduire plus vite à des mesures fortes. Le capitalisme avec au centre de sa logique la profitabilité, et donc le maintien de l’économie, a joué contre le principe de précaution.

Pour étouffer des faits flagrants à la 1984, il faut une puissance tyrannique exceptionnelle. Le fait de cacher des choses graves à une population entière est très difficile, même dans des pays avec un pouvoir en place très autoritaire. Même en Chine, où les autorités ont d’abord contredit et réprimé le docteur Li Wenliang, la dictature n’a pas pu étouffer bien longtemps le fait qu’une épidémie s’était déclarée. Les totalitarismes ayant le pouvoir de contrôler quasi-totalement l’information, qui hélas existent, sont des choses trop graves pour que l’on fasse des comparaisons à tout va.

Ce ne sont pas des faits alternatifs qu’il faut traquer. 99% du temps, hors situation où les informations circulent dans l’urgence, les grands médias, ne diffusent pas de « faux faits ». Leur idéologie transparaît dans le choix des faits traités, les titres choisis, l’interprétation et les conclusions données. Et 99% du temps, ils croient eux-mêmes à ce qu’ils racontent.

Mais les labos pharmaceutiques, eux, peuvent nous cacher tout ce qu’ils veulent ! Si un secteur de l’économie concentre la suspicion, c’est bien l’industrie pharmaceutique. Pour nous communistes, le seul fait que ce secteur soit privé est particulièrement intolérable : pour le dire brutalement, le revenu de plus d’un million d’euros du PDG de Sanofi8, c’est autant d’argent qui tue (le même argent pourrait se convertir en plus de recherches médicales, ou des prix de médicaments plus bas).

Et tout ce concours de gros milliards chez les capitalistes est connu et étalé au grand jour dans Forbes9 et autre, et ce type de constats bruts n’est pas du tout censuré, même pas par BFM : 26 milliardaires ont autant d’argent que la moitié de l’humanité10. Au fond, le monde est plus cynique et désanchanté que la pensée complotiste ne le voit. Car pour les amateurs et amatrices de complots, plutôt qu’un système froid, il y a un monde peuplé de monstres malfaisants.

Non, les capitalistes ne sont pas des empoisonneurs, ou très, très rarement. De nombreux prétendus raisonnements « anticapitalistes » consistent à dire que ces labos ont en fait intérêt à nous empoisonner, par exemple nous rendre malades pour nous vendre ensuite le remède. La cohérence est rarement au rendez-vous, par exemple dans les discours anti-vaccins : les traitements sont en fait la plupart du temps bien plus chers que les vaccins11, donc si un complot devait être choisi par les labos, ce serait plutôt celui de cacher l’existence d’un vaccin.

En revanche, vu les coûts pour l’État (et la sécurité sociale) et pour les autres patrons (qui subiraient plus d’arrêts maladie…), l’intérêt global des capitalistes est de vacciner la population, pour qu’elle ne tombe pas massivement malade. Pour la même raison, si les vaccins causaient plus de ravages sur la santé que les fléaux qu’ils ont endigués (rougeole, polio…), quel serait le calcul économique si rationnel derrière ?

Les versions de complotisme les plus extrêmes vont jusqu’à affirmer que l’on empoisonne volontairement la population, cauchemar que l’on retrouve chez les pourfendeurs de chemtrails, HAARP, 5G…

Pourtant, on comprend alors mal comment les capitalistes pourraient être immunisés à ces « empoisonnements » massifs. Pour trouver ce qui s’en rapproche le plus dans la réalité, on peut trouver des exemples, rares, et déjà bien assez horribles :

le projet MK Ultra mené par la CIA entre 1951 et 1975, qui visait à trouver des méthodes de manipulation mentale en faisant des tests sur des sujets non volontaires dans des universités ;
moins connu et pourtant bien pire : l’étude de Tuskegee sur la syphilis (Alabama entre 1932 et 1972)12. Les autorités ont observé l’évolution de la syphilis sur des communautés de Noir·es trop pauvres pour se soigner, jusqu’à la mort éventuellement (auquel cas on leur promettait 1000 dollars…).

Ce qui devait arriver arriva : des projets qui nécessitent autant de personnes impliquées doivent finir et ont fini par être dénoncés par des gens impliqué·es dedans. Un projet ne peut rester secret sur la durée que si ceux et celles qui y participent sont convaincu·es idéologiquement du bien fondé du mensonge13.

Plus un complot est scandaleux, plus il est improbable. L’implication d’un gouvernement ou d’une multinationale dans un mensonge d’ampleur signifie que toute une chaîne de commandement consent à ce secret : non seulement le machiavélique conseil des actionnaires, mais aussi les cadres intermédiaires, l’informaticienne de l’entreprise qui accès à tout le réseau, le secrétaire qui a rangé les documents…

Critiquer les théories complotistes n’est pas nier qu’il peut exister des complots, ou, plus souvent, des opérations ponctuelles sciemment cachés au grand public. La CIA, sans doute une des principales responsables du complotisme au 20e siècle, a participé à de nombreuses conspirations (coups d’État de 1953 en Iran, de 1954 au Guatemala, de 1973 au Chili…), de même que les barbouzes de la Françafrique.

La diplomatie des grandes puissances impérialistes repose aussi beaucoup sur la discrétion, car leur intérêts sont peu reluisants et car les États veulent cacher leurs atouts à leurs rivaux. Mais même si les modalités précises (type « clauses secrètes ») sont cachées, les intérêts en question, tout ce qu’il y a de plus prosaïques, sont décryptables, et trouvent même des justifications dans les idéologies nationalistes.

Version soft : un scandale sanitaire honteusement caché ? Il n’y a pas besoin d’être « un·e complotiste » pour tendre l’oreille à des suspicions plus softs envers les autorités politco-médicales. Après tout, l’utilisation de l’amiante a été justifiée officiellement bien après que l’on connaisse ses dangers. Pourtant si cela doit enseigner quelque chose, c’est bien que le consensus scientifique existait depuis bien longtemps, qu’il avait raison contre les intérêts capitalistes.

Le « consensus scientifique » n’est pas quelque chose de mystique et d’infaillible, puisqu’il évolue, mais il se trouve que nous n’avons pas de meilleur indicateur de vérité dans un domaine donné. C’est un indicateur qualitativement plus fiable qu’un seul scientifique pris isolément. Pourtant, de nombreuses personnes, par méfiance envers l’institution, vont donner bien trop vite leur confiance à un scientifique qui s’élève seul contre tous14 (le Pr Raoult ! le Pr Montagné ! le Pr Fourtillan !)…

Le complotisme exprime de façon déformée une conscience de classe, tout en constituant un obstacle sur son chemin. Les statistiques montrent que la prégnance du conspirationnisme est très liée à la classe15. Les dirigeants, et les grands patrons sont moins conspirationnistes : ils se connaissent et savent que les seuls complots de leurs collègues sont pour gagner des parts de marché.

Contrairement à ce qu’une petite musique méprisante laisse entendre, ce n’est pas le manque d’éducation qui est la cause première du complotisme plus répandu chez les travailleur·ses16. Comme le dit le cogniticien Nicolas Gauvrit, « on peut arriver à un esprit conspirationniste en raisonnant très bien, en partant simplement de l’idée qu’il y a beaucoup de complots dans le monde. »17 Or, on accepte plus souvent ce postulat si l’on est plus exposé aux injustices criantes, si l’on sent confusément que « quelque chose ne tourne pas rond », et qu’on se sent très différents de ceux qui gouvernent.

On pourrait se dire qu’au fond, les superstitions présentes au sein de notre classe importent peu. Mais le complotisme pose des problèmes d’ordre stratégique :
Dans le fonctionnement du capitalisme, les complots sont des épiphénomènes. L’exploitation ordinaire peut s’en passer. Si l’on se met à croire que nous sommes gouverné·es par une clique malveillante, on peut en déduire qu’un simple remplacement de ces gens suffirait.

S’enfoncer dans le complotisme conduit souvent plus à un repli individuel (passer des heures à chercher une pseudo-vérité sur des sites internet louches) et à un mépris envers les « moutons », voire à la résignation (ils sont tout puissants de toute façon) qu’à la lutte collective.

Le fait que la définition de « l’élite secrète » ne repose pas sur des critères objectifs, comme dans la vision marxiste, laisse la porte ouverte à toutes les désignations imaginables de boucs émissaires. En creusant à partir de n’importe quelle porte d’entrée sur les blogs et autres sites conspirationnistes, on peut finir par trouver n’importe quelle connexion avec n’importe quoi, et ce phénomène n’a rien de nouveau : la théorie du complot juif a ainsi été fusionnée un nombre incalculable de fois (du « compot judéo-maçonnique » au « judéo-bolchévisme » ou encore chez ceux qui les voient derrière le grand remplacement).

Il ne s’agit pas ici d’accuser sans transition la ou le moindre camarade ou collègue qui partage un contenu douteux d’être un fou furieux fasciste. Et il faut garder nos distances avec l’anti-complotisme quasi-institutionnel à la Rudy Reichstadt (conspiracywatch) qui plonge à plat ventre dans le mépris de classe.

En revanche, nous qui appelons à cimenter une classe contre une autre, et qui appelons à nous émanciper de l’idéologie dominante, nous avons l’obligation d’apporter une vigilance particulière sur ce point.

Lundi 11 mai 2020

https://npa2009.org/

NPA

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