Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Forum Social de Dakar

Une première évaluation du FSM Dakar 2011

Je regrette le temps consacré à entendre les « reproches » formulées au cours de la séance de « première évaluation » par le Conseil international. On a entendu la même litanie dans tous les Forums sociaux antérieurs, trop longue, au détriment du débat politique, escamoté. Un comportement qui, malheureusement, rappelle davantage celui de « consommateurs de services » que de militants responsables et solidaires.

1 . Les réseaux du Forum du tiers-monde (FTM) et du Forum mondial des alternatives (FMA), associés au CODESRIA et à ENDA tiers-monde, soutenus par Tansform-Europe, Action, South South Peoples’ Solidarity Network et Mémoire des luttes, ont été visiblement présents et actifs dans l’édition Dakar 2011, davantage sans doute que dans les éditions antérieures du FSM.

Les participants d’Asie et d’Afrique mobilisés dans les tables rondes et conférences organisées par les institutions et réseaux concernés ont sans doute réuni une bonne majorité des Africains et Asiatiques qui sont intervenus au cours du FSM Dakar 2011. Ces tables rondes et les conférences ont été suivies par un bon nombre de participants (plus de 200 en permanence), sans désemparer pendant quatre jours (du lundi au jeudi inclus) de 9 heures du matin à 19 heures. Des participants d’Amérique latine et d’Europe ont également été présents et actifs au cours de ces quatre journées. La qualité et le niveau des interventions ont souvent été remarquables.

2 . De l’avis unanime, l’évaluation du FSM devrait porter d’abord sur la question des progrès politiques du Forum, et ensuite, sans en aucune manière en réduire l’importance, sur les questions d’organisation et d’intendance.

3 . La question politique centrale posée est la suivante : enregistre-t-on, d’une édition du Forum à l’autre, des progrès dans leur capacité politique de mobiliser les forces majeures en lutte qui participent activement à la transformation du monde, pour la construction « d’un autre monde » – meilleur ?

4 . Mon appréciation personnelle nous invite tous à faire preuve de modestie. Non, les forces majeures engagées dans les grandes luttes de notre temps sont rarement présentes dans les Forum sociaux. A titre d’exemple illustratif, on peut citer les cas de la Tunisie et de l’Egypte dont les mouvements populaires gigantesques ont occupé le devant de la scène pendant le déroulement du FSM Dakar.

Peu des organisations et des réseaux – peut-être aucun d’entre eux – qui ont joué le rôle décisif dans ces deux pays avaient entendu parler des Forums sociaux. On pourrait très certainement multiplier les exemples pour chacun des continents de la Planète. Sans doute ces mouvements en lutte trouvent-ils un écho enthousiaste chez beaucoup de participants des Forum sociaux. Les ovations accordées aux peuples tunisien et égyptien en lutte en témoignent.

Il me paraît donc difficile de conclure que, au cours des dix années de leur déploiement, les Forum sociaux ont réalisé des progrès dans leur capacité de mobiliser les mouvements majeurs en lutte au rythme requis par l’urgence des défis. En dépit des progrès, les FSM restent, me semble-t-il, à la traîne, toujours « en retard » par rapport aux progrès enregistrés sur le terrain par les luttes.

Ce jugement, même s’il peut paraître sévère, ne signifie pas que la tenue des FSM constitue un évènement négligeable. Le seul fait de la rencontre, à l’échelle mondiale, d’un certain nombre de mouvements (même s’il ne s’agit pas des mouvements les plus actifs sur le terrain) est d’autant plus positif qu’il n’y a guère d’autres occasions similaires.

D’autant que les mouvements qui participent aux FSM sont certainement parfaitement légitimes par leur intervention pour la défense des droits démocratiques des travailleurs, des femmes, des peuples, pour la promotion d’un autre développement respectueux de la nature etc. Et cela même si ces mouvements demeurent toujours trop fragmentés. Il me semble néanmoins que des progrès ont été réalisés dans la prise de conscience des exigences de la construction de convergences, dans la perspective de donner au mouvement d’ensemble une stratégie d’action efficace. Le FSM Dakar me paraît, sous cet angle, s’être inscrit dans cette progression.

L’une des raisons majeures probables qui explique la présence faible des grands mouvements en lutte est financière. La participation aux FSM coûte cher. Les ONG qui disposent souvent de moyens importants mis à leur disposition par les agences internationales et celles de la « coopération » des pays nantis sont, de ce fait, naturellement sur-représentées en comparaison avec les autres.

5 . Les questions d’organisation et d’ « intendance » sont importantes, et les déficiences enregistrées sur ce plan ne doivent pas être exclues de l’évaluation.

Sur ce plan, il me paraît que le FSM Dakar 2011 n’a pas été « plus mal » organisé que d’autres. D’autant que le budget réuni pour sa réalisation (et bravo pour Taoufik d’être parvenu, par des efforts inouïs, à en avoir rendu possible la collecte) a été largement inférieur à celui qui a pu être dépensé dans d’autres FSM.

Je me tiens ici à féliciter les comités d’organisation sénégalais et africain. En fait, ce Forum me paraît avoir été moins déficient au plan de son organisation que d’autres, tenus dans des pays considérablement plus favorisés.

J’adresse également mes remerciements à l’Université Cheick Anta Diop de Dakar et au gouvernement du Sénégal qui ont largement contribué à faciliter notre tâche.

La marche de Dakar a rassemblé 70 000 participants (estimation de la police, rarement généreuse sur ce point), soit beaucoup plus que prévu.
En dépit de cette affluence je dois dire que, au moins pour ce qui est des activités organisées par nos réseaux « agglutinés », comme on dit dans le langage des Forums sociaux, cette organisation a été parfaite. Nous avons tenu 36 heures de discussions ininterrompues (qui ont rassemblé, je le rappelle, la majorité des intervenants d’Afrique et d’Asie), sans accroc, dans les mêmes bonnes salles, assistés par une interprétation qui n’a pas fait défaut (grand merci aux Babels).

Le déroulement du FSM dans le même lieu – l’Université – a permis d’éviter le malheur qui a frappé d’autres Forum sociaux, disséminés dans des villes tentaculaires, imposant de longs déplacements, sans, de surcroît, avoir la certitude d’arriver à bon port ! Bravo pour Dakar, ville pourtant moins opulente que celles où d’autres Forums sociaux ont été tenus.

De ce fait, je regrette le temps consacré à entendre les « reproches » formulées au cours de la séance de « première évaluation » par le Conseil international. On a entendu la même litanie dans tous les Forums sociaux antérieurs, trop longue, au détriment du débat politique, escamoté. Un comportement qui, malheureusement, rappelle davantage celui de « consommateurs de services » que de militants responsables et solidaires. La sur-représentation des ONG qui disposent des moyens financiers leur permettant de participer à toutes les réunions – nombreuses - du Conseil international devrait faire réfléchir aux voies et moyens d’en limiter les effets négatifs, qui portent atteinte à la crédibilité des FSM.

* Samir Amin est analyste politique et écrivain. Directeur du Forum du Tiers-Monde à Dakar (Sénégal). Président du Forum mondial des alternatives (FMA)

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